«Fille de Burger», par Nadine Gordimer

Littérature classique africaine

Célèbre romancière de l’Afrique du Sud, prix Nobel de littérature 1991, disparue en 2014, Nadine Gordimer avait fait de sa fiction un puissant outil de dénonciation des brutalités perpétrées par son gouvernement contre la population Noire du temps de l’apartheid.

Paru en 1979, son septième roman, Fille de Burger, met en scène l’héritage intellectuel d’un grand activiste anti-apartheid qui a réellement existé, tout en s’interrogeant sur le coût humain et familial de l’engagement politique. Ce roman est l’un des grands livres sous la plume de la magistrale chroniqueuse des heurs et malheurs de son pays que fut Gordimer.

Lionel et Rosemarie
Burger est le nom de famille de Rosemarie, l’héroïne du roman. Celle-ci est la fille d’un certain Lionel Burger, militant de la cause anti-apartheid en Afrique du Sud. Chirurgien réputé, l’homme a voué sa vie à dénoncer l’apartheid mis en place par le régime afrikaner, qui maintient la majorité noire dans une zone grise de non-droits politiques et sociaux. Lui-même Afrikaner, Burger est un révolutionnaire dans l’âme. Membre de l’aile radicale du Parti communiste sud-africain, il prêche la révolution et rêve du grand soir qui enverra dans la poubelle de l’Histoire le système honni. Nous sommes dans l’Afrique du Sud des années 1960-70 lorsque le régime d’apartheid, qui jouit du soutien des démocraties occidentales – guerre froide oblige-, est au plus fort de son pouvoir de nuisance. L’auteur Nadine Gordimer s’était inspirée de la vie d’Abram Fischer, grande figure du combat anti-apartheid de cette période, pour construire le personnage de Lionel Burger. Ce dernier n’est pas pour autant le personnage central de ce roman. Le récit est bâti autour de la quête identitaire de sa fille, qui vit dans l’ombre de son père à la personnalité charismatique. Elle cherche à trouver sa place dans sa société fondée sur l’injustice et le racisme institutionnalisés.

Un roman engagé ?
Roman engagé oui, roman de propagande, non. Ce livre dénonce l’horreur de l’apartheid dans toute son urgence et son ampleur, sans tomber dans le moralisme. « Je défie quiconque de trouver une once de propagande dans aucun de mes romans », aimait dire Nadine Gordimer, tout en affirmant la mission idéologique de l’écrivain. Une mission qu’elle a menée elle-même avec brio, si bien que son œuvre, composée d’une vingtaine de romans, d’essais sur la littérature et de tribunes anti-apartheid, lui a valu en 1991 le prix Nobel de littérature. Le jury suédois avait salué l’éclairage précieux qu’elle avait su apporter dans sa fiction sur les « répercussions morales et psychiques » de la discrimination raciale.

« La laide réalité de l’apartheid »
Socialement, Gordimer appartenait à la bourgeoisie anglophone de Johannesburg, animée des valeurs de l’humanisme libéral, et favorable à l’avènement d’une Afrique du Sud multiculturelle. Elle avait rejoint très tôt le Congrès national africain dont, en 1957, elle avait hébergé le président de l’époque Albert Luthuli, qui était en liberté sous caution. Comme elle était sensible aux injustices perpétrées contre les Noirs, c’est tout naturellement que la « laide réalité de l’apartheid » est devenue le sujet des romans et des nouvelles qu’elle a commencés à écrire à partir des années 1950. Ses premiers manuscrits furent refusés sous prétexte qu’ils portaient atteinte à la politique raciale de la République sud-africaines. Publiés ensuite, ils seront censurés, ce qui a été le cas de Fille de Burger, son septième roman paru en juin 1979. Or Gordimer jouissait à l’époque déjà d’une réputation internationale. La critique unanime que suscita à travers le monde l’interdiction dont était frappé son roman força les autorités sud-africaines à revenir sur leur décision. Les historiens de la littérature ont raconté que la véritable raison de ce retournement serait le constat par les bureaucrates du département de la censure que ce roman était beaucoup trop complexe et sophistiqué pour intéresser ou influencer le grand public. Il ne pouvait donc être gênant pour le pouvoir.

Une narration complexe et sophistiquée
Fille de Burger est considéré aujourd’hui comme le roman le plus politique et le plus émouvant de la romancière sud-africaine à cause de son traitement complexe et sophistiqué de la problématique de l’apartheid. C’est une œuvre qui va au cœur du conflit racial, sans mettre en scène directement les émeutes, les tortures ou la violence contre les Noirs. Comment Nadine Gordimer parvient-elle alors à sensibiliser ses lecteurs aux enjeux et drames de l’apartheid ? En privilégiant les conflits intérieurs que suscitent les événements. « C’est étrange de vivre dans un pays où il y a encore des héros », s’exclame la protagoniste. Ce constat est la source du dilemme auquel est confrontée la fille de Lionel Burger, déchirée entre son éducation idéologique et la recherche de sa propre identité et de son enracinement dans le monde. Sa quête va conduire la jeune femme, après la mort de ses parents, ce qui survient dès les premières pages du roman, à quitter l’Afrique du Sud et à partir vivre dans le sud de la France, loin des turbulences politiques et les brutalités sud-africaines. « Je ne sais plus comment vivre dans le pays de Lionel », se dit-elle, consciente qu’elle doit s’éloigner de l’héritage paternel fait d’engagement et combat pour l’égalité et la justice. Rosemarie, même son nom, inspiré du prénom de la militante marxiste Rosa Luxembourg, porte l’empreinte des convictions idéologiques de ses parents. Elle se sent prisonnière de ce passé, mais elle demeurera à tout jamais la « fille de Burger ». Le dénouement de ce récit est trop subtil et trop important pour être résumé en quelques mots. Disons qu’il est le résultat d’une quête intérieure. Il s’agit d’un processus douloureux de connaissance de soi dont la narration évocatrice, sur fond des drames de l’oppression raciale et de la radicalisation des mouvements noirs, fait la force de Fille de Burger. Bref, un roman qui se veut à la fois historique et « biographie de l’être » à la Virginia Woolf, qu’on lit ou relit avec bonheur.
T.Chanda

«Fille de Burger », par Nadine Gordimer. Traduit de l’anglais par Guy Durand. Editions Albin Michel, 1982. (Disponible en collection « Livre de poche».)