Ah, les bonnes vieilles traditions ramadanesques !

Chronique de Djemaa N’saridj

Le défunt Da Ourabah Oularbi, le muezzin en titre de la mosquée Tala Mokrane de Djemaa N’saridj, arpentait chaque jour aux aurores, les ruelles du village pour appeler à la prière du Fajr et annoncer le début du jeûne.

Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, qu’il fasse un froid à ne pas mettre un chien dehors ou qu’il fasse un temps caniculaire, à ne pas mettre un chameau dehors, Da Ouarabah imperturbable, marche d’un pas cadencé et mesuré, en dépit de sa cécité et de son âge avancé, pour s’acquitter de son devoir cinq fois par jour. Quand il longeait notre demeure familiale vers 1960, située non loin de sa maison et de la fontaine Amizav, j’entendais les bruits saccadés de ses impressionnants et remarquables sabots en bois. Son passage était un signal fort pour ceux qui prennent le Shor et leur rappelait qu’il va falloir bientôt s’arrêter de se restaurer et de s’apprêter à accomplir la prière de l’aube. Au passage, je voudrais vous raconter une histoire émouvante, à propos des défunts Da Ourabah Oularbi, muezzin et mon père cheikh Lounis Kadid, imam à la mosquée Tala Mokrane de Djemaa N’saridj, qui m’été rapportée récemment par le sympathique mokrane Haddadi. Un jour, feu mon père a décidé, comme il est de tradition chez la famille Kadid, d’emporter un soir après la prière d’el Aicha, un repas préparé par ma défunte mère et de le déposer, au seuil de la maison de Da Ourabah ou Larbi après avoir frappé à la porte, anonymement et sans attendre qu’il connaisse l’identité de son bienfaiteur. Da Ourabah, aveugle, indigent et d’un âge avancé a chargé un proche de voir qui a frappé à la porte.
Il y trouva de la nourriture qu’il apporta à Da Ourabah, celui ci, habitué à recevoir régulièrement des repas, s’est contenté de formuler une prière pour son bienfaiteur anonyme. Pendant 15 longues années et chaque soir, Da Ouarabah récupérait lui même le repas, sans chercher à connaître l’auteur de cette bonne action ! Un soir, Da Ouarabah, a décidé, par curiosité, de voir qui est cette généreuse personne sensible aux malheurs des gens. Il s’est posté juste devant la porte à l’heure habituelle de l’arrivée de mon père. Dès l’instant où il entendit un bruit, il ouvrit brusquement la porte et attrapa mon père par la main et lui dit : qui êtes-vous ? Surpris, mon père lui répondit : cheikh Lounis ! Morale de l’histoire : quand on est généreux, on ne le chante pas à tous les toits. Le mois sacré vient de débuter en Algérie. Avant tout, je voudrais présenter aux familles des victimes de la pandémie du coronavirus, mes condoléances les plus attristées et aux malades mes souhaits d’un prompt rétablissement. Je prie Dieu le Tout-Puissant de protéger le peuple algérien de tout mal et tiens aussi à féliciter et à remercier tous ceux qui se sont mobilisés et à leur tête le personnel de santé en première ligne, pour éradiquer cette pandémie, pour le bien-être du peuple algérien.
Voudriez-vous, chers lecteurs et chères lectrices, me consacrer quelques instants de votre précieux temps, pour vous narrer les bonnes vielles traditions, les us et coutumes qui accompagnent, ce mois de ferveur religieuse et relater l’ambiance festive qui anime Djemaa N’saharidj, le village aux 99 sources dénommé Bida Municipium à l’époque de l’empire romain qui y bâtit une ville, aujourd’hui ensevelie sous terre, à la faveur de sa position stratégique sise sur l’axe de Via Romana (route romaine). C’est l’un des plus grands villages de Kabylie ; il est situé à 26 km de Tizi-Ouzou en direction de Ain El Hamam, il dépend de la commune de Mekla . Sa population est estimée à 12 000 âmes, en raison de sa prospérité, il fut jadis capitale économique du royaume de Koukou ; chaque quartier dispose de sa fontaine qui arrose les jardins potagers luxuriants du village dont le plus célèbre est le jardin fleuri du défunt Ziad Mohand Said( journaliste chroniqueur à l’hebdomadaire Algérie actualité).
Le village a enfanté, pour ne citer que les plus connus, le martyr syndicaliste Aissat Idir ,créateur de l’union générale des travailleurs algériens , le militant des cause nationale et amazigh Benai Ouali , l’ancien ministre des transports Nait Djoudi Hachimi, les chanteurs Arab Bouezgaren, Cherif Nadir, Djebbara Djaffar, Dhrifa, Zahra et Noria, les journalistes Ziad Mohand Said , Mouloud Chekaoui, Hanafi Taguemout, le brillant docteur d’État en relations internationales Ferdiou ouelhaj, les poète Haouche Haj Arezki et son petit fils Mouloud, les écrivains Adli Younes, Chebbah Mohand Akli et Mecherri Said, les footballeurs Hassen Yebda(son ascendant est né à Taourirth Adhen ), Omar Hamenad et Belkalem Said et les illustres hommes de savoir et de religion cheikh Sidi Sahnoun, Djeddi ali Ouelkadhi, Cheikh Lounis Nath Elkouadhi Ezzouaoui Essaridji, cheikh Said et Salah Nath el Kouadhi, cheikh Ouelhaj, cheikh Lounis et cheikh Ahmed Kadid . Jusqu’aux années 70, à la veille du ramadhan (la nuit du doute) avant le coucher du soleil, les villageois se rassemblaient à la place Aissat Idir du quartier el Mahssar (issefssafen) devant la mythique fontaine Thala Meziene et dans une ambiance festive et joyeuse, empreinte de ferveur et de fraternité, scrutent le ciel pour observer le croissant lunaire.
Ce rituel est observé en vertu du Hadith du prophète que le salut soit sur lui : «jeûnez après avoir observé le croissant lunaire et rompez le jeun, après l’avoir observé». Pour les enfants que nous étions, nous nous adonnions avec joie à cette partie de plaisir gravée à jamais dans nos mémoires ! Nous prenions un malin plaisir à nous impliquer à ce «jeu»en toute innocence, sans en vraiment comprendre les raisons, en s’amusant nous aussi à scruter le ciel. Quand le Ramadhan est annoncé, les femmes s’affairaient à préparer le Shor composé essentiellement d’un couscous aux raisins secs, le petit-lait ou le lait caillé, un café au lait accompagné de friandises, de la galette dure (Aghroum akourane) ou Thamthout (galette). A l’instar de la majorité des familles, nous n’étions ni démunis ni aisés ; nous étions satisfaits de notre sort. Durant toute l’année et notamment durant le mois sacré, notre demeure ne désemplissait jamais et les pauvres du village y trouvaient gîte et couvert. Les préparatifs du Ramadhan commençaient à l’instar de tous nos compatriotes à quelques jours de son annonce. C’était le grand ménage, pour accueillir dignement sidna Ramadhan, les familles les plus aisées se permettent même de renouveler la vaisselle et de repeindre la maison. Chaque maison rivalisait d’ardeur pour être au grand rendez-vous sacré. Je me souviens comme si cela datait d’hier, des villageois emmitouflés dans leur burnous attendant impatiemment l’appel salvateur et libérateur à la prière de Da Ouarabah.
Dès que Da Ourabah appelait à la prière, je me précipitais à la maison pour leur annoncer la bonne nouvelle. Les Saharidjiens qui attendaient impatiemment ce moment à Thajmaath, dégustaient des figues sèches en guise de rupture du jeûne, certains ne pouvaient s’abstenir de leur péché mignon et s’empêcher de fumer ou de chiquer du tabac à priser, dès l’appel à la prière. Je me souviens particulièrement du regretté Kadi Seghir, un brave rappelé à Dieu. Après la prière à la mosquée ou à la maison, le Ftour est un moment attendu des grands et petits. Il est composé d’une chorba généralement cuisinée avec le vermicelle ou le frik venu des Hauts-Plateaux, la viande bovine préférée en Kabylie à la viande ovine, d’une salade variée, d’un plat de résistance et pour certaines familles aisées, les fruits de la saison. En été, les inévitables figues fraiches et les figues de barbarie trônent et garnissent superbement les tables. Il demeure entendu que la table des démunis n’est pas aussi bien garnie, néanmoins chaque famille envoie discrètement un repas à tout voisin démuni. Les enfants ont le droit de se joindre à leur parent en jeûnant pour la première fois de leur vie.
Ils ont enfin le droit de déguster les délicieux repas ! Ils rentrent ainsi allègrement dans la cour des grands ! Vers l’âge de 8 ans, les enfants après d’âpres négociations avec leur maman, obtiennent enfin le sésame qui est le suprême droit au jeûne ! J’ai jeuné un jour à l’âge de six ans, sans en informer, au préalable, ma chère mère, appelée affectueusement par tous, Yemma Koukou. Eh bien, sachez mesdemoiselles, mesdames et messieurs, étant encore enfant, j’ai eu droit à une correction dont je me souviens à ce jour ! Elle m’a fait avaler de la nourriture de force, après avoir refusé de manger. Ma chère mère si affectueuse, si attentionnée et si généreuse ne voulait que mon bien. Les débuts «des jeuneurs en herbe» sont laborieux et ardus, les enfants affaiblis, palots et timorés passent la journée à dormir; les aiguilles de la montre peinant à avancer. Après les souffrances dues à la privation de nourritures durant une quinzaine d’heures, l’estomac sous les talons, selon des traditions kabyles, l’enfant doit monter sur le toit de la maison et manger des œufs durs.
Le toit symbolise, à mon sens, les souhaits de réussite professionnelle et sociale, les œufs, l’abondance des biens. En titubant, le pauvre enfant rejoint péniblement mais fièrement la table des grands. C’est la grande délivrance, il a droit à toutes les attentions de toute la famille ; des cadeaux lui sont même offerts en guise de récompense. C’est une façon de lui faire aimer le plaisir du ramadhan ! Les soirées après la rupture du jeûne sont riches et variées. À Djemaâ N’saridj, après les prières d’El Aïcha et des prières surérogatoires (Tarawih), les soirées s’allongent pour les couche-tard jusqu’à l’aube, les cafés bondés de monde organisent des parties interminables de dominos et de cartes autour des tasses de café et de limonades dont la plus célèbre est Hamoud Boualem et des indétrônables Zelabia et Kalbelouze. Des chanteurs égayent également les soirées des mélomanes. Telles sont les traditions du mois sacré à Djemaâ N’Saridj, à cette occasion, je souhaite un bon ramadhan à tous les Algériens. Et prenez soin de vous.
Abderrahmane Kadid