Le rêve est gratuit

Ne m’en voulez pas

Préambule
Peut-on dire que ce que j’écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n’en est pas une, j’aurai le mérite d’avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c’est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu’il ne puisse s’embarrasser de trop d’élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d’égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout.

Ces belles voitures appartiennent souvent à des bouseux et à des larrons qui ne les méritent même pas. Ils les achètent parce qu’elles doivent faire partie de leur décor. Un journaliste soutenait que l’Histoire a démontré que la guerre permet des changements dans la société. Elle y casse les rapports établis en son sein et occasionne ainsi de nouveaux qui structurent remarquablement les rôles de ses éléments… Il écrivait : «C’est dire que tous les avatars qui en résultent par le fait de la guerre qui, pendant qu’elle sanctionne et sape des intérêts en place, charrie des pouvoirs d’argent et finit par hisser des groupes d’intérêt au devant de la scène. La décennie 1990, sanglante, ne s’est pas déroulée autrement que ce que l’Histoire en a théorisé… Durant cette période, en tout cas, qui peut démentir que des fortunes se sont constituées à l’ombre de l’insécurité, qui plus est intervenue dans une ambiance d’ouverture économique fraîchement installée ? Les Algériens ont assisté médusés devant l’excroissance d’un affairisme qui ne rime qu’avec les initiés…
Des fortunes sont devenues possibles et d’aucuns se sont mis à la chasse du gain facile dans un véritable élan de prédation…» Des analyses de ce genre nous en avons toujours dans nos journaux et dans nos magazines. Les journalistes s’en donnent à cœur joie, en allant très loin dans la caricature de situations bizarres qui frisent la folie et dépassent l’entendement. De même que les gens haussent le ton pour dénoncer et crier leur colère. Des noms sont «couchés» sur ce beau papier blanc, des chiffres sont communiqués avec précision et les principaux concernés, tant du côté de ceux qui sont devenus des «hors-la-loi» que du côté de la justice – comprenez par là le pouvoir –, ne se sentent pas dérangés pour autant. L’impunité s’installe et l’effronterie, doublée d’arrogance – celle que nous savons si bien exhiber, faute de pudeur –, est présentée comme de l’habileté, de la débrouillardise, de la malice, de l’intelligence en quelque sorte.
Le monde à l’envers ! C’est alors que la mafia est partout. Elle s’est installée au bon moment, à la bonne place pour supplanter les vrais responsables ou leur damer le pion dans des secteurs qui étaient considérés depuis longtemps comme des secteurs de souveraineté. Prenons un domaine, celui du médicament que nous pensons être vital, pour nous apercevoir que des distances nous séparent de la morale, de la probité, de l’honnêteté, du respect d’autrui et du respect tout court. Cela ne veut pas dire que les autres domaines sont relativement en bonne santé et en bonne posture, dans le hit parade de la probité et du rendement honnête. Bien sûr que non ! Effectivement, ce domaine vital n’est pas épargné… Et, si dans d’autres cieux, il est soumis à une réglementation des plus rigoureuses, chez nous il passe pour être l’un des domaines qui cultive le plus de paradoxes et d’irrégularités… Il fait de même l’objet de plusieurs convoitises et est la proie à une importante spéculation qui met en danger non seulement la santé du consommateur mais aussi celle du trésor public… Pour cela, il n’est pas rare d’entendre radoter sur la «mafia du médicament».

Ainsi donc, ce marché qui n’est pas un marché comme les autres, puisqu’il touche à quelque chose de sacré pour les États (la santé publique, autant dire la sécurité nationale) est «réputé être chez nous une chasse gardée d’anciens ou d’actuels responsables, à travers leurs enfants ou des partenaires d’affaires. La filière des fils et des filles de (…) est bien fournie dans le métier du médicament où l’on entend citer la fille de (…) ou encore le fils de (…). La liste est longue et tout le monde n’a d’ailleurs peut-être pas profité de la protection politique de «papa» pour se faire une place…». Mais là aussi, il ne faut pas exagérer et mettre tous les responsables dans le même sac. Nous disons cela parce qu’il arrive que des journalistes, «suggestionnés» par des concurrents potentiels, attaquent d’autres responsables honnêtes et déblatèrent sur leur compte, pour détourner le regard du citoyen loin de leurs méfaits. Ainsi, «le ministre (…), professeur de sont état, a décroché une palme», écrivaient-ils.
Et de continuer : «Le fils de ce ministre est devenu un «sérieux» importateur de médicaments durant le délai inférieur à deux ans, où son père dirigeait le ministère de la (…). Grand bien lui fasse, s’il n’y avait ces témoignages grinçants de nombreux importateurs nationaux et de multinationales installées en Algérie évoquant des blocages douteux de leurs programmes d’importation… Ainsi, la saga des relations malsaines du pouvoir et du médicament s’est enrichie d’un épisode». Ces genres d’attaques sont aussi graves que dangereuses, quand elles ne sont pas justes, et démontrent que la véritable mafia sait bien travailler pour brouiller les pistes. Mais les journalistes auraient dû prendre toutes les précautions pour ne pas tomber dans le panneau, sauf si les écrits deviennent une autre tactique pour «soulever le couvercle de la fausse septique» et … débusquer les véritables coupables ! Cela étant, le secteur de la médecine, qui d’ordinaire est d’un usage important pour les nobles services qu’il rend aux populations, n’est pas épargné par ailleurs. Il y a comme de la grande magouille qui sévit dans ses rangs.
«Un millier de médecins spécialistes au chômage», titre un quotidien. N’est-ce pas grave une situation pareille dans un pays qui souffre encore de manque dans ce domaine ? En effet, ces médecins spécialistes vivent dans l’incertitude, ils attendent impatiemment que les autorités habituellement concernées se ressaisissent, alors que le manque dans les infrastructures de santé est frappant. Un spécialiste dénonce carrément la léthargie des responsables, pour ne pas dire les «freins», en confirmant, bien sûr, que les établissements sanitaires sont très favorables à ces recrutements. Et de continuer «qu’il ne cache pas qu’il envie quelques-uns de ses camarades de promotion ayant choisi les chemins de l’exil où ils exercent avec toute la dignité requise».

Voyons encore les conséquences d’Octobre et le marasme qui s’en est suivi du temps où le terrorisme faisait sa loi. Oui, en effet, le délabrement a produit de fâcheuses conséquences dans tous les domaines. Aucun secteur n’a pu échapper à son verdict. Pendant des années, notre pays vivait au rythme de l’inquisition et son cortège d’angoisse, de peur et de misère. L’évolution que nous avions connue du temps où nous produisions du concret, s’est vite estompée pour laisser place au besoin, à la désolation, à l’abandon, à la dérive, au massacre et à la perte de confiance dans tout ce que nous entreprenions. Nous étions, en ce temps-là, un pays à grands risques et un peuple non fréquentable. Il ne faut pas avoir peur des mots… Hélas, c’est la vérité. Ainsi, selon les experts cette performance médiocre qui recoupe bien d’autres malédictions dans notre pays est l’expression de cette crise du facteur humain – nous le répétons encore –, avec un chômage endémique, une paupérisation accrue, une délinquance en hausse… et bien d’autres raisons que nous avons déjà évoquées ou que nous évoquerions au fur et à mesure dans cette analyse.
Par exemple, comme écrivait un autre journaliste : «Lorsque la santé, l’éducation et la justice d’un pays se portent mal, son État ne peut se prévaloir d’aucun respect. Il y a là aussi matière à réconciliation entre l’État et la société : le premier doit demander pardon à cette dernière pour avoir affiché le plus fort taux de mortalité dans ses urgences et poussé à l’exil des compétences médicales chèrement formées, pour avoir transformé ses enfants en zombies, égorgeurs à l’identité «suspendue», et pour avoir enfin transformé la solennité de l’acte judiciaire en parodie de justice». Ainsi va le délabrement, jusqu’à la société qu’appellent les autres analystes la foule. Chez nous, un des responsables politique l’a appelée «El Ghachi». Continuons sur cette lancée et enchaînons avec la foule… «Cette foule se laisse haranguer parce qu’elle sait s’aligner comme des roseaux pour former un enclos. Elle sait croire. Elle sait culpabiliser. Elle suit les moindres mouvements de sa propre peur, qu’agite par cadence répétée le harangueur qui la regarde en fronçant les sourcils.
Les lèvres tremblotantes, l’index droit pointé sur l’inconnu, tapotant sur le pupitre les trois coups de théâtre, il sait à quel moment elle va crier, vibrer, hurler de plaisir, comme un seul être, pour dire son accord avec ce qu’elle tait. Il sait la tenir et faire retrouver la fraîcheur à une phrase maintes fois répétée, puis s’arrête pour exhorter sa patience… La foule n’a pas de visage. Elle a un bruit, sa seule puissance, sa seule nuisance. Il continue donc à parler au bruit. Le harangueur n’a pas une forme particulière. Il peut être gros ou maigre, grand ou petit, noir ou blanc, jeune ou vieux, chevelu ou chauve. Ou entre les deux. La foule aussi. Il n’a pas d’idéologie ou fait semblant de la mettre de côté, l’espace d’une campagne. Mais il arrive que de la foule s’élèvent quelques voix pour dire qu’elle a besoin de manger, de boire, de travailler, de s’habiller, de… et de… et de… et encore de… Le harangueur n’entend plus ces voix, car elles viennent du fond et qu’il est trop loin. Trop haut. Tellement loin et tellement haut… Les «harangueurs associés» auront alors affaire aux «foules associées». Or, les harangueurs oublient le calendrier et c’est précisément ce que réclament les acclamations de la foule.

Un vrai calendrier, avec de vrais mois et de vrais jours. La harangue muera alors en discours politique. Un vrai discours politique». Le même jeune reprend la parole, sans la demander. Il résiste, il semble plus énervé qu’avant. Il se cabre, il proteste contre ce manque de sérieux. Il voudrait entendre plus sur les causes de notre marasme. Il se révolte et manifeste son mécontentement. L’artiste, toujours serein, répond impassiblement : – En effet, allons maintenant vers un autre sujet. Parlons du manque de confiance et du manque de sérieux de nos institutions. Il y a lieu de dire qu’aujourd’hui, même si le terrorisme s’atténue et que la situation sécuritaire s’améliore, il y a toujours ce manque de confiance à l’égard de notre pays et cela est la conséquence du manque de sérieux de nos institutions et de certains de nos dirigeants qui n’ont pas su se hisser au rang de leur responsabilité et de leur réputation, si vraiment ils en ont une. L’empirisme nous poursuit encore et notre désinvolture et notre insensibilité – il n’y pas d’autres termes pour qualifier nos comportements vis-à-vis des choses sérieuses – se perpétuent dans une atmosphère de complaisance et de suffisance béate. Par contre «le citoyen et l’individu sont niés comme acteurs essentiels de leur vie, de leur environnement et des choix conscients qu’ils ont à faire».
Un de nos éminents journalistes faisait cette remarque dans un excellent papier intitulé : «Le développement durable : mythe ou réalité ?». N’est-ce pas une remarque valable pour notre pays ? Si j’en parle, c’est parce que je pense qu’elle ne nous éloigne pas de notre sujet principal à savoir : le manque de sérieux qui «féconde» forcément le délabrement de la situation avec les vols, la corruption, les passe-droit, la concussion, le laisser-aller, le «je m’enfoutisme», la paresse, l’oisiveté et j’en passe. C’est-à-dire tous les maux qui plongent notre pays dans l’irrationnel et l’incongruité et notre peuple dans le marasme, la clochardisation et la décadence. Quant au développement durable, dont nous chantons les louanges, il faut dire que c’est un autre sujet pour lequel nous devons réfléchir sérieusement.
On ne peut décider de sa mise en application, comme cela, dans cette ambiance qui nous tient, alors que nous savons que c’est une culture qu’il faudrait instaurer dans notre environnement… dans cet environnement qui est malheureusement hostile à toute forme de changement, par le labeur, l’assiduité et le courage. C’est pour cela qu’il faut lui choisir de grands cadres, sérieux, compétents, pouvant se distinguer à tous les niveaux en remplissant convenablement leurs tâches. De cette façon, nous n’aurons plus à nous plaindre, chaque fois, de ce manque d’intérêt dans tout ce que nous entreprenons. Nous n’aurons plus à entendre des propos qui nous démobilisent et qui nous mènent droit vers la démission et la déprime. Un humoriste disait, en faisant le constat général de nos sérieuses défections, y compris celles dans le domaine du football : «Que pouvons-nous risquer de pire que ce que notre football nous a déjà fait vivre comme calvaire, sous la baguette désenchantée de (…) et de plusieurs de ses prédécesseurs ? Y a-t-il profondeur plus glauque que celle dans laquelle patauge déjà notre baballe ? Éliminés de la Coupe d’Afrique, éliminés de la Coupe du monde. Éliminés de la plupart des compétitions de clubs.

Classés 82 ou 83e sur l’échelle ouverte de la Fédération internationale. Éliminés de la configuration du jeu FIFA 2005 sur PlayStation 2. Que pourrions-nous risquer qui ne nous soit déjà arrivé ?». Cela aussi est «l’après-Octobre»… malheureusement. Je terminerai enfin cette accablante rétrospective par les émeutes, cette nouvelle forme de «rouspétance», quand le dialogue perd de sa sonorité et nous mène droit vers le désordre et plus souvent vers le chaos. Des localités et des régions qui faisaient dans le terrorisme se sont recyclées dans les émeutes. Lasses d’attendre et ne trouvant pas d’interlocuteurs sur les lieux, dans ces bourgades où le mot espoir est étranger, les populations sortent et s’expriment durement, violemment, en attaquant et en brûlant tout sur leur passage pour manifester leur colère vis-à-vis d’autorités injustes et par trop complaisantes avec les proches et les amis. Ces émeutes à répétition n’émeuvent plus. Elles ne font plus réagir les responsables politiques.
A peine débouchent-elles parfois sur le limogeage d’un bouc émissaire. Un pays qui a subi 200 000 morts peut fermer les yeux sur une petite émeute car elle n’a pas d’impact sur les «équilibres internes du pouvoir». Ainsi, vont les émeutes… et les victimes seront de nouveau prises, à la prochaine saison des émeutes, dans l’engrenage : revendications non satisfaites et injustice, qui déboucheront inévitablement sur la répression, les arrestations… A cet instant précis, comme dans un début d’émeute, les jeunes, précédés par le sage, avancent précipitamment devant la scène et, d’une voix retentissante… – Quel effondrement ! Quelle situation déplorable qu’est la nôtre ! Le pays ne mérite pas toutes ces turpitudes et ces malheurs ! Reprenons notre souffle et allons au devant de nos responsabilités ! Le pays a besoin de nous, il nous attend… nous sommes là ! L’artiste, qui marque un temps d’arrêt après cette intervention, revient corps et âme dans la salle. Il comprend fort bien ce que veulent les jeunes.
Il mesure leur déception, il appréhende leur amertume, il saisit leur appel. N’était-il pas jeune, lui aussi ? De là, il s’adresse à eux principalement, et à tous les autres spectateurs, pour les mettre devant leur responsabilité. C’est un plaidoyer qu’il fait pour défendre ce pays qu’on est en train de massacrer, de dépecer, selon ses propres termes. Il veut leur faire savoir que ce n’est pas le pays qui «n’est pas bien» – d’après la formule consacrée de ceux qui se plaignent constamment –, mais ce sont les gens, et beaucoup plus les responsables, qui l’ont souillé, pollué, appauvri et peut-être même anéanti…
– Eh oui ! Je sais que la situation est déplorable, n’en démontrent que ces nombreuses manifestions de mécontentement qui nous donnent froid dans le dos. C’est en effet, la démonstration d’un échec et d’une démission de la part des dirigeants. C’est un tout, en réalité… un tout où nous sommes tous coupables. Ainsi, il n’est pas aisé que certains parmi nous puissent se soustraire à cette sentence car le déséquilibre créé au sein du peuple vient aussi et, en grande partie, de notre mauvais comportement, c’est-à-dire de nos pratiques dégoûtantes, dans tous les domaines. Notre pays ne mérite pas tout cela ! Il est grand, il est beau, il a tout pour être mieux travaillé, mieux respecté. «Quand à vous – en faisant allusion à ces «repus» qui parsèment la salle et qui le regardent du coin de l’œil – vous vous plaisez dans cette situation», leur lance-t-il, presque avec mépris.
Ensuite il reprend… durement, hargneusement : «On dirait que vous n’êtes pas concernés par le marasme qui vous entraîne de jour en jour vers plus de délabrement et de misère. Votre silence, ou pire encore votre capitulation devant le drame qui vous accable démontre, on ne peut mieux, votre faiblesse et votre indifférence quant à la solution de vos problèmes par vos propres moyens. Oui, je vois parmi vous des gens sourire, ne sont-ils pas concernés par mes propos ? Croient-ils, peut-être, que je m’adresse seulement aux autres qui suivent, impuissants, la chevauchée de la vie, avec ses méprises et ses illusions, sans pouvoir y apporter quelques solutions, faute d’avoir et de savoir ? En effet, je m’adresse à vous – et il désigne ce bon groupe de «gros et gras» qui pavanent en lançant des quolibets dans la salle –, je m’adresse à ces «preuves» de cette triste condition dans laquelle nous pataugeons. Vous qui avez profité des largesses du système, qui avez bâti votre gloire sur la sueur et la naïveté des autres, de ces malheureux travailleurs qui ont tout donné au cours de leur participation au quotidien, qui se sont essoufflés et épuisés à la tâche pour vous permettre de prospérer et de faire croître vos dividendes et vos fortunes. Je m’adresse à vous, comme je m’adresse à plus haut, à ceux qui vous ont laissés jouir de la situation et vous ont agréés parmi les grands de ce pays, ces intouchables qui font et défont la politique à leur guise.»
Le sage s’est senti obligé d’intervenir, exaspéré lui aussi après cette dernière réplique de l’artiste. Il veut le soutenir et, dans un geste de compassion, il reprend le débat en question, une fois encore: – Qu’étaient-ils hier, ces gens de la finance et de la puissance ? Qu’étaient-ils, avant de connaître le prestige, le rang et les honneurs ? Demandez-leur, je vous prie ! Ils vous répondront, non sans vouloir cacher leur embarras, qu’ils étaient des bouseux, des petzouilles, ou pour paraître décents, des miséreux, dont la fortune a fait un mauvais placement en les habitant après des affaires pas tellement honnêtes. Il faut leur poser la question, c’est nécessaire pour comprendre nos déboires et nos difficultés quant à juguler l’ensemble de nos tourments. Allez-y, posez-leur la question ! Et les jeunes de suivre leur sage bonhomme, en s’écriant :
– Oui, qu’étaient-il ces misérables grognons pour nous railler aujourd’hui ? Qu’étaient-ils, nous vous posons la question ! De grâce, répondez-nous !
A ces «maux», et le terme est à sa place, l’artiste reprend de plus belle et attaque sans répit cet auditoire qui représente une société à plusieurs vitesses, à plusieurs faces, qui mange à plusieurs râteliers et ne se soucie pas d’être la risée de ceux qui vivent pour leur probité et leur droiture. Effectivement, il voit en lui (l’auditoire) toute une société qui se meut dans une atmosphère de déperdition, sans essayer de se reprendre et de changer ce qui s’impose à elle… pour sa survie, comme une nécessité absolue : – En effet, notre pays souffre d’une absence de sérénité et cela… dans tous les domaines. Avons-nous été à la hauteur pour lui assurer la contenance et la circonspection que doit avoir un pays qui se respecte pour vaquer à ses obligations de construction et de croissance ? Avons-nous été assez vigilants pour le bâtir selon nos aspirations et nos engagements ? Avons-nous été unis pour entreprendre, la main dans la main, l’effort de développement et de civilisation ? Autant de questions que je vous pose et auxquelles je suis certain que vous ne pouvez répondre sincèrement, correctement, ni aujourd’hui, ni demain, parce que vous êtes pris dans l’engrenage de cette atmosphère qui vous a longtemps réduits au silence.
La mise à nu de mécanismes de concussion et de trafic d’influence qui sont des thèmes récurrents des spectaculaires débats par ailleurs, chez les gens civilisés, créent, chez nous, ce climat incommodant qui, malgré toutes les condamnations au sein de l’opinion, reste sans espoir de changement et de moralisation de la vie publique. Vous êtes habitués à vous taire, malheureusement. Vous voyez le mal et vous le fuyez. Pourvu qu’il ne vous atteigne pas. Ainsi, vous pensez et ainsi vous vous en débarrassez d’une corvée que vous n’êtes pas en mesure de supporter. N’est-ce pas l’application du dicton du légendaire «Djeha» que vous suivez à la lettre pour ne pas vous enliser dans des situations que vous pensez être préjudiciables pour votre quiétude et votre repos ? Les voleurs, les trafiquants, les corrompus pullulent dans le pays. Tout le monde les connaît, personne n’ose parler, sauf en catimini. Oui, les voleurs pullulent ! El le sage de l’interrompre d’une voix saccadée, d’une voix qui sort des entrailles, comme une voix d’outre-tombe, baignant la salle dans une consternation incomparable :
– Nos voleurs sont plus forts que tous les autres voleurs dans le monde ! Nos voleurs ont dépassé les règles de la déontologie mafieuse établies selon des normes reconnues officiellement par le syndicat du vol et de la rapine ! Nos voleurs commencent directement par les grands coups de maîtres… pour leurs coups d’essai ; ils deviennent riches, très riches, comme Crésus, en l’espace d’une pêche miraculeuse ! «Nos voleurs n’ont jamais commencé par une formation graduée pour apprendre les règles de soustractions avantageuses qui feront progressivement des bénéfices quand ils les reconvertissent en de bonnes additions. Nos voleurs entament directement la post-graduation et raclent, dans un esprit de boulimie, tout sur leur passage. Ils sont capables de voler un bœuf comme s’ils volent un œuf. Rien ne les arrête, même pas la peur de l’État et les sanctions de ce dernier, si sanctions existent. Tout cela, parce que tout le monde sait que le vol et la corruption, dans notre pays, sont tentaculaires et ont pu trouver dans l’autoritarisme et son impunité concomitante le terreau le plus favorable à son ancrage et son exceptionnelle extension».
L’artiste enregistre cette incursion d’un homme averti, éclairé, et reprend la parole pour s’exhiber une fois de plus dans une autre diatribe contre l’insoutenable hypothèque de la corruption, ce mal qui risque de devenir incurable dans notre pays à cause de sa généralisation. – «Notre pays est rongé par la corruption !», dit-il, d’une voix excédée par la colère. «Vous vous rendez compte, l’argent public, le domaine public immobilier, à commencer par les fameux biens vacants, les passations de marchés, le crédit bancaire et, aujourd’hui encore, le foncier, contribuent à faire de la corruption l’une des formes admises de redistribution de la rente, de création et de développement de fortunes colossales, le plus souvent expatriées ou réinvesties dans les signes ostentatoires de performance sociale à travers un luxe démonstratif.»
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)