Ne m’en voulez pas, le rêve est gratuit

Culture

Préambule
Peut-on dire que ce que j’écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n’en est pas une, j’aurai le mérite d’avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c’est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu’il ne puisse s’embarrasser de trop d’élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d’égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout.

C’était le contenu de mon rêve. C’était aussi celui de tout un chacun qui espérait vivre dans cette sacrée ambiance, se sentant à l’aise, s’estimant «humanisé» par tant d’attention et de bonnes sensations et non ce type «robotisé», «choséfié», médusé, agité, sans esprit et sans âme, vivant les soubresauts de périodes constamment agitées. Hélas, au petit matin, je fus réveillé brusquement par le cri ténébreux des «haut-parleurs», non par le muezzin comme c’était le cas dans mon pays des rêves, un muezzin à la voix douce et mélodieuse qui psalmodiait avec majesté cette bienveillante exhortation à la prière. Car, dans le monde de l’«incontestablement réel», faute de ne pouvoir monter les marches du minaret, nous utilisons une cassette audio pour appeler les fidèles à l’oraison du «Fedjr». Ce réveil m’a contrarié parce que je voulais que le rêve s’éternisât. Je voulais rester encore dans ce pays des justes et de la bonne foi… je voulais rester dans ce pays de rêves. Je voulais me faire plaisir en mettant en valeur mes dons de bon souverain. Je me voyais encore plus juste que les justes. Je me voyais plus cléments que les cléments. Je me sentais plus fort et plus rentable que tous mes pairs, les autres chefs qui frimaient dans la région. Ne n’en veuillez pas, le rêve est gratuit et les moments agréables qui nous réunissaient, il fut un temps, ne sont plus de mise aujourd’hui. Ne dit-on pas que les jours qui partent sont mieux que ceux qui viennent ? Ce sont des moments agréables que j’ai vécus dans mon rêve. Oui, agréables, parce qu’ils m’ont réconcilié avec l’ambiance d’antan où, pareillement que dans ce rêve, je vivais un monde qui ne souffrait d’aucun manque, d’aucune carence. Tout marchait bien, en effet. Le peuple était heureux.
Le calme et la sérénité faisaient partie de son quotidien qui se conjuguait en terme de fraternité, de concorde, de besogne et d’exaltation. Effectivement, ce sont des moments agréables, tellement agréables que j’ai pris goût à ces rêves qui me transportaient loin, très loin, dans des territoires où l’imagination me donnait d’énormes satisfactions. Est-ce peut-être parce que notre quotidien est fait d’ennui, d’embarras et souvent d’inhumanité, ou parce que, nous-mêmes, sommes pétris dans ce moule qui nous fait oublier très vite les adversités pour nous plonger dans d’autres ambiances autrement plus pétulantes ? En effet, il y a un peu de cela, et nous sommes connus pour être des fatalistes, parce que nous surmontons facilement les peines et les malheurs, dans la volition et la résignation. Mais il y a aussi cette obstination qui nous renvoie constamment à l’abrupte réalité que nous affrontons en tentant de nous en délivrer pour ne pas nous adapter à ce sentiment de peur et de culpabilité dont il est encore difficile aujourd’hui de mesurer les dégâts à l’intérieur de notre société. Celle-ci est tenace, parce qu’elle nous rappelle notre brutalité atavique qui nous procure une sensation de virilité et de «redjla», dans le sens algérien du terme. Quant à la réalité que nous affrontons, elle nous est transmise fidèlement par notre subconscient et là… bonjour les dégâts ! Ce n’est plus des rêves que nous gérons pendant ces longues nuits d’hiver, mais des cauchemars que nous subissons difficilement, des cauchemars aux relents d’agressivité et de drame.
Et ceux-là sont perçus comme une menace permanente, à juste titre. Ils deviennent donc, pour les uns, des faux-fuyants pour stigmatiser ce désespoir destructeur, et pour les autres, des persécutions hallucinantes qu’ils doivent exorciser pour se sauver d’eux-mêmes. Ainsi, vont les rêves, vacillant entre cette relation naturelle du subconscient avec la réalité quotidienne et entre l’intimité des individus que nous sommes, avec nos forces, nos convictions et nos déficiences, et les besoins que nous éprouvons tous les jours à l’égard de telle ou telle émotion, de tel ou tel événement. On les raconte constamment, parce qu’on les rencontre tous les soirs, et même tous les jours, lorsque les gens rêvent tout en étant éveillés. Notre monde n’est-il pas ce qu’il a toujours été ? C’est-à-dire ce monde qui ne change pas malgré l’évolution qui le marque, dans ce vaste chantier de recherches, de prospections et de grandes découvertes bénéfiques pour tout ce qui se meut dans notre planète ? N’est-il pas ce monde qui possède encore ses pulsions et ses coutumes d’antan pour ne pas faillir à sa nature, à ses mythes et à ses croyances ? Ainsi, le rêve devient comme la fiction dont le pouvoir qui investit d’abord l’imagination et les sens, libère ensuite l’intelligence et nous aide à poser sur le monde un regard renouvelé, plus lucide, plus serein. Ce monde ressemble étrangement au nôtre, mais, par sa magie nous y circulons en toute liberté et nous le comprenons de l’intérieur ; il nous est transparent, au lieu de nous être opaque, il nous parle, au lieu d’être désespérément silencieux et énigmatique, disait Jean-Pierre Chauveau, en écrivant l’introduction des Fables de Jean de La Fontaine qui, lui-même soutenait : Le vrai charme de maint songe Par leur bel art inventé, Sous les habits du mensonge Nous offre la vérité. Dans le même élan je me permets de vous conter un autre rêve, plus marquant que le premier, parce qu’il s’agit de vous entretenir des faits qui prédominent dans notre environnement immédiat. Je risque de m’allonger, en vous le rapportant. Oui, je vais m’allonger car tout dans ce rêve nous entraîne et nous pousse à en savoir plus.
Il m’a tellement pris qu’à telle enseigne je me fais un devoir de vous répercuter ce message fictif au demeurant, mais tellement réel dans la pratique, parce que je lis dans ses contours l’interprétation de ces mécontentements et de ces injustices que vit notre société, quotidiennement, à travers les épreuves difficiles et les détresses persistantes qu’elle supporte. Suivez-moi et prenez patience, parce que cette fois-ci, il s’agit d’une pièce qui a pour cadre, une vraie salle de théâtre, avec des spectateurs qui se sont improvisés acteurs. C’est un peu comme dans le théâtre de Bertolt Brecht où les spectateurs sont associés, parce que la vie de ce dernier et ses pièces sont intimement liées aux crises majeures de son siècle. Mais, ne m’en veuillez pas si je transgresse quelques dispositions théâtrales, je suis un parfait néophyte dans ce domaine. Ne m’en veuillez pas surtout si je suis quelque peu fastidieux, voire ennuyeux, dans mes tirades, sachez que malgré tout je ne divague pas, que je ne délire pas. Je raconte mon rêve, tel que je l’ai vécu, et le rêve est gratuit, je ne cesse de vous le répéter. Ainsi donc, le rêve se passe dans le royaume des gueux, un vaste pays qui fut hélas très grand par le passé et qui, par la duplicité des siens, s’est retrouvé au bas de la pyramide avec ceux qui ne se mesurent même pas sur l’échelle des valeurs. Ce pays est le nôtre, d’après les protagonistes de cette œuvre théâtrale, et le sujet est tellement passionnant que ces derniers n’ont pu atténuer leur style qui les fait plus percutants et plus envoûtants, tout au long de la pièce, pardon… du rêve. Si vous êtes d’accord, nous allons rentrer de plain-pied dans ce microcosme étrange et voir ce qu’il nous dit simplement, clairement, courageusement, pour nous détendre ou pour nous ébahir, c’est selon. Allons-y et rejoignons un autre monde dans un décor de rêve insolite.

Acte I De la profonde
Berbérie à l’indépendance Les trois coups classiques. Le rideau se lève. L’acteur principal rentre en scène. Il investit ce grand espace qui lui sert de tribune d’expression. Il est debout, au centre du plancher, éclairé par un seul projecteur. Sa tenue ? Quelconque. Une tenue de travailleur de tous les jours. Simple, discrète, sans trop de recherche, mais surtout propre. Son visage ? Une bonne bouille… Une bouille d’un homme de bonne famille. Claire, épanouie mais cependant grave et quelque peu crispée. Veut-il montrer tout son sérieux dans ce rôle principal qui lui a été attribué ? C’est peut-être cela la raison de la contraction de ses traits. Dès le départ, il affiche tout son sérieux. C’est ainsi que l’on s’impose sur scène, c’est ainsi que l’on joue correctement son rôle. De la salle jaillissent des applaudissements d’usage. Un bon présage pour se mettre dans le bain d’une ambiance des grandes rencontres. Les spectateurs se sont levés pour applaudir celui qui va retenir leur souffle pendant toute la durée de la pièce. Ils l’acclament pendant longtemps. Ils tiennent à lui faire cette remarquable ovation, comme pour lui marquer leur soutien et leur considération. Ensuite, le silence. Un bon moment de silence et, place à l’artiste qui, d’une voix grave et pleine d’assurance, s’adresse ainsi à l’assistance : – «Massa el kheir, sayidati, sadati !», dans la belle langue d’El Moutababi, pour tous ceux qui gardent encore cette nostalgie du beau théâtre d’antan, celui des grands, les Rachid Ksentini, Bachtarzi et autres Kateb, Kaki et Alloula… L’artiste salue les nombreux présents dans le théâtre qui attendent cette première représentation d’un spectacle qui s’annonce passionnant, captivant et non moins attrayant.
«Le rêve est gratuit», est l’intitulé de la pièce. En fait, c’est le rêve lui-même qui s’est donné ce titre pour justifier toute une mise en scène, avec des spectateurs, dans un décor de grand jour, en un lieu aussi imaginaire que mythique. Encore une fois, le silence, après les salutations d’usage. L’artiste regarde tout le monde. Il contient la salle. Il fait quelques pas, en avant, en arrière, à gauche, à droite. Il semble hésitant. Il semble chercher quelque chose, quelqu’un dans la salle, peut-être. Il s’approche enfin du bord de la rampe comme pour mieux discerner ceux qui vont le suivre dans ses pérégrinations. Il les fixe avec un regard presque boudeur, fâcheux… inquisiteur. Là, il rentre dans le spectacle. Est-il en train de les dévisager pour lire sur leurs visages cet alibi qui lui donne le droit de légitimer le propos qui va leur lancer ? Est-il en train de les préparer pour subir une chape de plomb, c’est-à-dire ce ressentiment qu’il va jeter aux pieds de cette société repue par tant de sollicitude et de largesses, mais qui n’a pas su être sincère et fidèle, ni même reconnaissante envers ceux qui l’ont gavée ? Peut-être que oui. Peut-être que non. En tout cas, le monde qu’il y a dans cette salle lui donne toutes les raisons pour qu’il soit agressif. Parce que dans un théâtre pareil il y a de tout. Un monde hétéroclite, comme ce troupeau de Sidna Nouh. Un monde comme on en voit partout, maintenant, dans le pays. Un monde impur et difficile, égoïste et indifférent à la fois, sans trop de convictions, traînant péniblement le poids de ses peines, de ses contritions, de ses humiliations et de ses tares.
Un monde qui n’est plus le même, comme celui d’hier, lorsque la bravoure et le respect le désignaient par des qualificatifs autrement plus corrects et plus respectueux. Dans ce théâtre plein à craquer, il y a l’homme, avec toutes ses qualités. Il y a le noble, le travailleur, l’éveillé, l’honnête, le bienfaisant, le prodigue, l’efficace et l’assidu. Ils ne sont pas légion, ces gens-là, de bons crus, mais la clarté et la noblesse de leurs sentiments qui traversent leurs visages radieux les font nombreux. Il sent en eux ces qualités, comme il sent les autres, chez ces pantois qui n’inspirent aucune confiance et qui le regardent effrontément du coin de l’œil. Oui, ceux-là, ces derniers, sont là – excusez-moi pour la lourdeur du style –, ils sont bien là. Car, à côté de ces jeunes et de ces «fils de famille», et partout, il semble distinguer la bête, la brute, le truand, le malfamé, le sale, le corrompu, le voleur, l’hypocrite, le menteur, le perfide, le félon. En effet, ceux-là sont nombreux dans la salle, effectivement, et la fourberie et la fausseté se lisent clairement sur leurs visages. Ils sont là, pareillement, comme dans tous les rassemblements qui charrient des assistances pas trop haussées. Il lui semble, qu’au fur et à mesure qu’il les regarde, tantôt avec indifférence, tantôt avec dédain, ils prolifèrent comme ces bactéries qui se multiplient à vue d’œil.
La marabunta, se dit-il, ces bestioles dangereuses et mortelles qui bouffent tout et qui détruisent tout, en quelques fractions de seconde. Il voit tout ce qu’une société malade peut engendrer comme substance pour se faire mal, pour nuire à sa réputation, pour s’empêtrer dans les abîmes de la désuétude et de la décadence, pour perdre sa crédibilité, son ampleur, son respect, son aura et son influence d’antan, bref pour souffrir encore… longtemps. Son regard se fixe sur un ventripotent, grisonnant, traînant une masse de chair inélégante, balourde. Il le regarde avec la morgue de l’artiste qui passe ses soirées à voir de toutes les couleurs et à envoyer des messages de bonnes manières à des publics poissés, mélangés, timorés, angoissés et quelquefois indifférents et sans âme. Il le regarde avec insistance. C’est l’exemple même, se dit-il, de cette société malade de la peste. Gros et gras – je l’ai dit -, affreux et vilain, ressemblant à ce frustre pacha des contes des mille et une nuits, avec l’intelligence et le savoir-faire en moins, bien sûr, ou à plus dédaigneux que ça… à ce videur de tripot encrassé, malfamé et sans étoile. Il arbore un accoutrement, digne de ces milliardaires grossiers et maladroits, pour qui l’argent n’est pas une denrée rare. Lunettes Cartier tombant sur un nez qui manque d’élégance, supporté par une moustache épaisse et disgracieuse, planté sur un visage boursouflé, et des lèvres, comme gonflées à la silicone, ajoutent de la laideur à ce profil qui n’est pas le modèle de la «beaugossité» et de la finesse. Sur sa cravate, maladroitement nouée, se lit le menu qu’il vient de prendre goulûment et rapidement avant de venir au théâtre. Il est là, lui aussi, pour se donner de la contenance et paraître dans le vent, comme tous les béotiens, les gens de son acabit qui veulent se frayer un passage et se donner un titre au sein de la haute société. Franchement, aucune tenue, si ce n’est l’allure grossière de ces bouseux, devenus brusquement riches, et qui oublient, par un comportement fait d’impertinence et d’effronterie, qu’ils sont et demeurent, pour ceux qui les connaissent fort bien, des «anciens pauvres».
A quelques fauteuils de là, sur la même rangée, un autre énergumène. L’artiste le toise, le jauge et le juge. Et, rien qu’à constater son allure de farfelu et de stupide, il sent qu’il a affaire à un «portafé», un portefaix dans la langue des sept de la Pléiade, ou à un «benitassé», le sobriquet vient de pénitencier et veut dire, dans le langage populaire de chez nous, un gueux, un rustre, un petzouille, un grossier péquenaud qui veut se donner du volume et de l’importance dans un monde qui, en temps normal, ne lui appartient pas. C’est quelqu’un qui vous arbore, sans gêne et sans honte, une figure «galvanisée», (à traduire dans notre dialecte de tous les jours). On ne peut respecter ces gens-là, se dit-il encore, ces gens qui n’ont jamais été à l’école de la connaissance et du savoir être, ces gens à la moralité douteuse et aux mœurs friponnes, ces gens dont les défauts sont érigés en qualités, dans une société qui a perdu ses marques en vivant de bassesse, de complaisance et d’ignominie. A sa droite, une fausse blonde, potelée et rembourrée, lourdement peinturlurée au Gemey, grossièrement coiffée à la Jacques Dessange, gauchement moulée dans une robe de satin qui fait apparaître, à travers le relâchement de ses «amortisseurs», les kilos en plus, preuve matérielle de la sollicitude de son bienfaiteur en des festins de Roi. Elle sent le parfum de Paris à cent mille lieux à la ronde et arbore, comme la désire ce dernier, un décolleté audacieux qui laisse déborder une masse difforme de chair, comme une avant-garde prospère, témoignant ainsi de toute l’opulence et le bien-être dans lesquels elle baigne. Derrière, un autre type de spectateur qui définit aisément ce que veut dire le mot «contraste» au regard de la personne précédemment définie. Dans la légende populaire, on l’aurait décrit comme ce «cadavre qui s’est soustrait aux mains du laveur de morts», car maigrichon, au visage émacié et blafard, aux yeux écarquillés par la peur des lendemains, il semble traîner douloureusement le fardeau de la misère qui lui colle à la peau et qui lui rappelle qu’entre lui et l’extase du bonheur il y a une longue distance à franchir.
Il représente tout ce que l’indigence et l’indifférence résonnent de plus grave et de plus impitoyable dans leur habituel cynisme. Il représente ceux qui ont beaucoup de «manques» dans leur passé, en termes directs, ceux qui n’ont pas pu profiter d’heureuses occasions pour couler des jours meilleurs. Il représente enfin ceux à qui la mort fait moins peur que la pauvreté et le désespoir. A l’observer convenablement, l’on s’aperçoit qu’il fait partie de ceux qui sont mal rémunérés et, plus grave encore, injustement déconsidérés. Mais il est là, au théâtre, avec les autres lui aussi, comme pour s’apprêter à jouer un rôle dans cet espace où tout est permis, où tout se mélange et se contredit. Ce sont les effets du cauchemar, pardon… du rêve et le rêve est fabuleux en même temps que bizarre, surprenant et… bien sûr, gratuit. Au fond, un enfant. Assis entre deux femmes voilées. Il croise les bras, comme dans une classe. Lui a-t-on recommandé d’être sage, de bien se tenir et de suivre attentivement ce qui va se passer sur la scène ? Son visage angélique, ses cheveux bien coiffés et sa tenue des grands jours, traduisent toute l’éducation qu’il reçoit au sein d’une famille équilibrée. Mais son regard craintif ne peut vous laisser indifférent. Il est là, présent plus que n’importe qui, pour agrémenter ce décor baroque où se mêlent l’art et la culture à l’hypocrisie, à la provocation, au déclin et à la dégénérescence de la société. A côté et partout – chose presque inhabituelle –, des jeunes… beaucoup de jeunes, comme s’ils s’étaient donné le mot. Ils sont là, comme on en voit dans les stades, lors de ces derbies qui drainent des foules impressionnantes. Mais c’est un bon signe que des représentants de cette génération soient présents en nombre dans un théâtre qui doit retentir de leurs chants d’espoir.
A-t-il vu cette «clientèle» auparavant si ce n’est l’occasion de ce rêve où tout est permis ? Oui, les spectateurs sont là. Ils sont venus nombreux, certains avec l’espoir de passer un bon moment, dans la chaleur du théâtre, en compagnie d’un artiste qui raconte des histoires, à sa manière. Quelques uns, par contre, plus cyniques et peut-être doloristes, sont venus pour vibrer au rythme des hallucinations qu’ils vivent chaque jour, dans un monde étrange que d’aucuns, hormis les malhonnêtes et les truands, souhaitent le voir disparaître à jamais. D’autres enfin, sont venus consciemment pour affirmer, si besoin est, que le théâtre est là, comme moyen d’expression, pour dénoncer dans le style qui lui est connu ce monde étrange qui contamine et pollue la société par ses méfaits. Déjà, avant la levée de rideau, les différents «mondes» qui remplissent la salle devinent que quelque chose d’inhabituel va se passer dans cet espace réservé aux surprises et à l’émerveillement. En effet, des surprises, car la pièce en elle-même ne sera pas jouée comme prévu. Elle sera modifiée, retouchée, enrichie par toutes les interventions qui vont pleuvoir sur l’artiste et auxquelles il sera contraint de répondre. Effectivement, tout de suite après les salutations d’usage, l’artiste se lance dans un incroyable discours, plutôt dans un impitoyable et brillant plaidoyer où il fait l’Histoire du pays, une Histoire remarquablement riche, jamais affirmée dans pareilles circonstances. Il raconte les aïeux et leur glorieuse épopée à travers les âges.
Il parle de leur action dans la région et au-delà, dans ce vaste bassin de la Méditerranée, berceau des grandes civilisations. Il navigue entre leurs passions et leur culture, entre leurs réussites et leurs échecs… Les spectateurs ont les yeux rivés sur l’artiste. Tous sont pris par les propos de cet homme qui va dans la rhétorique des sophistes et l’éloquence des grands tribuns. Les nombreux jeunes qui sont là, seuls ou avec leurs parents, sont admiratifs et emportés par les informations inédites qu’ils entendent pour la première fois. Peut-être n’ont-ils jamais suivi un cours d’Histoire aussi complet, aussi bien dit et savamment argumenté ? En fait, on ne leur parle jamais des prouesses de leurs ancêtres, ni même de ce qu’ils étaient. On a l’impression que ceux qui ont la charge de leur communiquer cette culture ne veulent pas aller jusqu’au bout de leurs efforts et de leurs pensées. On a l’impression aussi qu’ils ne veulent pas que le peuple et notamment les jeunes générations sachent ce qu’étaient leurs aïeuls, ces précurseurs d’une nation, qui ont édifié notre État, depuis la nuit des temps. Oui, depuis la nuit des temps car, même pendant la préhistoire, nous étions là, nous étions bel et bien présents dans ces terres, dans ces montagnes, dans ces vallées, dans ces plaines, dans ce désert qui avait une autre physionomie, avec ses hommes, ses animaux et sa végétation. Nous étions là, sur ces terres qui nous appartiennent. Nous étions chez nous, parce que c’est là que notre peuple a toujours vécu.
(A suivre)
par Kamel Bouchama