«Les Interprètes», de Wole Soyinka

Littérature classique africaine

Prix Nobel de littérature 1986, poète et homme de théâtre, le Nigérian Wole Soyinka est aussi l’auteur de deux grands romans essentiels du corpus littéraire africain dont Les Interprètes, son premier roman paru en 1965.

Qualifié de «roman d’un poète», l’ouvrage mêle le registre poétique et mythologique à la satire sociale et met à nu les forces et les faiblesses de la société nigériane renaissante au terme d’une longue nuit de domination coloniale. «Le livre de l’entrée dans le monde» «Les Interprètes est le livre de l’entrée dans le monde», peut-on lire sur la quatrième de couverture de ce premier roman du Nigérian Wole Soyinka. Une trouvaille d’éditeur qui renvoie, d’une part, au moment précis de la parution de ce livre en 1965, au lendemain de l’accession à l’indépendance du Nigeria. D’autre part, cette entrée dans le monde est aussi celle des personnages de ce roman. Héros problématiques, ceux-ci cherchent à trouver leur place dans la société postcoloniale. Le roman raconte leurs cheminements semés d’espérances et de déceptions dans le Nigeria nouveau. Ils en sont les interprètes.

Qui sont ces interprètes ?
Ils sont cinq : fils d’un pasteur et d’une princesse, le premier, Egbo est fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Il est tiraillé entre la chefferie côtière de son grand-père dont il est l’héritier et son poste de haut fonctionnaire dans la capitale. Sagoe, lui, est journaliste. Celui-ci croit encore aux lendemains qui chantent, mais confronté à la corruption du système en place, il peine à dévoiler le mal qui ronge son jeune pays de l’intérieur. Sekoni, l’ingénieur, construit avec des moyens de fortune une centrale électrique dans un village isolé, mais sombre dans la démence lorsque les chefs de son entreprise récusent ses projets. Quant aux deux autres, Bandele et Kola, ils sont respectivement professeur d’université et peintre. Amis d’enfance, ces cinq se retrouvent au pays, après avoir terminé leurs études à l’étranger. Conscients de leurs potentialités et leurs limites, ils forment une génération spirituelle réunie par leur quête identitaire. Le roman raconte la résolution de leurs dilemmes, à travers des choix individuels qui révèlent surtout l’ambiguïté de leur condition de privilégiés dans une société profondément inégalitaire, marquée par la corruption et la brutalité.

Bonjour et adieu à la négritude
«Le tigre n’a pas besoin d’affirmer sa tigritude : il saute sur sa proie», ainsi parle Wole Soyinka. Sur le plan littéraire, cela se traduit par le refus de la célébration du passé pour mieux s’atteler à la mission, primordiale pour Soyinka, de donner à voir les forces à l’œuvre dans la société africaine contemporaine. C’est ce qu’accomplit brillamment l’auteur des Interprètes qui raconte la dégradation des valeurs morales dans le Nigeria nouveau. Ce rejet du passé n’empêche pas toutefois Soyinka de puiser son inspiration dans la littérature orale du continent ou de se servir des légendes d’autrefois pour parler du présent dans son roman. Nombre de critiques ont souligné l’utilisation que fait l’écrivain des divinités du panthéon yorouba comme grille de lecture des personnages. D’ailleurs, «Panthéon» est le titre de la toile que dessine Kola, l’artiste du groupe des 5, qui a placé son œuvre sous l’égide d’Ogun, dieu yorouba à la fois dionysiaque et apollonien.

Entre satire sociale et poésie Il y a un côté onirique dans Les Interprètes. Ce roman n’a pas d’intrigue centrale à proprement parler. Nous sommes dans un registre résolument moderniste. Les dix-huit chapitres se lisent comme une série de tableaux reliés entre eux par des associations d’idées et d’images métaphoriques. L’action de ce roman, partagée entre Lagos et Ibadan, s’ouvre dans une boîte de nuit où les protagonistes sont engagés dans un débat existentiel, qui traîne en longueur à mesure que la nuit avance et que l’alcool leur monte à la tête. La narration procède ensuite par flashbacks, évocations nostalgiques et projections futuristes. On peut parler de récit introspectif qui convoque le mythologique, le psychique et le spirituel pour évoquer la quête identitaire de ses personnages et au-delà, la résurrection dans la douleur du Nigeria renouvelé au sortir de la colonisation.
T. Chanda
Les Interprètes, par Wole Soyinka. Traduit de l’anglais par Etienne Galle. Présence Africaine, Paris, 1991, 413 pages (collection poche)