Le rêve est gratuit

Ne m’en voulez pas…

Préambule
Peut-on dire que ce que j’écris dans ce texte est une véritable pièce de théâtre, classique, selon les normes requises dans ce genre de littérature ? Le lecteur sera seul juge. En tout cas, si elle n’en est pas une, j’aurai le mérite d’avoir essayé. Mon intention est de présenter quelque chose qui se tient, sur le plan du contenu, c’est-à-dire du message que je veux transmettre. Mon autre intention est de présenter quelque chose qui arrive à ce même lecteur dans un style accessible, facile à parcourir, afin qu’il ne puisse s’embarrasser de trop d’élocutions pour lesquelles il lui faudrait trimballer une encyclopédie de langue et de grammaire, pour en comprendre le sens et la dimension de cette tragédie qui se joue, hélas, sous nos yeux. Ce serait, de ma part, une marque d’égoïsme et une manifestation de pédanterie, que je ne devrais jamais afficher, eu égard à ce que je souhaite léguer à la jeunesse, surtout.

Un des responsables, situons-le au niveau le plus haut de la région, est allé voir le directeur de la Coopérative des fruits et légumes, pour lui demander, sans retenue, de l’aider en achetant le produit d’un des vignobles de la révolution agraire, à un prix qui dépassait l’entendement. Le directeur ne pouvait accéder à sa demande car la proposition était grotesque et, en plus, il avait des comptes à rendre par ailleurs… Un marchandage sordide s’en est suivi et le directeur ne céda que lorsque le grand responsable lui avait expliqué que c’était une «opération politique» et qu’il fallait faire fi des règles en cours et passer outre les recommandations en matière de transactions commerciales. De plus, cette Coopérative des fruits et légumes, un organisme parasitaire, avait de l’argent. Elle en avait même trop. Cette manne provenait des «bénéfices» accumulés sur le dos des paysans, sans le moindre effort. Comment alors ne pas le distribuer «pour une si bonne cause» lorsqu’on en a en trop ? C’est ainsi que le produit de ce vignoble, multiplié par dix fois son prix réel, était supposé représenter le rendement d’une équipe de bénéficiaires qui venait d’être installée depuis peu sur cette terre, où elle avait même trouvé des ceps qui regorgeaient de belles grappes de raisin.
Quelques temps après, les bénéficiaires reçoivent chacun une enveloppe consistante ! Que pouvaient-ils espérer de plus ? C’était, en effet, l’argent de la «transaction politique» qu’on avait distribué aux bénéficiaires fraîchement installés sur cette terre opulente. C’était la démagogie de ces responsables qui trichaient avec le pouvoir pour paraître plus engagés et plus travailleurs que d’autres responsables. C’était les avatars d’une révolution qu’on a jetée en pâture, entre les mains de gens fourbes et avides qui l’ont maculée de leur ignominie et présentée, après, comme l’erreur fondamentale d’un homme, d’un prestigieux dirigeant, qui n’avait pourtant que de bons sentiments pour son peuple. – «Vous voulez encore une autre histoire», demande l’artiste à l’assistance qui le suit obstinément parce qu’elle sent qu’il pénètre les profondeurs d’un pays malmené par les siens ? Évidemment, certains ne sont pas d’accord. Leurs «rictus» n’échappent pas à l’artiste qui ne se fait pas prier pour enchaîner une autre histoire, encore plus révélatrice de ce climat affligeant, débilitant, qui jure ne pas disparaître de sitôt.
– Oui, encore une autre, et une autre, si c’est possible ! S’écrient certains. Nous sommes-là pour la journée. D’ailleurs, il n’y a que ce moyen qui puisse nous servir de thérapie contre les maux qui nous assaillent. Peut-être que ? «Bon, d’accord, ouvrez bien les oreilles», dit l’artiste, non sans remarquer la réaction de ces mêmes personnes qui ne voulaient pas entendre ce genre de critiques contre leurs amis, ces ploucs qui sont devenus riches en l’espace de quelques transactions malhonnêtes… ni même contre des responsables indélicats, véreux et tricheurs, qui leur ont permis de devenir ce qu’ils sont… «Je m’en balance de ce qu’ils peuvent penser, se dit-il, je vais aller plus loin, puisque le rêve me le permet». Et il entame une autre histoire.
– Il s’agit là d’élections, ces élections qu’on a toujours souhaitées «propres et honnêtes» pour permettre à nos assemblées élues d’être plus performantes et d’œuvrer dans l’esprit d’une plus grande participation à la construction du pays. C’est beau comme aspiration. Mais la réalité sur le terrain est-elle au diapason des orientations constamment réitérées et des soucis de nos masses longtemps exprimées ? Rien de cela. Les élections engendrent toujours de grands conflits, infligent des drames, créent des situations de rente chez certains, assurent d’autres d’une force inestimable à travers laquelle ils trouvent des occasions pour soigner leur image et s’imposer en maîtres des lieux…

Pour cette «histoire», présentement, des responsables qui se sentaient concernés directement, ou qui aidaient d’autres prétendants, n’ont pas cru devoir respecter les directives venant de plus haut. Certains ne pensaient pas qu’il était nécessaire de soumettre à l’approbation démocratique des listes riches en propositions, afin que le peuple ait le sentiment profond de choisir librement ses représentants. Ils ont imposé soit des listes uniques à l’assemblée des militants ou des listes qui ne reflétaient pas le choix de celle-ci, en faisant jouer le népotisme et l’esprit de clan, soit des listes qui sentaient le tribalisme au détriment de l’émergence de potentialités jeunes, valables et compétentes. D’autres raisons qui, encore une fois, ont affecté la démocratie et qui sont plus dangereuses, consistent en les comportements de candidats eux-mêmes qui, croyant à l’impunité, sont allés prendre des orientations plus solides chez les chefs de «zaouias» avec lesquels ils ont ratifié des «traités». Ceux-là ont fait fi des orientations et des directives de l’autorité en place. Dans cette conjoncture de grandes sommes d’argent ont été dépensées pour financer ces campagnes parallèles et illégales, et de somptueuses réceptions «bachiques» ont été organisées pour créer ces fameuses alliances contre nature et renforcer le front de l’inimitié contre les tenants de la rigueur, de la légalité et de justice.
L’histoire que je raconte nous renvoie au Moyen-Âge où des alliances se constituaient au détriment de la chose publique, car au profit d’un potentat local. Ainsi, l’autorité de l’État a été bafouée par ce bras de fer qui opposait des énergumènes, ayant trouvé refuge dans une «officine maraboutique» aux autorités locales qui œuvraient – cette fois-ci –, légalement, et s’efforçaient de ne pas céder aux pressions de la «zaouia». Malheureusement, la course effrénée vers la responsabilité, côté candidats, et le désir ardent de cette compétition, uniquement pour arborer la puissance et le «pouvoir», côté certaines personnes «spirituellement influentes» au niveau de la région, ont fait que les critères de choix, dûment établis par la Direction politique du pays, n’ont pu être respectés et appliqués. Et cette bande – il faut l’appeler ainsi –, est allée chercher ailleurs ses orientations, plutôt ses ordres, et a créé, en toute impunité, un foyer de tension qui risquait de ne pas être maîtrisable. Des truands, pratiquement, des brigands… Voilà ce qu’étaient ces furieux candidats qui se plaisaient à déclarer qu’ils descendaient de familles nobles de la région. Voilà ce qu’étaient des inconscients qui avaient tenté de prendre de force la commune avec l’accord tacite du patriarche de la «zaouia», qui avaient tissé des liens solides, en réalité des liens familiaux, avec la plus grande autorité du pays. Ainsi, il va sans dire que le patriarche, dont il est question, avait un poids considérable dans la région où le maraboutisme et le fanatisme, aux relents obscurantistes, s’étaient incrustés solidement chez une bonne partie de la population.
De ce fait, le «Cheikh» avait plus d’influence et plus de poids que n’importe quelle directive de l’autorité centrale du pays. Il suffisait alors qu’il fasse part d’un quelconque souhait pour que tout soit exécuté aveuglément. Ses campagnes avaient plus de force et plus d’impact que les campagnes officielles, dirigées par les institutions de l’État. Ce pouvoir occulte horripilait le «délégué du pouvoir» – on l’appelait ainsi –, celui qui a été dépêché pour superviser ces élections. Il provoquait en lui une grande répulsion autant qu’il agaçait ceux qui le soutenaient, parmi les responsables locaux, et qui avaient constitué un bloc homogène pour se défendre légitimement en combattant ces phénomènes néfastes engendrés par des infractions aux lois et aux orientations du pouvoir central. Ainsi, lors de l’installation du bureau exécutif de la mairie, après les opérations de vote où de jeunes et brillants éléments ont émergé, aux côtés, bien sûr, de ces fourbes qui ont eu l’aval du «Cheikh» et sa bénédiction, il s’est passé beaucoup de choses… Des choses pas bonnes, en tout cas, ni pour le peuple, ni pour la démocratie, ni pour la sérénité de la commune. La commission installée à cet effet devait consulter tous les fraîchement élus et les responsables locaux pour choisir des candidats, parmi les membres du nouvel exécutif, qui seront, eux aussi, élus par leurs pairs.

L’opération ne pouvait évidemment se terminer qu’après un vote secret. Dans la commune en question, les élus ne voulaient pas se soumettre aux conditions préalablement établies par la Commission nationale qui supervisait les élections… Ces conditions acceptées par tous. Ainsi, le vent a tourné autrement. Les élus qui se sont mis sous la protection du «Cheikh», patriarche incontesté dans la région et «ailleurs», et qui ont statué, au préalable, seuls sans consulter les autres, sur le partage des postes, ont refusé catégoriquement de se ranger du côté de la loi et d’accepter les conditions d’éligibilité établies par la commission. Ils savaient qu’en face, il y avait d’autres candidats autrement plus sérieux, jeunes, probes et de notoriété établie. Leur refus de se plier à la loi ne ressemblait aucunement aux effets de la démocratie, c’était plutôt de la rébellion, purement et simplement. Tout cela n’a pas fait peur au délégué du pouvoir qui a pris ses responsabilités et a proposé une autre liste de candidats, parmi les élus, qui ne comportait pas les noms de ces opportunistes, adeptes de l’obscurantisme et des joutes électorales malsaines.
Il appliquait une décision qu’il avait prise, après mûre réflexion en association avec les autorités de la région, pour rétablir l’ordre et réhabiliter les autres élus qui se sont montrés dignes dans leur comportement à l’égard des électeurs et respectueux au regard de la loi. Il aurait voulu ne pas arriver à cette solution ou, à tout le moins, il aurait souhaité parvenir à un semblant d’accord puisque les manœuvres avaient été exécutées auparavant et qu’il fallait être conciliant du fait que les élections ont toujours été l’occasion où le clientélisme se faisait jour et où les passions s’exacerbaient. La décision fut exécutée sur-le-champ : les membres du bureau communal furent élus par leurs pairs, ceux qui s’étaient soumis à la loi et à la sagesse. Le délégué du pouvoir ainsi que les autorités locales ont fait leur travail. Mais ceux de la Capitale, ces grands, ces authentiquement responsables de nos problèmes et de notre avenir, ont-ils réagi positivement quand ils ont eu l’information de tout ce qui s’était passé dans cette région, auréolée du nimbe de sidi «Cheikh», patriarche sans égal, d’une volonté de fer ? Aucunement, ils n’ont même pas essayé d’entreprendre quoi que ce soit qui allait à l’encontre de l’impunité et réprimander sévèrement ces comportements qui, s’ils s’étaient produits chez d’autres que ceux de cette «Zaouia», précisément – je dis bien précisément – auraient mérité de sévères sanctions.
Le délégué du pouvoir avait installé, après le vote, un jeune ingénieur agronome à la tête de cette commune, connue pour ses belles terres et sa production agricole abondante et dominante. Mais quelle ne furent sa surprise et sa déception lorsqu’il apprit, après quelques temps, que le maire qu’il avait installé a été remplacé par un autre de la «bande», cette bande qui avait juré de ne pas baisser les bras. Moralité : la «Zaouia» était la plus forte que les institutions représentants l’État ! Ainsi donc, cette histoire qui n’est pas rare – elle s’est produite ailleurs, dans d’autres régions du pays –, nous révèle que nos mœurs sont empreintes de ces comportements néfastes et qu’aucune région du pays ne peut prétendre à l’exclusivité. C’est pour cela que la loi, la justice, les orientations et les bonnes intentions ne valent ce que valent les hommes, pardon les responsables, qui les appliquent. Hors, quand ces responsables sont à l’image de ceux que nous venons d’évoquer dans ces histoires, hélas, vraies, nous ne pouvons espérer mieux. Et, cela donne froid dans le dos !
Toujours le vieil homme sage, entouré de ses jeunes, intervient pour demander plus de détails :
– Continuez et dites-nous comment nous avons dévoyé notre système, comment nous avons soumis nos cadres et nos responsables à des situations difficiles, comment, enfin, nous avons habitué tout le monde à vivre d’impunité dans un pays qui ne voit pas encore le bout du tunnel…
L’artiste, continue :
– Vous me demandez, chaque fois, comment et comment et encore comment…
A moi, maintenant, de me poser une autre question, peut-être qui va nous permettre d’avancer, pour ne pas nous embourber dans ces mêmes problèmes qui nous reviennent constamment.

Ma question est la suivante : est-ce que les pratiques ont changé depuis ce temps-là ? Pas du tout. Nous pataugeons dans les mêmes tourbières et nous foulons aux pieds les mêmes principes. Ainsi, si j’ai raconté ces deux histoires, plutôt ces trois, avec celle du bouseux qui est devenu milliardaire, ce n’est ni de gaieté de cœur, ni dans l’intention de remplir cette pièce de théâtre avec des «assaisonnements» imprévus, de surcroît ennuyeux, pour allonger notre séance et… vous épater. Non, ce n’est pas du tout mon intention. Ce que je voudrais par contre vous dire, et à travers vous à l’ensemble de notre monde, c’est que tout ce qui nous arrive aujourd’hui, nous vient d’hier. Ce sont toutes les contradictions que nous avons vécues, c’est le déluge de problèmes que nous avons subis, de ces situations qui ne trouvent jusqu’à maintenant pas de solution, et c’est ce dépit et cette aigreur qui s’accumulent au fil des temps qui font que nous ne pouvons, présentement, arriver à de bons dénouements. C’est en effet une suite logique de ce que nous avons enduré sous la coupe de responsables abjects et répugnants et de ce que nous avons commis comme erreurs et maladresses, et affiché comme mépris à l’égard de bonnes manières qu’il fallait pourtant suivre avec respect et conscience. Rien ne vient au hasard, franchement ! Les réminiscences du passé sont toujours là, elles restent comme des marques indélébiles. Malheureusement pour nous qui voulons changer, progresser… Nos responsables persistent et signent dans leur gestion et leurs comportements de tous les jours. De quoi nous dérouter…
Un grand responsable, irresponsable, pour le moins que l’on puisse dire, n’a-t-il pas déclaré que «le critère de modernité ne pourrait être dissocié du crime organisé à grande échelle ?». Lorsqu’on décrypte ce message, l’on peut aller au-delà de l’entendement ou de la stupidité. Et l’on commente, en se posant des questions : «C’est-à-dire, pour notre cas, le grand banditisme serait-il donc devenu l’étalon-or pour désigner l’accession d’un pays au progrès ? Mais au fait, un pays moderne ne serait-il pas celui qui avance, progresse entre autres dans les techniques d’investigation et les moyens de faire avancer celles-ci ? Et non pas ce pays qui est rongé par la corruption, la mauvaise gestion et le trafic d’influence ?… En effet, le crime organisé devient l’apanage des sociétés prises en otage par une poignée d’individus qui s’approprient sans état d’âme les richesses d’autrui au mépris des lois qui régissent le pays (…) La corruption, chez nous, commence en haut de la hiérarchie et elle est même, dans la plupart des cas et selon les divers constats, le fait de détenteurs de l’autorité.
La preuve vient encore une fois de nous être servie par de très, très hauts responsables. Et là, on a parlé de détournement de deniers publics, d’escroquerie, de faux et usage de faux, de dilapidation, de falsification de sceaux de l’État et d’association de malfaiteurs. Et c’est notamment pour des raisons comme celles-ci que plus personne n’accorde de crédit aux sanctions promises de façon récurrente par les hautes instances du pays» et je terminerai par : plus personne ne ferait confiance à un système dévoyé, corrompu et, quelque part, avachi par tant de frustrations et de scandales. D’ailleurs, ne lit-on pas dans notre presse des déclarations aussi dangereuses les unes que les autres ? En voici une qui ferait rougir de nombreux citoyens : «Le pays a l’habitude de sa propre infamie et une immoralité de plus n’ajoute rien à l’image qu’il se fait de lui-même». En effet, depuis un temps, les affaires de corruption commencent à remonter à la surface, révélant ainsi, quoique de manière bien trop parcimonieuse et partielle, quelques aspects de ce mal politique absolu.
On y trouve de tout désormais : de la corruption blanche, grise et noire ; celle à laquelle s’adonnent les «gens d’en haut», comme celle que pratiquent les «gens d’en bas». Du scandale trop vite étouffé aux affaires obscures entre autres, d’exportation des métaux ferreux et non ferreux, des détournements de logements sociaux et autres prédations foncières, il y a décidément une panoplie d’exemples qui mériterait une recension exhaustive… On l’aura déduit, l’ampleur de la corruption traduit, en négatif, une crise des fondements éthiques d’une communauté et d’un État. Dans un régime démocratique, une communauté de citoyens et un État de droit, un scandale, comme ceux auxquels nous avons assisté, aurait immanquablement provoqué un séisme politique, des démissions en cascade, des manifestations citoyennes à répétition. Mais en dépit des pertes abyssales causées au Trésor public, cette affaire fut superbement éludée par la «classe politique». Elle n’a même pas fait l’objet d’un débat.

Pourquoi tous ces comportements néfastes qui font de notre société et de notre pouvoir comme ce troupeau dans une prairie où personne ne commande personne ? Notre peuple invoque l’autodérision comme posture sociale face aux malheurs du vécu, comme affirmait un chroniqueur. Et de poursuivre son analyse dans le même sens en affirmant que de toutes les métaphores que notre peuple emploie confusément pour parler de sa société, de son peuple, et, en définitive de lui-même, il y en a une de particulièrement troublante : celle du troupeau. «Nous n’avons pas un peuple, mais un troupeau !». Que de fois a-t-on usé de cette allégorie abrupte – ou de l’une de ses innombrables variantes – dans les discussions privées, les accès de colère, les moments de doute intellectuel ou d’abattement politique ! Le plus saisissant dans cet usage, de plus en plus fréquent à mesure que le pays s’enfonçait dans l’abîme de la crise, est qu’il n’est pas circonscrit à une catégorie sociale plutôt qu’une autre. Son emploi se rencontre partout ou peu s’en faut : dans les salons feutrés de «l’élite» comme dans les souks bruyants de la «plèbe», dans le discours des puissants comme dans celui des damnés, à cette nuance près que certains le font ouvertement, tandis que d’autres le disent en voix off ou sur un mode mineur. Remarquez que cette métaphore pastorale, comme symbole de l’ordre sociale et politique, est aussi vieille que le monde.
D’autres spectateurs dans la salle, plus insensibles que ceux qui le paraissent, par leur indifférence aux attaques de l’acteur principal, disent dans un style dédaigneux : – Chante canaris !
– Savent-ils, comme écrivait un journaliste, que leur pouvoir se perpétue, du moins pour encore quelques temps, dans un climat général délétère, fait de résignation, de soumission et de «larbinisme» dans lequel les strates inférieures de décision sont totalement tétanisées ? Savent-ils qu’au final, c’est un pays qui a perdu confiance en lui-même, comme disait un polémiste ? Et qui se trouve quotidiennement des raisons supplémentaires d’aller encore plus loin dans son mépris pour lui-même ? Dans ce cas, ces gens-là créent un véritable malaise, donnant l’impression que chez eux le discours populeux est le seul susceptible d’avoir des effets. Comme si le pays avait décidé de tout niveler par le bas, de traîner le peuple vers la misère, les hommes politiques vers le caniveau et les institutions vers la déliquescence. Ils pensent ainsi, oui, et moi… je dois encore chanter, comme ce canaris. Oui, je chante, parce que je suis dans un rêve et mon rêve me permet tout… parce qu’il est gratuit.
Du fond de la salle, un autre plouc, un deuxième, ayant profité de la mansuétude et des largesses du pouvoir s’exprime, à haute voix, sans avoir peur d’être ridicule ou d’être remis sérieusement en place. Il a l’habitude de chier dans la colle. Et, du même coup, il met en cause le système, le pouvoir, et même les responsables comme tous ses acolytes. C’est dire que des gens pareils ne savent s’attaquer qu’aux autres, le pouvoir et le système, sources de nos malheurs, selon leurs sarcasmes. Enfin, pour eux c’est pareil, le pouvoir ou le système ou même l’État. L’essentiel, c’est qu’ils ont quelqu’un sous la main pour l’insulter, pour le vitupérer. Ainsi, on rebelote. On remet sur le tapis une autre discussion sur le système et ses capacités de nuire. Et, tout satisfait d’avoir en face de lui des gens qui l’écoutent et un bouc émissaire qu’il doit dépecer, il s’élance à cœur joie : – Mais c’est le système qui est mauvais ! C’est le système qui a tout donné à ceux qui n’ont jamais travaillé ! C’est le système qui a fait de nous des assistés ! D’accord, certains, si ce n’est la plupart parmi nous, ont profité des largesses et du manque de contrôle de l’État pour arriver là où ils sont maintenant.

Mais est-ce leur faute s’ils ont trouvé les portes grandes ouvertes, les banques pleines et les esprits complaisants ? Eh bien, ils sont rentrés, tout simplement… Ils n’ont demandé à personne l’autorisation pour se servir, les caisses étaient débordantes de deniers et les gardiens n’étaient pas là. Est-ce leur faute, franchement, quand le pouvoir se laisse dépecer par ceux que vous dénoncez présentement ? Est-ce leur faute quand les responsables se taisent au vu de cette aggravation des conditions d’existence pour la majorité des citoyens au profit de groupes sociaux qui bénéficient des effets d’enrichissement non contrôlés ? Est-ce leur faute de vouloir s’enrichir très vite quand on sent qu’il n’y a aucune confiance dans le pays… que nos deniers ne sont pas garantis, que nos biens ne sont pas assurés ? Un jeune, élégant, bien mis, se dresse noblement comme tous ceux qui veulent que leur contribution ait une saveur.
Il déclare calmement, pour n’indigner personne et ne pas agacer l’assistance : – Depuis le début de cet acte, je n’entends qu’une musique. Tous les intervenants parlent de corrompus, de voleurs, de système et de pouvoir défaillants, absents, impuissants. Toutes les déclarations ajoutent à notre «déprime» un plus de déprime. N’est-ce pas dangereux ce matraquage qui ne règle aucun problème… qui n’apporte aucune solution ? Personne ne parle d’avenir… personne ! Ne devons-nous pas avoir cet espoir de voir les choses changer dans notre pays ? Toujours sur ses gardes, l’artiste répond avec concision. Il répond d’abord au jeune, ensuite il continue pour marquer des points à ce rustre qui l’a précédé, sans aller avec lui sur le terrain de la provocation parce qu’il sait, comme disait Lénine, qu’il est plus facile de convaincre cent savants qu’un seul idiot… Ainsi, l’artiste se promet de dénoncer oui, de crier son amertume vis-à-vis de la situation pénible que nous vivons oui, tout en atténuant ses propos et en reconnaissant quelquefois les efforts d’un pouvoir qui s’essouffle pour paraître tout près du citoyen. Rendre à César ce qui appartient à César. C’est juste et c’est courageux de sa part.
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)