Le rêve est gratuit

Ne m’en voulez pas,

Préambule
Peut-on dire que ce que j’écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n’en est pas une, j’aurai le mérite d’avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c’est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu’il ne puisse s’embarrasser de trop d’élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d’égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout.

En effet, l’Histoire, la vraie, doit raconter dans les détails cette occupation par la force d’un pays qui n’espérait que vivre dans la quiétude et l’unité. Elle doit raconter, en expliquant à coups d’arguments et de preuves, que ce n’était pas une guerre, comme toutes les guerres classiques, mais une «croisade pour des traitants», c’est-à-dire le type classique d’une conquête impérialiste. Ainsi, en 1847, l’Émir finit par capituler devant l’ennemi… Là, le vieil instituteur, nous l’avons présenté, coupe l’artiste, en s’excusant à la manière de ces gens éduqués, cultivés, qui se font très rares dans notre pays, tellement le malaise a atteint son paroxysme et envahit notre société pour la corrompre et lui changer de comportement. Il dit avec calme et assurance : – Oui, l’Émir a capitulé. Cela personne ne le nie. Mais il faut quand même dire à ceux qui nous écoutent que l’Émir, le grand Émir, n’a jamais trahi sa cause, son peuple, son pays. L’Émir était contraint d’abdiquer devant la sauvagerie et le mal incommensurable qu’endurait le peuple algérien pendant cette période. Oui, l’Émir n’a pas trahi, comme certains veulent le laisser entendre, pour détourner le regard des jeunes de ce valeureux combattant. L’Émir a fini par succomber, non pas parce que l’ennemi était plus fort en nombre et en armement – la preuve, c’est qu’il lui a infligé de lourdes pertes pendant quinze années de lutte –, mais parce qu’il songeait au sort des siens qui étaient réduits à la famine et forcés à la fuite ou à la reddition.
L’Émir voulait sauver son peuple d’un massacre certain. Le général Rovigo ne décrivait-il pas lui-même des monstruosités, en se targuant d’être revenu d’une opération avec des trophées de guerre ? N’a-t-il pas décrit, avec une parfaite précision, que des têtes coupées et accrochées sur des lances, que des membres arrachés de corps de nos frères mutilés ainsi que des bijoux de femmes qui ornaient encore des mains et des oreilles coupées, furent exposés à la rue Bab-Azzoun ? Cette sauvagerie dont était fier ce sinistre général ne fut-elle pas confirmée dans un rapport français de la commission d’enquête qui notait : «Nous avons dépassé en barbarie ceux-là mêmes que nous sommes venus pour civiliser» ? L’Émir n’a pas trahi, je vous l’affirme ! Même son ennemi, le plus abject, le sanguinaire Bugeaud, lui reconnaissait un grand génie militaire et politique. Il disait : «On peut dire à l’honneur d’Abdelkader que jamais grande insurrection d’un pays contre des vainqueurs n’avait été mieux préparée et mieux exécutée». Cette fois-ci, c’est un jeune qui se lève et, d’une voix aussi douce qu’innocente, s’adresse à l’artiste et à l’instituteur en même temps, dans l’espoir d’avoir de plus amples renseignements sur des informations qui le dérangent, depuis longtemps, et pour lesquelles il ne trouve de réponse : – Mais qu’est-ce que cette histoire de «Légion d’honneur» que lui ont attribuée les Français, nos ennemis d’alors ? Certains gens, à tort ou à raison, nous ont dit que cette médaille on la donne uniquement aux collaborateurs, c’est-à-dire aux «harkis», selon le terme consacré pendant la révolution de Novembre. Pouvez-vous nous expliquer encore la relation de cette distinction avec les tenants du colonialisme qui avait pris possession de tout notre territoire ?
L’artiste s’interpose pour jouer son rôle de principal animateur de cette pièce de théâtre, mais l’instituteur lui fait signe de la main, comme pour lui dire qu’il peut mieux expliquer cette équivoque qui a été entretenue depuis longtemps par des spécialistes en diffamation, dans le but évident de diminuer l’Émir chez son peuple. Il remonte sur le podium et, avec la verve du pédagogue et la conviction de l’homme de culture, il lance en raillant des contradicteurs à la «cervelle d’oiseau» qui pensaient corrompre l’Histoire et altérer le parcours d’un noble combattant de la liberté : – Voyez-vous comment l’ennemi est coriace ? Voyez-vous ses capacités de nuisance, quand il s’agit de détruire les héros, les nôtres, ceux qui lui ont fait goûter de sérieuses défaites ? Et nous qui suivons aveuglément ce discours incohérent et ces balivernes qui ne rehaussent en aucun cas ce personnage au passé glorieux, cet Homme pétri de qualité parce qu’élevé dans la dignité et la grandeur, cet Homme éminemment supérieur ! Abdelkader Ibn Mohieddine, pouvait-il être un traître, lui qui continuait sa lutte dans l’incarcération et, plus tard, dans son exil, en résistant aux fortes pressions dont il faisait l’objet ? Pouvait-il renier son passé et accepter des «offres» qui lui paraissaient étranges, dans la situation où il se trouvait ? N’était-ce pas lui qui s’exprimait devant ses geôliers : «Si tous les trésors de la terre pouvaient tenir dans le pan de mon burnous et qu’on me proposât de les mettre en balance avec ma liberté, je choisirais ma liberté. Je ne demande ni grâce, ni faveur, je demande l’exécution des engagements pris envers moi».
Oui, l’Émir a reçu la «Légion d’honneur» de ce pays qui colonisait le nôtre. Mais a-t-on demandé pourquoi ? Avant de répondre, je dirais : oui, l’Émir a bien mérité cette distinction ! Il faut le dire et le redire ! Mais il faut que les jeunes sachent que celle-ci n’est pas venue spontanément, facilement et… gratuitement. Elle n’a pas été une récompense pour une action en faveur de l’ennemi ou pour une certaine trahison, ou à tout le moins, pour une quelconque concession qu’il aurait faite au détriment de son amour-propre et de sa dignité. Cette distinction est le fruit d’un combat pour la liberté, pour la justice, pour la tolérance, pour l’amour du prochain. Elle lui a été attribuée après sa défense des Chrétiens de Damas… une page sombre dans l’Histoire de cette partie du Moyen-Orient. L’Émir a sauvé plus de quinze mille Chrétiens des massacres qui leur ont été imposés par des insensés, des soi-disant musulmans de la région. Et, que l’ennemi le reconnaisse manifestement, publiquement, cela est encore un grand mérite pour ce combattant de la foi qui, par ailleurs, a reçu, pour la même cause, des médailles, des décorations et des cadeaux de valeurs inestimables des grandes nations et des grandes puissances d’alors. Ainsi, ce n’est pas uniquement la France qui a fait le geste et le devoir de reconnaître sa foi enthousiaste et agissante dans le destin de l’Humanité, mais c’est le monde entier qui a reconnu en lui une des personnalités les plus marquantes de son époque. Voici, en quelques mots, l’histoire de cette fameuse «Légion d’honneur» dont des esprits mal tournés ont essayé de l’exploiter à des fins qui sont loin d’être nobles.
Encore une fois, l’Émir ne pouvait trahir car ce n’était ni dans son programme, ni dans sa culture. La vie combattante qu’il a menée et ses maîtres spirituels, dont Abdelkader El Djilani et Mohieddine Ibn Arabi, lui ont appris autre chose de plus consistant, de plus noble… ils lui ont appris à être fidèle à ses principes et de ne pas dévier après une sérieuse affliction ou un malheur. L’artiste reprend ses droits et, à son tour, ouvre un autre chapitre pour narrer notre épopée glorieuse de la résistance contre les envahisseurs. – L’instituteur qui vient de vous entretenir, et je l’en remercie du fond du cœur, vous a expliqué ce que fut notre Émir dans son combat contre l’envahisseur. Je n’ai pas à répéter ces informations d’une importance capitale pour nos jeunes qui n’ont pas eu le privilège de connaître ce pan de leur Histoire, parce que les égoïsmes des uns et des autres ont fait qu’il soit occulté, pour des raisons que la raison n’a jamais acceptées.
Je vais cependant dans le sens de ce discours pour célébrer d’autres personnages, d’authentiques combattants, qui ont pris le relais de l’Émir pour perpétuer son esprit et faire entendre aux colonialistes qu’un peuple ne meurt jamais si un chef venait à disparaître. J’ai nommé Ahmed Tayeb Ben Salem, l’un des Califes d’Abdelkader qui assénait des coups durs au corps expéditionnaire français et qui menaçait de sa présence dans toute la région d’Alger, Ahmed Bey à Constantine, Malek El Berkani, un autre Calife de l’Émir, le héros du Titteri et des Beni Menaceur, Boumezrag et son fils, de valeureux chefs, ensuite Mohamed Ibn Abdallah, plus connu sous le nom de Boumaza dans les montagnes du Dahra, Mohamed El Amdjed Ibn Abdelmalek, surnommé Chérif Boubaghla, dans la région de Draâ El Mizan, Mohamed Zaâmoum à Naciriya, Belkacem Oukaci à Meklaâ, El Hadj Omar à Boghni, Nacer Benchohra et Bouchoucha au Sud Est du pays, Bouamama et les Ouled Sidi Cheikh dans le Sud oranais, les révoltes des Ouled Naïl, des Chambas et de Aïn Salah dans le Sud, Cheikh Keblouti qui dirigea les soulèvements des Hanencha, dans la région de Souk Ahras, et les autres soulèvements dont ceux des Ouled Aïdoun dans le Sud constantinois et ceux des Nememchas et de Ouled Adid. Vinrent après de grandes insurrections et à leur tête des héros. Je fais référence à Fatma N’Soumer, cette jeune héroïne à la forte personnalité qui eut beaucoup d’ascendant sur la Kabylie toute entière et qui démontra sa détermination et sa bravoure lors de toutes les batailles, et notamment celles d’Icherridène et de Tachkrit, où les troupes ennemis subirent d’importants revers. J’ai nommé celle qui lançait à ses troupes : «Venez combattre pour l’Islam, la terre et la liberté. Ce sont nos constantes et elles sont sacrées. Elles ne peuvent faire l’objet ni de concessions, ni de marchandages».
L’Histoire retiendra l’affrontement de Oued Sebaou, en 1854, quand cette jeune femme de vingt quatre ans a donné une leçon de courage et de détermination à une armée plusieurs fois supérieure en nombre et en matériel. C’est à partir de cette bataille que le général Randon, qui n’accepta pas la défaite, demanda aux habitants d’Azazga de lui faciliter le passage pour atteindre Fatma N’Soumer et mettre fin à «sa légende et à ses méfaits». Ceux-là, en bons musulmans et en bons patriotes, répondirent à son émissaire : «Retourne à celui qui t’a envoyé, et dis-lui que nos oreilles ne peuvent entendre le langage qui nous demande de trahir». Il y a eu El Hadj El Mokrani qui annonça le «Djihad» à Medjana le 14 mars 1871, non sans envoyer sa démission du poste de Bachagha aux autorités qui colonisaient notre pays. Un acte chevaleresque, me diriez-vous, comme faisaient tous les nobles de pays civilisés. Le 9 avril 1871, quelques jours après, Cheikh El Haddad fit son entrée dans l’insurrection. Toutes les tribus de la Mitidja à Skikda répondirent à son appel, en plus des adeptes de la «Rahmaniya» qui étaient fort nombreux. Ainsi, quinze jours après la proclamation du Djihad, Cheikh El Haddad avait réuni plus de 125 000 combattants. C’est dire la forte capacité de mobilisation d’un patriarche respectable et d’une Confrérie puissante. Cheikh El Haddad répondait aux charges de l’ennemi, que si la lutte pour la libération du pays est un fanatisme religieux, «nous sommes heureux d’être des fanatiques et nous avons l’honneur d’être considérés comme tels, nous, nos ancêtres et nos enfants». Toutes les régions du territoire s’embrasaient.
La guerre ne s’est jamais arrêtée. Notre peuple refusait d’abdiquer devant les assauts de plus en plus sauvages des envahisseurs. Ce qui faisait dire à un officier de l’armée de colonisation : «Le sentiment national dont ce serait une erreur de croire qu’il a disparu dans ce pays, suffit à expliquer la révolte». Ainsi, il n’y a pas de passage à vide dans notre Histoire, il n’y a pas eu de répit. Chaque siècle a eu sa part d’événements et chaque époque son panache et ses hommes. Et la guerre de libération, lance un autre homme, qui sort de la pénombre, du fond de la salle, et qui est tout en transe, après ce qu’il vient d’entendre ? Il demande avec insistance, comme pour mieux cerner cette étape glorieuse dans notre lutte contre le colonialisme : – Continuez, sur votre lancée ! Dites-nous ce qu’a été notre lutte pour l’indépendance nationale. Dites-nous qu’elle a eu ses intrépides combattants et ses vaillants héros. Dites aux jeunes ce qu’a subit le peuple pendant ces quelques années de sacrifice, de dévouement et de détermination pour recouvrer ses droits et sa souveraineté. Racontez-leur surtout ces moments de gloire, et le terme ici n’est pas exagéré. Racontez-leur que notre Révolution, qu’on écrit avec un grand R, est un exemple de volonté et d’abnégation à travers le monde entier. Dites-leur, sans risque de vous tromper, que l’Humanité tout entière a reconnu notre lutte qui a donné le meilleur exemple de courage, de légalité et de justice.
Et l’artiste de reprendre :
– La guerre de libération n’a pas été une révolte spontanée, ni même une insurrection mal ordonnée, elle a été la suite logique de tant d’événements qui l’ont imposée après une sérieuse préparation et une historique décision. En réalité, le peuple ne s’est jamais arrêté de combattre la violence et de répondre au coup par coup à toutes les tentatives d’aliénation et de dépersonnalisation qu’imposait le colonialisme à une société trop attachée à ses constantes, à ses repères et à ses traditions ancestrales. Plusieurs partis ont été créés pour mobiliser le peuple et lutter contre les indus occupants dans un pays qui souffrait de pauvreté, de misère et de dénuement. Ces formations ont fait ce qu’elles avaient en leur pouvoir, mais le colonialisme a été trop dur, trop impudent, même intraitable sur les problèmes de leur liberté d’action. Le jeu était inégal et le peuple souffrait le martyre dans une atmosphère difficile où se mêlait l’oppression à l’avilissement. Des leaders ont apparu sur la scène politique, mais tous n’ont pu venir à bout d’un colonialisme aux mœurs pénibles et aux pratiques violentes et agressives. N’en démontre que ces douloureux événements du 8 mai 1945 où les troupes de l’occupation ont massacré des populations sans défense et réduit au silence tous ceux qui ont eu la prétention de demander leurs droits légitimes, après avoir participé concrètement à la chute du fascisme.
Ces événements ont marqué le peuple car, c’est à partir de là, après avoir juré sur la tombe de ses martyrs, qu’il a commencé à réfléchir sérieusement sur la possibilité de déclencher la lutte armée. Effectivement, peu de temps après, de jeunes militants ont pris les armes et, à minuit, en ce premier novembre de l’année 1954, ont fait entendre aux colonisateurs ce dont ils étaient capables. Franchement, les colonialistes peuvent-ils être fiers de leur «pacification» de notre pays lorsqu’ils revisitent les «exploits guerriers» de leurs armées ? N’ont-ils pas appliqué la même politique que les pionniers américains quand ils voulaient exterminer les Indiens, les véritables autochtones, vivant dans ce vaste pays ? Les colonialistes, hélas, ceux de 1830, avait en plus de leurs velléités annexionnistes et expansionnistes, éloquemment confirmées dans la pratique, comme une résurgence de cette doctrine des «fameuses croisades». N’est-ce pas l’avis de l’Archevêque de Paris, après la prise d’Alger, lorsqu’il déclarait : «C’est la croix victorieuse du croissant, l’humanité triomphant de la barbarie» ? Ou celui du Général de Bourmont qui affirmait : «Vous avez renoué avec les croisés, vous venez de rouvrir la porte du christianisme en Afrique» ? Mais ces hommes avaient oublié qu’ils n’étaient pas plus nobles et plus humains que ces Algériens qui avaient, de tout temps, démontré ce que voulaient dire la noblesse et la générosité, des qualités ancestrales, prônées par l’Islam dont le Coran est sa source de foi.
En effet, quand l’Émir Abdelkader, le victorieux combattant de l’époque, écrivait à la Reine Amélie, épouse de Louis Philippe : «Au lieu de m’envoyer tes glorieux fils pour me combattre, ils ne viendront que pour m’aider à jeter dans mon pays les fondements d’une civilisation à laquelle tu auras aussi coopéré…», ses ennemis, Saint-Arnaud, Pélissier, Cavaignac, Rovigo, Vallée, Bugeaud et autres Trézel lançaient à leurs troupes : «On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres…», ou encore : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sheba. Fumez-les à outrance comme des renards». Deux conceptions hélas différentes et des moyens fortement inégaux ! Ces colonisateurs doivent-ils avoir des remords quand des jeunes d’El Eulma et d’ailleurs ne peuvent leur pardonner d’avoir baptisé leurs villes du nom de ces criminels Saint-Arnaud ou cet autre le colonel de Montagnac qui avouait lui-même : «Pour chasser les idées noires qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes. Non pas des têtes d’artichauts mais des têtes d’hommes» ? 1954-1962, ce fut également une période difficile, douloureuse, pénible pour notre peuple qui, encore une fois, a versé beaucoup de sang et payé un lourd tribut pour recouvrer sa souveraineté nationale. Nous n’allons pas raconter cette guerre dans les détails car, de par sa bestialité et l’injustice qui ont été imposées au peuple algérien, des encyclopédies entières ne pourraient la contenir.
Nous nous contenterons de stigmatiser l’aspect criminel qui a présidé à sa conduite du côté de l’armée coloniale et l’attitude fort raciste des gouvernements français, notamment de gauche, qui se sont succédés tout au long de cette période. Un million et demi de martyrs disent les chiffres. N’est-ce pas un peu exagéré répondent «certains philosophes» qui n’ont connu cette historique Révolution que de loin, à travers le prisme déformant de la presse ou dans les salons feutrés de la diplomatie française ? Non, ce n’est pas exagéré parce qu’il y a plus et nous n’aurons aucune gêne pour dire qu’il y a eu le double, peut-être même le triple, le quadruple, le quintuple… qui sait ? Effectivement, qui sait, puisque à l’heure où nous jouons cette pièce, nous découvrons encore d’inqualifiables charniers qui racontent, éloquemment à leur façon, des massacres collectifs perpétrés dans les zones rurales, contre des populations désarmées et innocentes. Un des proches de Robert Lacoste ne disait-il pas : «Il était à prévoir que des abus se commettraient, sans bien sûr pouvoir en évaluer l’importance…» ? Ah ! S’ils tenaient à l’évaluer sérieusement, ces «soudards», ils auraient la surprise d’apprendre que réellement ils ne pourraient jamais avoir la chance de figurer parmi les pays qui peuvent s’enorgueillir de leur appartenance au «club des humanistes et des pacifistes». Des abus, toujours des abus, pendant cette guerre qui nous semblait ne jamais se terminer.
Nos combattants ne désemparaient pas, nos jeunes se mobilisaient de plus en plus au moment où les colonialistes invétérés déclaraient, dans leurs discours triomphalistes, que nous étions «affaissés» et cloués au sol par les bienfaits de leur pacification. En réalité, le peuple souffrait, non pas à cause de la lutte de libération qu’il a immédiatement pris en charge, mais à cause de leur torture et de leurs perpétuelles exactions. Ces colonialistes ne savaient évaluer le danger qu’ils causaient à l’humanité, en oppressant un peuple comme le nôtre qui ne demandait que ses droits légitimes et inaliénables. Notre problème était posé devant le monde entier et les représailles contre les civils redoublaient de cruauté, de même que l’intensification de l’action militaire, la création de «zones interdites» et de «camps de regroupement», le vote de pouvoirs spéciaux pour les généraux en place, la mascarade du «13 mai» avec la «fraternisation» et la création des comités de «salut public». Oui, le monde entier connaissait les abus et les injustices que commettaient les indus occupants dans notre pays, comme il connaissait les souffrances et les larmes de notre peuple assoiffé de liberté. Oui, tout le monde connaissait ce qu’ont fait ces vandales des temps modernes.
Sinon, et nous nous adressons à ces Messieurs de la colonisation, peuvent-ils cacher à la face de ce monde les massacres de populations, même s’ils se défendent de les avoir commis ? Peuvent-ils occulter ce massacre, pire ce génocide des 4 et 5 mai 1959, lorsque ils ont abattu, froidement, à la grenade, dans la grotte du Kouif, 112 Algériens, en majorité des femmes et des enfants ? Peuvent-ils taire cette barbarie, indigne d’un pays comme la France, qu’ils ont si rapidement ressuscitée en ces manifestations du 11 décembre 1960 où les jeunes étaient sortis, les mains vides, pour crier leur refus du colonialisme et de l’exploitation. Des jeunes sont tombés sous leurs balles assassines ! Ils n’ont même pas eu le temps de relever la tête pour faire leur dernière prière ou pour contempler, une ultime fois, ce ciel gris et maussade qui s’éclaircira bientôt et retentira de gazouillements des hirondelles. Leurs mitrailleuses étaient là, pointées avec insolence, pour ôter le sourire et ravir l’innocence à ces pauvres gamins.
Vont-ils nous obliger à oublier ces odieuses chasses au faciès et ces lynchages en séries tolérés par leur armée de «pacification» ? Vont-ils nous obliger à leur pardonner cette répression monstre «d’Octobre à Paris», lorsque la réponse fut donnée avec une brutalité d’une telle violence à des milliers d’Algériens – ils les considéraient comme des Alger…rien – qui ont défilé pacifiquement pour clamer à la population française et à l’opinion internationale leur indignation contre votre politique colonialiste ? Sauront-ils cacher les massacres, les «ratonnades», les tortures et les centaines de cadavres d’Algériens que charriait la Seine, indifférente, insensible… après qu’ils les aient précipités et noyés dans ses eaux glacées en cette nuit d’octobre ? Et la torture, ce «moyen judiciaire convainquant» pour arracher des «vérités» de la bouche d’innocentes victimes, devrions-nous l’oublier également, en ces moments difficiles ?
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)