Une grosse perte pour les siens, l’Algérie et le monde artistique

Idir, le chanteur émérite n’est plus de ce monde

De son vivant, il a préféré garder le nom d’artiste et tout au long de sa carrière de chanteur et musicien talentueux, il est connu à l’échelle planétaire et traduit dans les langues les plus parlées sur la planète.

Son nom et son prénom d’état civil, Chériet Hamid ne sont connus que par les gens de sa région natale, Ath Yanni , village d’Aït Lahcène. Idir a commencé à chanter avec une guitare, un tambour alors qu’il était lycéen puis étudiant à Alger. Plus il s’est perfectionné pour devenir le chanteur de grande envergure que nous avons connu. Adulé par les siens et par les citoyens du monde entier, Idir a su répondre aux attentes d’un public en mal de renouveau tant sur le plan des paroles qu’accompagnement musical. L’artiste véritable est avant tout un penseur qui connait les voies et moyens les plus appropriés pour arriver à la consécration pleine et entière, Idir est arrivé au mieux de son talent, il est la perfection pour la poésie et la musique.
Il n’y a pas jusqu’à maintenant dans le monde d’artiste ayant atteint son niveau, on n’a qu’à écouter les avis des artistes d’ici et d’ailleurs, dans les pays où on l’a le plus apprécié, traduit et aimé ses chansons : on les a entendues dans les langues les plus parlées au monde comme le russe, l’anglais américain, le japonais. La chanson qui l’a propulsé et a fait son bonheur c’est vava inouva dont les paroles sont, de Ben Mohamed, un poète. La chanson avait fait fureur partout dans le pays et à l’étranger. Le chanteur se trouvait en Algérie quand un Français envoyé par une maison de disques, qui l’avait cherché partout a tapé à sa porte à Aït Lahcène pour lui faire une proposition intéressante à propos de son dernier album. C’était dans les années 1973 -1974.

Maître de la versification et de la chanson
Pour quelqu’un qui a beaucoup chanté, composer un texte à chanter est devenu un jeu. On ne sait pas combien il a composé, peut-être des centaines de chansons toutes belles à entendre. Il va peut-être par thème ou suivant son inspiration. C’est le même phénomène qui prévaut pour tous les écrivains. Quelle différence y a t- il entre le poète chanteur, le romancier et le dramaturge ? Les hommes de plume n’arrêtent pas de penser pour avoir des idées. Quand les idées sont claires, il est plus facile de les exprimer. On se souvient bien de cette fameuse citation qui nous aide à comprendre le phénomène de l’écriture : «Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément». Elle est applicable à tout le monde.
Le poète chanteur qui compose aussi le texte à chanter est guidé par le thème. Le sujet est choisi parmi les problèmes qui agitent la société. Idir chante ce qu’il y a de profond dans la société. Vava inouva est à l’origine un conte pour enfants qui remonte aux temps des anciens, mais l’auteur de la chanson lui a donné un coup de jeune. Remanié pour être adapté à la chanson, cela a donné un chef d’œuvre qui a propulsé le chanteur à la sommité pour les paroles et la musique, la chanson a été un succès inouï. Cela fait 47 ans depuis qu’elle est née, et on éprouve encore de notre temps un plaisir immense de l’entendre chantée ou exécutée par un instrument de musique, n’importe lequel et surtout le piano. Il arrive que quelqu’un lui offre un texte qui remonte à quelques siècles en arrière. Et on a appris que Mouloud Mammeri lui a remis un beau poème ancien menacé de disparition s’il n’est pas immortalisé par la musique d’Idir.
Et en vertu de la recommandation qui lui a été donnée, Idir l’a chanté et à la mesure de la beauté du texte oral probablement sorti de l’atelier d’un artisan du langage ancien. Le texte remis par l’écrivain Mammeri porte le titre «Joli Foulard» qui évoque ce qu’il y a de sacré : la femme dans la tradition. Parmi des centaines d’autres chansons Yella Wurar et Aghrib, toutes d’un niveau de langage élevé. Les textes chantés d’Idir vont faire l’objet d’un grand décryptage dans les universités car si on comprend quelques unes, les autres sont beaucoup plus hermétiques tant c’est du langage des Amusnaw, celui des connaisseurs, ceux qui possèdent une réelle maîtrise de la langue, de la philosophie, de l’histoire.

Un artisan du langage
Il l’a prouvé largement par la qualité de ses chansons uniques par sa poésie, son vocabulaire recherché. On a un grand plaisir à l’entendre chanter, c’est beau, mélodieux, envoûtant. On se laisse bercer par la voix qui charme vraiment les oreilles et cette singularité est créatrice d’émotion. Il y a aussi sa musique qui se marie très bien avec les paroles, mais le grand problème, c’est le niveau élevé du vocabulaire. Idir chante avec les mots anciens que la plupart d’aujourd’hui n’arrivent pas à comprendre, il les a puisés dans le répertoire des plus anciens imousnawen, les représentants ou les gardiens du langage et du vocabulaire authentiques. N’est-ce pas un travail de recherche louable. Ce qui nous permet de dire que Idir est non seulement un grand chanteur qui a révolutionné la chanson kabyle en lui donnant un coup de jeune et d’originalité, il a hissé la chanson kabyle au niveau des meilleures de ce monde, mais il a la qualité d’un amousnaw.
On peut comprendre pourquoi il a composé des chansons d’un haut niveau de langue. A chacun de ses vers, il y a les mots appropriés, substantifs, verbes, adjectifs, mots de liaison. Il faut croire qu’avec la pratique du multilinguisme depuis plusieurs décennies, le kabyle a perdu du terrain, et les utilisateurs de cette langue ont beaucoup régressé. Idir a fait le mouvement inverse, c’est pour cette raison qu’il y a ce grand décalage entre le niveau de langue du chanteur qui emploie des mots disparus depuis longtemps et celui des récepteurs qui doivent apprendre à utiliser le dictionnaire s’ils veulent comprendre les chansons. Idir a parlé la langue des grands imousnawen. Et si vous voulez apprendre le kabyle de bon niveau faites l’effort d’apprendre les chansons d’Idir, elles sont toutes belles et faciles à mémoriser, mais vous serez étonné de l’apport de chacune en mots nouveaux courants du temps des générations anciennes et maintenant disparus.
Ce qui caractérise le chanteur, c’est l’originalité sur tous les plans. On peut le comparer à Aït Menguellet, les deux ont innové dans la chanson, mais pas de la même façon. Aït Menguellet a, lui aussi, produit de très belles chansons mais ce n’est pas dans le même style qu’Idir, les deux sont liés par une vieille amitié et ils ont même chanté en duo dans les grandes soirées musicales. Cependant, à la différence d’Idir qui a toujours chanté accompagné de grands orchestres et lui-même jouant de plusieurs instruments à la fois, Aït Menguellet a une musique sobre, la flûte de son fils admirable, un tambour et un instrument à cordes, sa voix suffit amplement pour faire vibrer le public. Une vieille femme kabyle nous a fait une belle démonstration en chantant la chanson d’Aït Menguellet «Ay Agou» en jouant elle-même d’un tambour devant M’hamed Issiakhem et Kateb Yacine, elle nous a offert un spectacle merveilleux.

Idir, étudiant en géologie, probablement à Alger
Il a décroché le diplôme après des années d’études qui l’ont conduit vers le service national comme tous les jeunes universitaires qui avaient terminé. Après Idir s’est consacré à la recherche dans d’autres sciences, la linguistique, la musicologie, l’anthropologie. La recherche dans un domaine qui a été pour lui une passion, la linguistique qui est une étude scientifique de la langue, ce qui lui a permis de comprendre les structures des langues, les emprunts de la plupart des langues sur le plan lexical. Cela lui a permis de découvrir que le kabyle est une langue qui a sa grammaire propre et intacte, mais son lexique a beaucoup perdu au fil du temps.
Il a fait un travail de récupération des mots disparus depuis longtemps. Une œuvre extraordinaire si bien que quand il chante, même les plus vieux kabylophones ont du mal à s’y retrouver, il chante en langue châtiée avec une musique parfaite et une diversité d’instrument avec lui-même attaché à deux instruments. On l’a entendu et vu chanter en duo avec une spécialiste en musique moderne qui a fait les grandes écoles, Amal Brahim-Djelloul, une vieille chanson rajeunie par un accompagnement musical moderne, ça été un beau spectacle.
Boumediene Abed