«La Vie et demie» de Sony Labou Tansi

Littérature classique africaine

Le Congolais Sony Labou Tansi, disparu en 1995, à l’âge de 48 ans, était l’un des écrivains les plus novateurs de la littérature africaine contemporaine.

Révélé dans les années 1970 grâce au concours de théâtre organisé par Radio France Internationale, son théâtre prolifique et profondément subversif, jouit d’une audience internationale. Sony était aussi romancier, avec six romans à son actif. Ses romans ont révolutionné l’écriture romanesque, en rompant radicalement avec le social réalisme qui a longtemps caractérisé la fiction africaine. Son premier roman «La Vie et demie», devenu un classique francophone, est plus proche de l’imaginaire merveilleux latino-américain que de Balzac ou de Zola.

Ecrire par étourderie
«La Vie et demie, ça s’appelle écrire par étourderie», écrit Sony Labou Tansi dans l’Avertissement qui accompagne son roman. Cette affirmation ressemble plus à une coquetterie d’artiste qu’à un sentiment réel d’être entré dans la littérature par inadvertance. L’écriture était sa vie, comme n’ont eu cesse de dire ses amis qui l’ont vu à l’œuvre. Poète, homme de théâtre et romancier, Sony était l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre, de poésies et de six romans dont La Vie et demie. A la fois cruel et drôlatique, ce premier roman sous la plume de cet homme de théâtre est une satire féroce de l’Afrique des régimes dictatoriaux. Dans le contexte congolais dont s’inspire Sony Labou Tansi, la dictature se caractérise par sa loghorée verbale marxisante appelant à la révolution et à la fin de la «bourgeoisie compradore». Pour raconter ces hypocrisies, l’auteur privilégiera le ludique, le parodique et le baroque, arrachant la fiction africaine à son ancrage social et auto-célébrationnel, pour l’inscrire fermement dans le réalisme critique. La Vie et demie, dépouillée de toute intention didactique, s’inscrit dans cette mouvance.

Un roman inracontable
Difficile de résumer ce roman car sa narration sophistiquée et complexe, procède par des successions d’images caricaturales et insoutenables, privilégiant le visuel et l’esthétique aux dépens du narratif. Orgies sexuelles, exécutions sommaires, supplices, banquets carnavalesques se suivent et se ressemblent dans ces pages qui n’hésitent pas à convoquer pour qu’ils viennent donner un coup de main aux vivants. Le roman s’ouvre sur une scène de banquet organisé par le chef de l’Etat pour fêter sa victoire sur Martial, le chef de l’opposition. La mise à mort barbare de l’opposant s’est déroulée sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Ces derniers se sont retrouvés ensuite au banquet anthropophagique où on les a contraints à manger le corps de leur parent, réduit littéralement en chair à pâté et en daube.
Nous sommes en Katamalanasie, pays imaginaire d’Afrique, sur lequel règnent des générations de «guides providentiels» dont les méfaits se reproduisent à l’identique en une sorte de cercle vicieux, infernal et répétitif. Victime principale de la terreur que fait régner cette dynastie des dictateurs sanguinaires à la tête de leur pays, la population s’épuise et désespère.
L’espoir va renaître, avec le retour du spectre du défunt Martial revenu hanter les «guides providentiels». Dans les œuvres de Sony Labou Tansi où le réel côtoie le fantastique, les morts n’y meurent jamais tout à fait. Le fantôme de l’opposant assassiné imprime sur le visage des tyrans une marque noire, les condamnant à l’impuissance et à la folie. Parallèlement, la fille de Martial, l’unique rescapée de la famille du traître, prend la tête de la rébellion contre la dictature. Habitée par l’esprit de son père, la belle Chaïdana se vengera des méfaits du régime, éliminant au cours des ébats amoureux les membres les plus influents de la dictature katamalanasienne. Devenue une véritable machine à tuer, elle entraîne le lecteur dans un labyrinthe d’intrigues, conduisant son peuple à travers sa lointaine descendance vers la victoire finale.

Résonances shakespeariennes
La Vie et demie ne raconte pas une belle histoire, mais «les névroses d’une société bloquée», comme le rappelle le spécialiste de cet auteur Boniface Mongo-Mboussa. Les modèles de Sony Labou Tansi ne sont ni Balzac ni Zola, mais plutôt la fantaisie débridée et loufoque à la Gabriel Garcia Marquez, ce qui est sans doute plus adaptée pour dire les dysfonctionnements de l’Afrique des dictatures et des guerres civiles qu’incarne la République imaginaire de Katalamanasie. C’est aussi un livre très littéraire, riche en résonances shakespeariennes – pensez à Macbeth assailli par les fantômes sanglants de ses victimes. L’héroïne du roman, Chaïdana, partageant la couche du Guide providentiel dont dépend sa vie, n’est pas sans rappeler le destin de Schéhérazade dans Mille et une nuits. Toute cette richesse fait que, malgré les décadences de la triste période postcoloniale que ce roman met en scène, en refermant le volume le lecteur ne garde en tête que l’inventivité jouissive de son auteur qui prophétisait qu’«un jour, la terre et le ciel se recoudront».
T. Chanda
La Vie et demie, par Sony Labou Tansi. Editions du Seuil, 1979 (disponible en édition poche)