L’exil fécond

Culture

«La littérature ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme. Elle est engagée malgré elle. Qu’ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l’art pour l’art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité»
William Marx

Les faits relatés dans ce livre sont inspirés de la réalité vécue. Cependant, toute ressemblance avec des personnages réels, ayant existé ou existant toujours, n’est que pure coïncidence et ne relève point de la volonté de l’auteur. Mais, qui se sent morveux…, se mouche !
L’auteur

Prologue «Je me sers d’animaux pour instruire les hommes»
Jean de La Fontaine

Suis-je suffisamment avisé, pour écrire un livre sur la jungle, la vraie jungle, celle que je ne connais que par les livres et le cinéma ? Ou bien est-ce l’inspiration, qui me donne ce souffle créateur et me pousse à aller au-delà de notre réalité au quotidien pour évoquer les excès et les péchés commis par des gens de l’espèce humaine qui dérangent et soulèvent notre écœurement? Il est vrai que j’ai eu l’occasion de visiter de grandes réserves, pratiquement les plus prestigieuses, celles du Kenya, de la Tanzanie ou du Dender au Soudan, lors de mes missions officielles dans ces pays. Il est vrai aussi que j’ai eu ce plaisir de voir, devant moi, une variété extraordinaire d’animaux que les humains évoquent en de nombreux qualificatifs, superbes comme les lions, les tigres et les panthères, majestueux comme les éléphants, mythiques comme le phénix, gracieux comme les paons, les antilopes ou les gazelles, fidèles comme les chiens, froids comme les serpents, malins comme les renards ou les singes, traîtres comme les hyènes, scorpions et autres reptiles… Tout cela est beau, c’est même très instructif, mais ce n’est pas ceux-là qui m’inspirent dans cet ouvrage – ils ne sont que des acteurs fictifs – pour contribuer, à ma façon, au débat qui s’instaure tous les jours pour connaître la vérité sur ce que nous sommes, hélas, dans un pays qui a largement de quoi faire son bonheur et le perpétuer à travers de nombreuses générations. Ce sont d’autres animaux, autrement plus dangereux, plus subtils et plus pernicieux dans le mal qui m’inspirent ; à telle enseigne que j’ai décidé d’aller encore une fois au charbon, et dire dans le style qui me parait le mieux adapté, ce que tous marmonnent à voix basse, pour ne pas paraître insolents aux yeux des maîtres du moment.
C’est ce style que j’emploie, et qui sied aux animaux. Il est impudent pour d’aucuns, mais sincère pour tous les autres qui ont de l’audace et qui gardent encore leur franc-parler, mais surtout leur dignité. Ceci dit, je ne profite pas de l’écriture d’un roman pour déverser ma bile ou m’exciter contre ceux qui ont «incommodé» le pays. J’exprime seulement une certaine déception vis-à-vis d’eux parce que je ne peux en parler autrement, c’est-à-dire avec beaucoup d’égard, sans les décrier, ou à tout le moins, sans les déconsidérer. Et comment les traiter, sinon ? Les congratuler au moyen de panégyriques pour leur faire plaisir ? Les médire « délicatement », en silence peut-être, pour ne pas soulever leur ire et subir leur imprécation ? Ou rester silencieux, comme nous l’avons toujours été, pour ne pas provoquer ceux qui manœuvrent dans la mauvaise foi et l’immoralité ? Non ! Ainsi, on ne peut choisir ce style que lorsqu’on est généreux…, avant même d’être courageux… On ne peut choisir ce style que lorsqu’on sait donner sans jamais rien attendre des autres et surtout sans jamais avoir peur d’être jugé… Cette générosité me pousse donc à aller de l’avant et dire dans les formes qui conviennent ce qu’est la souffrance de ceux qui vivent à l’ombre d’un système éculé, à bout de souffle, ayant pratiquement perdu la confiance de ses citoyens. Mais si je ne le fais pas dans ces formes, «cela sert-il de constater et de se lamenter sans pouvoir agir, dans un pays où le vaillant peuple de novembre 54 a été tétanisé par un système satanique qui, depuis 1962, s’est évertué à émasculer les Algériens, œuvre parfaitement réussie, pour je ne sais quel objectif ?», comme l’écrivait courageusement un journaliste ? Là, je fais mon mea-culpa…, car je ne suis pas comme certains qui crient aux voleurs après avoir été eux-mêmes de véritables voleurs. Cela ne veut pas dire également, qu’en le désavouant, je me désolidarise du système auquel j’ai longtemps appartenu et que j’ai soutenu, mais j’ai le courage de le quitter, en faisant mon autocritique et en démontrant, résolument, ma part relative de culpabilité en tant qu’ancien responsable.
«Mais que dis-tu – me rappelle à l’ordre ma conscience –, puisque de ton temps les soucis du peuple étaient la première préoccupation du pouvoir qui les prenait totalement en charge ? En effet, elle a raison, parce qu’aujourd’hui, ce qui se passe – je le dis clairement – n’a rien de commun avec hier, même s’il est, en grande partie, pour ne pas dire entièrement, une conséquence d’hier. Et là, je l’énonce, clairement et courageusement, pour ne pas essuyer les couteaux sur le dos des autres : on ne peut «saucissonner» l’Histoire…, jamais, tant les faits s’imbriquent et se perpétuent souvent pour devenir récursifs et survivre aux événements et aux hommes. Ainsi, nous sommes tous, de près ou de loin, – je veux dire ceux qui ont géré les appareils, les structures, les instances et les entreprises – responsables à part entière de la situation actuelle. Personne ne peut, à mon avis, s’acquitter aussi facilement de cette lourde accusation. C’est pour cela que j’ai choisi cette forme d’écriture, avec des expressions qui paraissent très dures et choquantes, mais qui, en réalité, ne le sont pas par rapport aux dégâts perpétrés par les animaux de notre jungle…, pardon par les «humains-prédateurs» dans ce pays que nous aimons tant et que nous voulons qu’il se reprenne le plus rapidement possible. Alors, tous les styles, avec leurs expressions les plus déplaisantes, ne peuvent suffire pour qualifier une situation aussi difficile et exprimer l’ensemble des préjudices commis au détriment d’un monde qui ne demande qu’à vivre dans le calme, la sérénité, mais surtout dans l’honnêteté et la justice.

C’est pour cela, encore une fois, que j’ai choisi cette forme d’écriture, celle du conteur de la Perse radieuse, Ibn El Mùqafaâ, pour dénoncer un monde fait d’hypocrisie, de corruption, de népotisme et de déception…, un monde dans lequel nous avons perdu notre capacité à donner un sens à notre vie… Je l’ai choisie à dessein pour heurter les opinions convenues et leur faire admettre qu’il est temps de changer de méthode, de gouvernance, de régime, pour être au diapason de la civilisation moderne universelle. Oui de régime politique ou de système, parce que le nôtre, qui perdure à la satisfaction de ses décideurs, n’a rien de judicieux aux yeux des masses de jeunes qui subissent ses aléas et n’est pas en mesure, compte tenu de ses revers et ses déboires, de nous mener très loin, en tout cas, là où on nous a fait miroiter des jours heureux et de superbes réussites dans de féconds champs de production. En m’exprimant ainsi, dans cette livraison, d’une manière allégorique, en substituant des animaux aux êtres humains, je n’exécute pas un dangereux numéro de funambule, comme pourraient le croire certains de mes amis aux jugements hâtifs et non réalistes, je reconstruis l’espace-temps de mon pays tourmenté par une dégénérescence profonde, à travers le voyage d’une mouche…, avec laquelle j’ai voulu partager notre quotidien qui, souvent, est triste, affligeant et douloureux. Chacun écrit à sa façon… Le Brahmane Bidpay a écrit de célèbres fables aux environs du IIIe siècle. C’est déjà fort loin.
Il a été repris au VIIIe siècle par Ibn El Mùqafaâ – que je viens à peine de citer – qui a fait dans son œuvre la leçon au Calife sur l’art de gouverner. Buffon, le romancier de l’Humanité, le plus contemporain – il est venu au XVIIIe siècle –, a bousculé à travers une galerie de portraits d’animaux, la «partition traditionnelle des discours» politiques ou politiciens, c’est selon. Stendhal, venant peu après ce dernier, a choisi l’amour, dans «Le Rouge et le Noir», pour dénoncer l’ordre social. N’est-ce pas que la littérature est une expression démocratique du réel, comme l’affirme un célèbre critique de notre siècle? En effet, c’est à travers l’écriture que l’on peut deviser avec son esprit, le soumettre aux acrobaties de forme et de syntaxe pour lui soustraire des idées et des concepts afin de les jeter aux pieds d’une société vivant dans l’indifférence et l’ennui, gavée d’insolence, de mal et d’injustice, subissant la dégradation et l’obsolescence. C’est à travers ce genre d’écriture que l’on espère refaire le monde, en l’espace d’un temps, plus ou moins long, ou plus ou moins court, tout juste ce temps que l’on réserve à la lecture d’un livre. C’est pour cela que ce style me permet de m’exprimer librement et évoquer notre réalité de tous les jours. Et puis, bon sang, pourquoi ne dois-je pas me hasarder en écrivant dans cette forme mon essai ! Je veux dire la vérité, comme ces illustres philosophes, non sans modestie et sans prétention aucune de vouloir les égaler. Car, l’idée même d’être comparé à eux ne peut m’effleurer à cause de la profondeur de leur pensée, de leur usage des images, de leur maniement de la langue, de leur emploi des métaphores, de leur traitement des théories, bref de l’expression de leurs sentiments.
J’ai beaucoup à apprendre en les lisant et en les relisant. Alors, en écrivant ce texte dans ce style, j’essaye de contribuer au débat qui s’instaure dans la société, sans pour autant avoir cette autre prétention de changer ce que la raison trouve assez difficile… Effectivement, je ne peux «changer le chaos en un tableau sublime» ! Mais, essayer quand même, relève de l’abnégation et du courage. De l’abnégation, en effet, puisque d’autres ont déjà écrit et soulevé ce qui devait être connu par le public, notamment les journalistes – à qui j’emprunte de judicieuses et brillantes tirades –, qui continuent à réveiller les consciences, inlassablement, même si cela n’est pas souvent du goût des responsables qui se sentent constamment visés et… culpabilisés. Du courage également et assurément, parce qu’aborder des sujets de cette nature, c’est faire de la résistance contre un monde qui a décidé depuis longtemps de ne plier devant aucun décret de moralité et de bon sens qui puissent faire avancer les choses dans notre pays. En avant donc avec l’abnégation et le courage qui m’animent pour essayer encore une fois, peut être à l’instar d’autres qui écrivent, de trouver des oreilles attentives… Enfin, je ne terminerai pas ce prologue sans vous apprendre que la mouche, qui est l’héroïne de mon roman, revient dans sa jungle et c’est là la moralité de l’histoire et la raison du titre : «l’exil fécond».
Pourquoi fécond ? Tout simplement parce qu’elle a eu le temps d’apprendre et de profiter des circonstances favorables qu’elle a su saisir pour s’imprégner des réflexes qui n’existent pas dans sa jungle. De là a surgi ce déclic du retour chez elle pour tenter de refaire son monde, avec d’autres animaux qui se mobiliseront pour la soutenir dans son programme. La chute du roman est positive et je tenais à la livrer de cette manière parce qu’il est temps que nos enfants prennent conscience et reviennent chez eux, en dépit de toutes les adversités et les tracas de la malvie que leur imposent des esprits mal tournés ou, carrément, des prédateurs, sous le physique de responsables, qui sont en train de nuire au pays, en annihilant progressivement, plutôt en sabordant intentionnellement, toute cette bonne réserve parmi les cadres. Il est temps qu’ils reviennent pour prendre en charge, malgré les obstacles qu’on leur opposera, les changements qui doivent se produire pour des aboutissements meilleurs. C’est là le fin fond du roman, surtout que nos enfants, pour lesquels le pays a consenti tout de même d’énormes moyens, doivent retourner au bled avec l’idée de rompre avec les mécanismes surannés et les comportements équivoques qui nous ont menés droit vers la dévalorisation de nos meilleures potentialités et nous ont conduits vers l’obsolescence en nous faisant pénétrer dans le noir tunnel des lendemains incertains. Ce n’est pas de la démagogie…, c’est un cri de cœur désespéré de celui qui désire ardemment et sincèrement le changement…, de ce nationaliste qui aspire à l’évolution de son pays. Ainsi, les propos que je tiens – et les gens honnêtes les comprendront sans peine – se fondent sur la réalité amère d’un monde qui a tout pour que l’on puisse instaurer un ordre juste et prospère. La mouche revient donc…, c’est un bon signe. C’est le prélude à une révolution au sein des esprits et dans les structures, bref, dans tous les domaines vitaux qui feront évoluer le pays et lui donner plus de vigueur et de progrès. Suivons donc la mouche…, dans son odyssée.

Elle est là…, et elle tourne en rond
Elle est là. Elle tourne en rond. Elle vient sur la table. Elle reprend son vol. Elle pirouette et s’arrête. Elle agace et distrait en même temps. Parce qu’elle est là, marquant sa présence par la volonté, l’entêtement et la persistance. Le calme inhabituel dans ce salon où généralement beaucoup de monde va et vient au rythme des arrivées et des départs des officiels et des invités des institutions, l’incite à faire plus dans le loisir et la fredaine. Elle tourne, elle tourne et se fixe inévitablement sur un des boutons dorés du fauteuil d’en face. Elle est attirée par les objets clinquants. Elle aime ce brillant lumineux. Elle admire son éclat, elle colle à sa splendeur et reprend de plus belle son envol dans cet espace qui manque d’aération et qu’elle partage avec les relents de ma cigarette dans le peu d’oxygène qui arrive difficilement à s’imposer dans ce nuage de fumée. Elle fait des tours au dessus de ma tête. Je la suis du regard. Je l’observe dans ce mouvement de petite insensée qui baguenaude au gré d’une impulsion lunatique vers l’inconnue. Elle fait d’hypothétiques circonvolutions dans ce champ qui lui appartient désormais et vient se tapir encore une fois sur l’un de ces boutons d’or qui la fascine et l’attire obligeamment vers la pause…
Elle est pétulante et comme agitée par tant de calme et de sérénité ou, tout simplement, par autre chose que je n’arrive pas à comprendre. Je suis là, je l’accompagne dans cette atmosphère tranquille. Je ne fais aucun geste qui l’ennuierait. Je ne dis mot qui l’effraierait et la perturberait, ou qui l’obligerait à quitter ces lieux. Sinon, avec qui vais-je parler, puisque je suis seul dans ce luxueux salon qui nous reçoit à chacune de nos rentrées de mission et de nos sorties vers l’extérieur ? La délégation qui m’accompagne n’est pas encore là. Une folle circulation la retient sur l’autoroute. Moi ? Je suis venu en avance, comme à l’accoutumée, pour revoir mon dossier de mission. J’ouvre mon cartable et j’allume une autre cigarette pour accompagner le café qui m’est offert. Tranquillement, je sors le dossier et me plonge dans la lecture. Les pages défilent. Je les retourne une à une. De l’ordinaire…, il n’y a que çà dans ces dossiers qui nous talonnent et nous obsèdent avec leurs impressionnantes quantités de papiers et leurs tristes redondances. A un certain moment je renonce à poursuivre la lecture de ce dossier. Je le remets à sa place et je me laisse aller à mes pensées. Et là, sans comprendre ce vif changement d’humeur, je m’abandonne encore une fois à ma solitude pour suivre cette mouche qui virevolte avec frénésie. Son sort m’intrigue et je ne sais d’ailleurs pourquoi.
Ai-je peut-être senti, dans le lointain de mon fantasme, quelque chose en elle qui doit certainement exciter ma curiosité ou, à tout le moins, soulever mon inquiétude ? Suis-je devenu comme le roi Salomon qui comprenait, par la volonté de Dieu, le langage des animaux ? Suis-je en train de vivre tout simplement, en ayant mystérieusement accès à ce monde extraordinaire, ce reste d’enfance que l’on ne peut effacer en soi et qui me renvoie à une époque joyeuse, allègre, pleine de rêves et d’imagination fertile ? J’essaye en tout cas de comprendre ce qui m’arrive, en ce laps de temps si court, en présence d’une bestiole insignifiante par ailleurs. J’essaye surtout de deviner ce que veut la mouche en cet instant précis, ce qu’elle réclame, ce qu’elle attend de moi ou de quelqu’un d’autre. A ce moment là, je commence à brûler d’envie pour en savoir plus. Je l’observe encore dans son envol vers des buts incertains, vers des destinations hypothétiques. Elle tourbillonne excitée, exaltée ou furieuse peut-être. Elle se pose et s’en retourne pour d’autres virées comme cet aéronef de reconnaissance. Mais elle revient chaque fois à ce bouton doré qui lui sert de point de repère ou de piste d’atterrissage et de décollage. L’avion que je dois prendre ne sera pas à l’heure, j’allais dire comme toujours. Et le contraire m’aurait étonné.
Le personnel du salon d’honneur vient de me l’annoncer avec le sourire…, selon les bons usages de ces lieux. De même que les membres de la délégation ne sont pas encore là. Quand ils arriveront, ils incrimineront les bouchons, bref cette sempiternelle circulation qui, encore une fois, aura bon dos. De toute façon, les retards, les absences, le manque de sérieux, d’application, l’indifférence et le laisser-aller, c’est une tradition chez nous, plutôt une sale habitude qui nous fait oublier les bonnes manières que nos anciens nous ont inculquées. Nous nous sommes «adaptés» à ce genre de fonctionnement et, mieux encore, nous l’avons comme «institutionnalisé», presque officiellement, pour en user et abuser au quotidien et le pérenniser à travers des réflexes qui s’accommodent à notre tempérament, alors qu’il aurait fallu aller vers le bannissement de ces mauvaises pratiques, pernicieuses, qui freinent la société et la mettent dans une situation de recul. Ainsi, et n’ayant rien à faire que d’attendre que soit résorbé ce retard, je profite pour observer davantage cette mouche. Je ne sais pas pourquoi, mais son cas m’intrigue. Mon esprit est parti loin, très loin en des périples incertains, peut-être absurdes et insensés. En tout cas, je ne sais pas si je dois vous raconter dans les détails ce qui suscite mon geste insolite et qui plus est étrange. Mais, je vais vous relater quand même ce que l’imagination peut féconder en peu de temps, comme dans ce rêve qui vous parait interminable… Suivez-moi, vous en aurez pour votre patience. J’engage alors un pathétique dialogue avec la mouche.

Et pourquoi pas, me dis-je, puisque j’ai le temps ? Il faut bien le meubler, il ne faut pas le «tuer» comme disent les nôtres. Le temps, c’est un support précieux et c’est dire son importance dans une autre société qui respecte les meilleures vertus et s’attache aux bonnes valeurs que l’homme a créées. Je décide donc d’être concret moi aussi, en essayant de m’inventer une saine occupation qui me donnera une bonne motivation et peut-être une heureuse En tout cas, je fais parler les animaux, en prenant exemple sur Jean de La Fontaine ou, mieux encore, sur Ibn al-Mùqaffa avec son fameux chef-d’œuvre «Kalila wa Dimna» qui fut voué à notre éducation sur l’art de gouverner. Ainsi, tout «en me servant des animaux pour instruire les hommes», j’use des bêtes comme d’allégories «pour faire passer une critique sociale», tout en les comparant, en les rapprochant ou en les opposant aux hommes.
Mon aventure commence, simplement, spontanément, comme j’ai l’intention de vous la raconter. C’est alors que je m’entretiens, dans le silence des fables, avec cette mouche qui, du premier coup, me semble fort attachante. Je romps avec le réel mais cependant j’explore des faits à la fois intérieurs et objectifs. A vrai dire, rien ne me prédestinait à rencontrer cette mouche, rien, sinon que nous partageons le même sentiment de liberté…, et je ne comprendrais cet aspect qu’après nos longues conversations. En effet, nous partageons ce sentiment de liberté dont on ne peut mesurer la grandeur qu’à la capacité de l’Humanité, à l’acuité de ceux qui la forment et à l’intégrité de l’intelligence. Car, il ne faut jamais mesurer la grandeur de la liberté, ou la liberté tout court, à l’ambition de quelqu’un, à son assurance et peut-être qui sait, à son arrogance. Enfin, puis-je remettre tout à sa juste place, me dis-je en m’interrogeant de bonne foi ? Là est tout le problème… Il faut quand même essayer. Ce n’est pas évident d’arriver à faire parler une petite bestiole, surtout si sa prose se lit comme un poème moralement affligeant, et cruel par moment…
Mais, puisqu’il s’agit d’entendre ou de faire entendre la vérité, je ne vais pas me formaliser…, je vais droit au but, en m’inspirant de mon climat social dans lequel j’évolue quotidiennement. Oui, je dois revenir, puisqu’il est le motif de notre inquiétude, à ce climat caractérisé de déséquilibre, de cupidité, d’angoisse et trop souvent de petitesse et de vilénie. Je vais sans aucun complexe l’interroger pour lui subtiliser les «meilleures pages», qui seront ardues en réalité, pour qui voudrait saisir les véritables contours. Place au lyrisme, place à l’imaginaire. Par ce biais l’on peut tout dire et tout faire. On peut s’imaginer de grands moments de tête-à-tête, improviser de sérieux conciliabules, révéler de pires situations de déclin, dénoncer en même temps le tumulte et le gâchis, la malhonnêteté, la corruption et j’en passe, enfin ouvrir obstinément les yeux, pour faire prendre conscience, aux indifférents et aux obséquieux caudataires que la honte n’a jamais réussi à faire rougir leur front.
C’est à partir de là que commence mon histoire, pardon mon roman, un roman-fiction qui va nous mener dans un monde sur lequel je pose inévitablement un regard critique, mais littérairement politique, «avec les armes de la poésie», comme le précisait Pasolini, cité par René De Ceccaty. Par ce biais, je peux faire passer les messages les plus durs, sans m’exposer aux reproches de quiconque. De toute façon, écrivait quelqu’un, tout récit est un mensonge, toute vérité dans ce récit est romanesque. Ainsi, faisant comme si les révélations dans ce roman ne valent pas plus que leur élégance et leur moment. Quant à moi, m’inspirant de tout cela…, de cette situation qui me permet d’agir «selon mes moyens», j’en profite pour dire ce que je pense être la vérité, avec des sentiments sincères, reproduits par une plume aussi sincère que passionnée d’honnêteté et de droiture.

Prends-moi avec toi…, je t’en supplie !
– Dis-moi, depuis tout à l’heure tu ne cesses de tourner en rond. Tu veux me dire quelque chose ? Je le sens. Peut-être, veux-tu simplement te défouler pour perdre du temps et me montrer tes talents de grande voltigeuse ? – Non, figure-toi, je veux que tu comprennes que je suis malheureuse ! Je veux que tu comprennes qu’il faut m’aider… Oui, qu’il faut m’aider, absolument ! – Et, en quoi puis-je t’aider, je te demande? -Tu peux me faire sortir de ce cloaque, en m’emmenant avec toi, là où tu vas. Ne t’apprêtes-tu pas à voyager ? Vois-tu, je sais que tu vas quelque part dans le monde des civilisés, dans le monde des justes…, disons-le sans ambages. Je t’ai observé depuis ton arrivée dans cet endroit. Et je sais que tous ceux qui viennent ici se préparent pour partir ailleurs. Je veux aller très loin, en tout cas, là où on se sent mieux, là où on se sent bien, parce que dans ces terres lointaines, on est libre comme le vent, on est libre comme toutes les autres créatures qui ont le droit d’être libres. – Mais sais-tu qu’il est difficile pour moi de te prendre comme çà, le plus normalement du monde. Tu es si fragile, ma petite et je ne veux pas te causer du mal. J’ai, par ailleurs, d’autres questions que je dois te poser. Sais-tu au moins où je vais, et si tu le sais, comment envisages-tu de supporter le voyage ? – Cela m’importe peu où tu vas.
L’essentiel pour moi est de quitter la jungle où je vis. Ensuite, je n’ai pas peur d’affronter le voyage. J’aurai assez de courage pour résister à toutes les difficultés. Ne suis-je pas décidée à aller très loin avec toi ? Ne pourrai-je pas être assurée de ta bonne protection, de ta meilleure hospitalité tout au long du trajet qui nous sépare de la liberté ? – De la liberté ? De quelle liberté tu parles? – Eh bien de celle que recherchent tous ceux et celles qui sont dans mon cas…, tous ceux et celles qui sont angoissés, tourmentés, inquiets, oppressés, abaissés, enfin tous ceux et celles qui se sentent mal dans leur peau. – Mais es-tu sûre de la trouver ailleurs que chez toi, dans ta jungle, cette… li-ber-té ? – Oui, elle se trouve ailleurs…, n’importe où, mais pas chez nous malheureusement ! Cependant, il n’y a pas que la liberté que je cherche, je voudrai avoir autre chose aussi… Je voudrai vivre dans la justice, dans la paix et la sérénité. Je voudrai vivre une ambiance de droit dans ma jungle, une ambiance où tous les animaux seront égaux et où ils seront jugés en fonction de leur valeur et de leurs aptitudes.
Une ambiance qui nous permette de travailler à l’aise, dans la compétition honnête et l’émulation sincère…, pas une ambiance qui privilégie les mauvais animaux pour les promouvoir en les mettant là où il ne faut pas, c’est-à-dire pas à leur véritable place…, à la place des autres, plus compétents et plus expérimentés. Je voudrai vivre la démocratie – comme vous l’appelez dans votre langage politique, vous les humains –, mais la véritable. Oui, je voudrai vivre ce système, pourquoi pas, ce système qui se pratique dans d’autres jungles où tout est sérieux, tout est réfléchi et convenablement agencé. – Franchement, tu exagères ma petite, même si je comprends tes angoisses et ta lassitude ! A ce point tu es agitée et à ce point tu veux quitter ta jungle, parce que tu penses ne pas trouver de quoi satisfaire tes ambitions, peut-être tes caprices? – Écoute, prends-moi avec toi…, je t’en supplie !
Je ne t’encombrerai pas, je ne te donnerai aucune peine. Ma décision est prise. Et si tu ne veux pas le faire, je choisirai n’importe quel autre moyen, une embarcation de fortune peut-être, en m’aventurant en cas de besoin sur une planche, bravant les vagues, défiant tous les dangers et luttant nuit (s) et jour (s), espérant arriver à bon port… – D’accord, je cède à ta folle demande, mais à une condition. Je ne veux te voir rechigner en aucune façon pour n’importe quelle chose une fois arrivée à destination, là-bas, dans le pays où je me dirige pour mon travail. – Sois-en sûr, je ne te poserai aucun problème. Et pourquoi irai-je jusqu’à en créer puisque c’est moi qui te supplie de m’aider à sortir et m’éloigner de cette jungle de… Excuse-moi, excuse mon énervement. Enfin, je prends ma décision en toute âme et conscience et ne manquerai pas demain, si la providence fera que nos chemins se croisent encore une fois, de te démontrer toute ma gratitude pour le bien que tu m’auras fait.
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)