Le rêve est gratuit

Ne m’en voulez pas,

Préambule
Peut-on dire que ce que j’écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n’en est pas une, j’aurai le mérite d’avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c’est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu’il ne puisse s’embarrasser de trop d’élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d’égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout.

L’artiste s’avance vers le jeune, l’étreint affectueusement, et le remercie pour lui avoir donné l’occasion pour aller encore plus loin, dans d’autres espaces… Il reprend son monologue : En effet, il nous semblait que nous étions bien dans notre peau. Cela a duré des années, en tout cas le temps qu’il fallait pour créer un environnement propice à la participation de tous et montrer que nous étions encore capables d’entreprendre ce qui était nécessaire pour avancer, pour évoluer et nous fixer définitivement dans l’axe du progrès et dans l’ère du futur. Mais après, que s’est-il passé ? Pourquoi sommes-nous tombés si bas ? Pourquoi avons-nous connu ce climat impur ? Pourquoi ces problèmes, ces malheurs et ces dysfonctionnements ? Pourquoi cette déliquescence après des moments forts qu’a vécus notre pays ? Pourquoi et pourquoi…, autant de questions auxquelles nous ne pouvons répondre, parce que nous sommes encore sous le choc, ébahis par ce retournement rapide et, pis encore, épouvantable. Ou peut-être si, nous pouvons dire quelque chose qui nous semble raisonnable et qui répond à nos questionnements. Nous pouvons dénoncer nos mauvais jugements ou notre manque d’attention – c’est selon –, au cours de cette période pendant laquelle nous menions notre développement national au pas de charge. J’emploie le «nous» pour réaffirmer que nous sommes tous responsables de cette période, de près ou de loin. En premier, ceux qui avaient la mission de gérer et de commander, et ensuite ceux qui, comme nous, applaudissez tout en profitant de tant d’effets sociaux que nous allouait la «révolution socialiste». De là, nous pouvons dire que nous n’étions pas très vigilants, ni même bien concentrés, pour comprendre qu’il pourrait y avoir quelques conséquences fâcheuses et qu’il fallait en tenir compte et les ajouter à la somme des autres risques du programme économique, social et culturel impressionnant qui était le nôtre. De cette façon, nous aurions pu les dominer et les solutionner en leur temps.
Mais, subjugués par tant de réussites – d’autres, les plus pessimistes ou les plus conscients, disent par tant de démagogie –, nous avons foncé, tête baissée, en croyant que rien ne pouvait nous atteindre, dans ce monde où tout peut changer rapidement, tout peut se faire et se défaire, s’unir et se contredire. En effet, nous avions flatté les passions populaires, nous nous sommes bourrés d’orgueil et avions oublié que nous étions et que nous pourrions devenir vulnérables. Aujourd’hui, nous affirmons avec le recul du temps, que nos programmes d’antan ont été emprunts de quelques inconsciences. Les usines clés en main, sans plus-value et sans génie de notre part, de grands «jouets» en somme, que nos responsables exhibaient ostensiblement aux visiteurs, n’étaient pas pour nous permettre de progresser et de créer notre propre économie. La preuve, des années après, tout est tombé dans l’obsolescence et «l’industrie industrialisante» a subi les effets de ce fameux rêve évanescent. Ainsi, confrontés à d’importantes difficultés économiques et financières à partir de 1986, notre pays s’est trouvé dans l’obligation de réorienter ses différentes politiques. Mais, incapable de faire face à la dette qui devenait insoutenable et à la chute des cours du pétrole, il n’avait d’autre choix que de négocier un programme d’ajustement structurel avec le FMI.
C’est à partir de ces moments que nous avons commencé à connaître de sérieux problèmes, d’essence endogène et, bien évidemment, d’essence exogène. Peut-on, à partir de là, dire que la période antérieure à celle des années 80 a été effectivement l’«âge d’or» de notre pays ? Ne doit-on pas écarter la nostalgie pour rétablir le devoir de vérité, en reconnaissant que nous avons failli à notre mission ? Il y a autre chose de plus important à mon avis. Je vais en parler, puisque j’ai déjà annoncé la couleur à la fin du premier acte. Il y a ce problème de cadres, c’est-à-dire de responsables. En effet, un problème qui se pose à nous et à nos semblables des pays sous-développés, dans toute son ampleur et sa gravité. « L’homme qu’il faut à la place qu’il faut », ce fameux slogan, qui n’est resté qu’au stade de slogan, malheureusement… Certains, en voulant nous railler, nous lançaient ironiquement, dans leur style le plus caustique : l’homme « faux » à la place qu’il faut. Et ils avaient raison. Ils ont toujours raison, puisque nous avons déjà vu et voyons défiler, jusqu’à maintenant, aux postes de commandement, dans des institutions de souveraineté, des « moins que rien », des insignifiants, des pleutres, des fonctionnaires au passé sans passé et aux «bagages» sans majesté ou carrément sans bagages. Des noms communs, en quelque sorte, que le népotisme, le clientélisme, le tribalisme – comprendre même «douarisme» – et même le légendaire et incontournable machiavélisme, les ont imposés dans les rouages de l’État et les ont fait rois en les présentant au grand public, comme les hommes les plus expérimentés et les plus doués dans l’initiative et la création.
Un des grands chefs, ne disait-il pas, au cours d’une réunion officielle, devant un parterre de nouveaux promus qu’il n’était pour rien dans leur choix… ? Il s’exprimait ainsi : « c’est l’ordinateur qui vous a choisis, quant à moi je ne connais personne parmi vous ». C’est pour cela, proclamait-il, qu’il était à l’aise devant ces cadres qui sont venus par le biais d’un choix «rationnel et judicieux» et dans une ambiance «d’impartialité et d’intégrité». Quelle belle déclaration et quelle promotion pour de nouveaux responsables qui ont eu la chance de demeurer une petite année à ces postes de souveraineté ! La machine infernale est passée par là et les a tous «moissonnés», sous prétexte – non fallacieux, cette fois-ci – que la méthode choisie pour ces désignations n’était pas la meilleure. Est-ce l’ordinateur qui s’est trompé, se disaient, ironiquement, les gens qui ont eu vent de cette déclaration du Chef, ou bien, ceux qui l’ont alimentée en données…, fictives et fantaisistes ? Non, l’ordinateur ne se trompe pas. L’ordinateur est une machine qui donne des résultats précis quand on le pourvoit en données précises ! Un point, c’est tout. Justement, dans ce cadre-là, du choix bien entendu, j’ai conservé un papier que j’ai trouvé fort intéressant en son temps, et qui le demeure jusqu’à maintenant. L’artiste met sa main à la poche et d’un geste auguste, comme celui du semeur, tire le papier, le déploie, ajuste ses lunettes et plonge dans la lecture: «Le choix des personnalités politiques, basé exclusivement sur le rapprochement tribal ou familial, sur l’obédience aux sommets, contredit les principes de la modernité tant revendiqués, qui exigent la compétence et l’efficacité pour fortifier les institutions étatiques.
L’Histoire doit s’écrire à l’endroit pour éviter les vertiges de la grandeur qu’on nous a tant fait miroiter (…) Jusqu’à quand un maire, un chef de daïra, un wali, un ministre ou autre responsable à quelque échelle que ce soit, doit-il bénéficier de la bénédiction d’une tribu, d’une région, d’un clan, ou de groupes d’intérêts qui sont devenus une autre forme de la tribu ? Jusqu’à quand ?». Oui, le tribalisme et le régionalisme ne sont source que de haine dans un pays qui a tant souffert et qui souffre encore d’un sommet aussi plat que les discours politiques qui s’y tiennent. Le tribalisme et le régionalisme tels qu’ils se pratiquent au sein même des partis politiques, d’organisations dites indépendantes, des administrations et même au sein d’autres structures, favorisent l’émergence d’une « médiocratie » avec ses effets sur le choix des hommes et des politiques, sur les carrières. Le tribalisme et le régionalisme, quand ils atteignent les sommets de l’État, ne peuvent en aucune façon s’ériger en composante d’une stabilité politique, de la paix civile, permettant d’assurer à une société une place parmi les grandes nations…
Des exemples ? Il y en a tellement, car c’est tout le pays qui en souffrait. Que dis-je, qui en souffre encore ! N’a-t-on pas vu des clowns gérer des mairies de grande importance ? Il est inutile de citer ces villes au grand passé historique et culturel qui ont eu à supporter un certain « Hdidouane » et un autre « Abdelkader Tiyou ». N’a-t-on pas vu également des analphabètes diriger de grandes entreprises économiques, au vu et au su des hautes autorités du pays ? N’a-t-on pas vu enfin des « souk El fellah » – comme les appelait un excellent ami, faisant allusion aux couards, ceux qui ne valent pas chers comme les produits de ces grandes surfaces d’antan –, parader dans des postes de haute responsabilité, alors que les meilleurs vivent les souffrances de la marginalisation et de l’exclusion ? Tout le monde comprendra qu’ils étaient là – ou qu’ils sont peut-être toujours là – pour « travailler du tampon » et mettre leur griffe sur des documents, au profit de ceux qui les ont « intronisés », pas plus…, moyennant une bonne mensualité et des avantages que leur procure le poste. Quelqu’un me jetait à la face cette réplique que je considère comme significative et définissant correctement et fidèlement le milieu obsolète dans lequel nous baignons. « Vois-tu, me disait-il, ces cadres-là n’ont pas eu la chance de connaître les jouets dans leur enfance, c’est pourquoi, aujourd’hui, ils jouent avec le pays ! ». Sans commentaire! Là, un jeune paraissant un peu plus sensible que les autres, se lève brusquement et, dans un langage des plus caustiques, interpelle les responsables du pays à travers l’artiste en leur posant le problème clairement : – Vous, messieurs les responsables qui nous gouvernez, avez-vous mesuré la gravité de votre gestion en matière de cadres ? Avez-vous, au moins, pensé que vos délires ne nous ont apporté que de la désolation et nous ont généré des climats de distorsion que nous sommes en train de supporter difficilement aujourd’hui ? Savez-vous que vous avez produit de sérieux clivages en notre sein ? Savez-vous enfin que vous avez ravalé notre orgueil, pire que vous nous avez avilis, quand vous avez laissé les meilleurs et les plus compétents, parmi nous, en chômage ou en résidence à l’étranger, pour promouvoir un quidam au poste de ministre, et le rétribuer fortement…, copieusement, uniquement dans le cadre des quotas réservés au nouveaux partis de la coalition ? De plus, il paraîtrait qu’il n’aurait même pas fait son service national, comme tous les jeunes de son âge et, ce qui est sûr, c’est qu’il n’a jamais connu de responsabilité ou de travail rémunéré avant cette désignation à ce portefeuille ministériel. Directement, comme disait un ancien dirigeant, «du lycée au ministère». Chapeau, pour un coup d’essai ce fut un coup de maître. C’est de la folie ! L’artiste ne conteste pas cette intervention du jeune qui lui parait excédé par tant de dysfonctionnement et d’injustice. Le sujet est d’actualité…, il est brûlant. Il est même la base de tous nos malheurs, parce que l’Homme, le meilleur, celui qui est utilisé à bon escient, est le seul moyen par qui doit s’articuler le bon développement du pays, par qui devons-nous parvenir au progrès, par qui devons-nous recouvrer notre sérénité et…, notre souveraineté, la vraie, celle qui nous donne la force et le privilège d’être maîtres de nous-mêmes. De là, l’artiste s’élance dans d’autres explications comme pour confirmer les appréhensions de ce jeune. Il dit clairement : – Ainsi, aborder ce phénomène, c’est l’analyser très sérieusement tant il est vrai qu’il reste un « problème », un grave problème pour le pays, pour son développement, pour sa stabilité, tant qu’il y a des intérêts partout, et tant que nous vivons des moments de grande « compétition » en des courses effrénées vers le lucre démesuré. En effet, même aujourd’hui, « les décideurs renvoient à leurs salons, dans une humiliation sans pareille, la petite équipe de réformateurs qui a osé rêver à une économie sociale de marché ». Ceci pour dire, tout simplement, qu’en matière de choix de cadres, il est difficile d’opter pour la qualité tellement les tenants des systèmes, pour demeurer longtemps là où ils sont, ne font que dans l’incertitude et la division. D’autres, plus violents dans leur propos, diront hautement qu’ils ne font que dans le mépris, la déconsidération et la dérision. C’est là leur force et c’est là où s’exhibe leur machiavélisme et se découvre leur compétence, s’ils en ont vraiment… Cela nous amène à parler également de cette effroyable cooptation. Là aussi, nous excellons dans ce genre de pratique. Nous la «sollicitons» chaque fois que de besoin, sans mesurer les dégâts que nous produisons au sein des élus et de la société. Les résultats ? C’est qu’en plusieurs années, pour ne pas dire depuis les deux dernières décennies, il y a eu beaucoup de responsables incompétents qui sont venus sur la scène politique. A cela s’ajoute l’altération et la corruption des mentalités, avant même celle des structures, qui a produit un véritable réservoir de fractions, de lobbys et de réseaux…, mafieux, pour la plupart. Et, dans pareilles situations on assiste à des alliances subjectives… Ces mêmes alliances nous ont conduits vers ce pilotage à vue par lequel nous avons adopté un seul slogan : «nous sommes les meilleurs partout», comme si on pouvait pénétrer partout, au niveau mondial, même par infraction. En tout cas, des gens, et pas des moindres, portent sur la conscience ce mauvais tournant. – Parlons-en encore de ces cadres. Disons courageusement que, dans un autre chapitre, notre pays n’a rien fait pour retenir les meilleurs, après les avoir instruits, formés à l’aide de grands moyens. Cela est aussi un autre problème, grave dans tous ses aspects. Il faut que l’on sache que plus de 400 000 cadres de notre pays, si ce n’est davantage, d’un très haut niveau, font le bonheur de certains pays avancés, en Europe et en Amérique. Nous sommes le seul pays qui offre, gratuitement, que dis-je généreusement ou charitablement, des familles d’universitaires à ces pays. Quant aux autres cadres qui partent à l’étranger, pour le 4è cycle et le doctorat, ils ne reviennent que très peu : 2% disent les chiffres officiels. A-t-on demandé pourquoi ? Non ! Puisque nous ne nous sommes jamais intéressés à cet aspect important, à cette question qui est considérée comme une question stratégique dans des pays qui se respectent et qui tiennent fortement à leur progéniture, surtout la plus instruite, la plus formée, la plus qualifiée. Par ailleurs, on a l’impression que les « Grands », les nôtres, se complaisent dans ce climat où abondent des faibles et des fourbes et où se multiplient des situations conflictuelles. Ils peuvent donc facilement les commander et les faire marcher selon leur bon vouloir. A la baguette, disent les gens simples. C’est là leur machiavélisme, dont je parlais à l’instant, un artifice qui leur permet de vivre à l’aise et de « naviguer » dans les eaux troubles, au milieu de responsables sans constance et sans audace. Ils aimaient ces situations ambiguës, ils aimaient le flou…, ils l’aiment toujours d’ailleurs. On dirait que c’est l’essence même de leur existence ! Parce que c’est dans ce climat qu’ils peuvent mieux évoluer et, en contrepartie, tirer le maximum de profit. Franchement, pourquoi vont-ils « s’acoquiner » avec des gens compétents, honnêtes, sincères, courageux, se disent-ils ? Pour ne pas pouvoir agir à leur guise, pour ne pas avoir les mains libres et disposer de droits absolus…, pour ne pas se conduire en maîtres, selon leur bon vouloir ? Parce que ces gens-là, les compétents et les honnêtes, ne peuvent se taire quand ils voient des «excès», ne peuvent accepter du n’importe quoi, ne savent fermer les yeux sur des situations étranges. En bref, ils ne peuvent cautionner le mal, le vol, la corruption et d’autres fléaux qui ont terni notre image de marque et accélérer notre cheminement vers le délabrement. Sommes-nous poursuivis par la malédiction ? Non ! Il faut être honnête avec soi-même et avouer que notre problème, c’est l’Homme…, le levier et le point d’appui, selon la célèbre maxime d’Archimède. Mais quand cet Homme n’est pas à sa place, eh bien tout bascule, tout se décale, tout se corrode, tout se fausse, s’embrouille et se complique. Oui, notre problème c’est l’Homme – excusez-moi, j’aime l’écrire en majuscule –, du plus grand chef au plus petit, dans la hiérarchie. En effet, l’Homme, une matière qu’il ne faudrait jamais sous-estimer. Kaïd Ahmed (El Caïd, dans le vrai sens du terme) disait : « nous avons construit des usines…, de grandes usines, nous avons édifié des complexes…, de grands complexes, nous avons construit les bases matérielles pour assurer notre évolution économique, culturelle et sociale, mais l’essentiel, ce que nous devrions préparer avant tout, c’est-à-dire ce «matériau» indispensable qui est l’Homme, nous ne l’avons pas préparé pour prendre en charge cette Révolution et la diriger. Nous ne l’avons pas formé, sensibilisé, intégré pour être le ferment de cette dernière afin de lui assurer sa pleine réussite». Cette assertion est valable pour les questions de niveau, et pour les autres pratiques que nous dénonçons et qui sont abondamment usitées et même encouragées dans nos pays du Tiers-monde. Il y a d’autres, comme partout, et là nous nous posons encore des questions. La première, n’est-ce pas, au regard de sérieux problèmes, que ces mêmes pharisiens qui nous critiquaient hier ont tout chamboulé, par leur travail de sape et leurs pratiques injustes et suspectes ? La descente aux enfers que nous avons connue, quelques années après les années 80 n’est-elle pas le résultat d’une accumulation de conduites et de procédés aléatoires, voire douteux, que nous n’avons jamais remarqués, du temps où nous nous mobilisions massivement et sincèrement pour le bon devenir de notre pays ? Nous devons poser cette question, franchement, parce qu’il est inadmissible, au vu des moyens que nous possédions, des potentialités et des nombreux et florissants programmes qui nous animaient, que nous soyons descendus si bas et que nous ayons atteint ce stade d’affaissement en si peu de temps. N’est-ce pas l’usurpation de l’Histoire par ceux qui n’ont jamais contribué sincèrement à la révolution et qui sont devenus, juste après l’indépendance, les « plus en vue » de ce régime qui, malheureusement, n’ont pas su le défendre et nous permettre d’évoluer selon nos aspirations ? N’est-ce pas ces mêmes personnes la cause de nos malheurs, parce qu’ils n’ont pas travaillé durement et clairement quand il le fallait ? C’est en grande partie ceux-là qui sont les responsables de la situation pénible que nous endurons. Je n’exagère en rien. N’ai-je pas dit que l’Homme est le facteur le plus important dans toute évolution ? Allons encore au fond des choses. On dirait que nous avons été prédestinés à subir ces instants difficiles, depuis la lutte de libération nationale, quand des militants se sont engagés, résolument, dans la bataille pour recouvrer notre souveraineté et que d’autres, par calcul, attendaient paisiblement dans les « maquis feutrés » de Tunis, Le Caire, Genève et autres capitales arabes et occidentales. Ils attendaient la fin de la guerre pour rebondir et rentrer au pays, en conquérants, pour s’occuper de notre administration qui a été désertée par les colonialistes. Ne m’en veuillez pas surtout, je vous ai promis que dans ce rêve, je dirai tout…J’en profite, bien sûr, parce qu’il me donne cette bienheureuse occasion de me comporter, pour une fois, en artiste courageux. Pourquoi ne pas en profiter et vous permettre d’accéder à toutes ces informations que m’assure le rêve. Ainsi, dans cette ambiance de courage, j’ai une «agréable» histoire à vous raconter. Les militants diraient une histoire infecte, et je ne leur dénie pas ce droit…, parce qu’ils auront raison ! En tout cas, vous tirerez par vous-mêmes les conclusions. Elle résume tout le drame de cette guerre secrète, et quelquefois ouverte, que nous avons subie, pendant la lutte de libération et au lendemain de l’indépendance…, une guerre où de grandes compétences ont disparues, liquidées dans le vaste programme de cette «haine de l’intellectuel», pour ne laisser, malheureusement, à côté de quelques bons militants – il y en avait – d’habiles opportunistes et de savants attentistes qui allaient s’occuper de l’Algérie naissante. L’histoire se passe en pleine révolution. Un des braves moudjahidine, ancien étudiant qui avait rejoins l’ALN à l’appel de l’UGEMA et après avoir lutté courageusement dans les maquis, se voyait muté, quelque part en Afrique, pour sensibiliser une bonne partie du continent. Il fait escale à Genève, et là, il rencontre d’anciens amis, étudiants de la Fac d’Alger, qui l’invitent à dîner. Tout content de les retrouver après des années de séparation, il pensait revoir les mêmes amis avec la même fougue et la même flamme militante. Oh que non ! Ils avaient changé de fond en comble. Ce n’étaient plus ces jeunes qui s’indignaient contre l’oppression et les exactions d’un colonialisme abjecte. Ils lui paraissaient détachés, pire encore, indifférents et à l’aise dans un exil doré où la révolution n’est évoquée que pendant les rares réunions qui les rassemblaient difficilement. La preuve, au cours du repas, l’un de ces «foudres de guerre» planqué à l’extérieur, lui dit imperturbablement, sans avoir honte d’être ridicule : «Pourquoi restes-tu avec ces coureurs de steppes…, viens avec nous ! Nous sommes bien, ici, loin des maquis et de leurs problèmes. Demain, après l’indépendance, nous aurons nos places de choix dans de hautes responsabilités…». A ces mots, le missionnaire de l’ALN, ne savait où se mettre et, d’un geste digne de ces authentiques maquisards, prend son interlocuteur par le cou, sous les yeux horrifiés de ses comparses, le traîne dans les toilettes et le plaque devant une glace en lui intimant l’ordre de répéter : «Je suis un traître ! Je suis un traître !». Je m’arrête là car le reste de l’histoire n’est pas bon à entendre. Par contre, et le rêve me contraint de vous signaler, qu’effectivement, ce donneur de «bons conseils» à partir des terrasses de café de Genève, a été bel et bien nommé ambassadeur, juste après l’indépendance, au moment où le véritable maquisard, cet officier de l’ALN, celui qui s’était indigné de la traîtrise de ses anciens amis, se trouvait en chômage, pendant deux ans, traînant la savate dans les rues d’Alger. Il était même houspillé par les responsables pour des positions courageuses qu’ils avaient prises au lendemain de l’indépendance et «emboîté» pour n’avoir pas fait sa repentance et déclaré son allégeance aux responsables d’alors.
(A suivre)  
Par Kamel Bouchama (auteur)