L’exil fécond

Culture

«La littérature ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme. Elle est engagée malgré elle. Qu’ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l’art pour l’art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité»
William Marx

Les faits relatés dans ce livre sont inspirés de la réalité vécue. Cependant, toute ressemblance avec des personnages réels, ayant existé ou existant toujours, n’est que pure coïncidence et ne relève point de la volonté de l’auteur. Mais, qui se sent morveux… se mouche !
L’auteur

En effet, elle est partagée entre s’élancer tête baissée devant une assemblée qui lui paraissait loin, ou à tout le moins insensible à tant de malheureuses épreuves, ou reculer pour ne pas avoir de prostration devant un déficit d’attention et de sollicitude. Mais, en dernier ressort, elle décide de se jeter à l’eau en attaquant directement le sujet. N’est-ce pas la meilleure façon de défendre les principes, et les valeurs auxquelles elle est attachée ? – Sire, dit-elle, sur un ton respectueux mais dénué de tout complexe, si je prends le courage de me présenter devant votre majesté, en cette audience solennelle, c’est parce que je reconnais en votre éminence ce grand monarque juste et plein d’attention pour les sujets de sa jungle. La gazelle se montre dithyrambique pour mieux faire passer son message et se voir rétablir dans ses droits. D’ailleurs, devant les plus grands que nous, sur le plan de la responsabilité bien sûr, on doit toujours se comporter humblement. Il faut prendre garde à ne jamais s’aventurer en affichant son caractère et sa compétence, de même que l’on ne doit jamais faire preuve de cette témérité par trop gênante qui pourrait se retourner contre nous, souvent dans des circonstances difficiles. On ne doit pas paraître plus averti ou plus perspicace que les «Chefs».
Leur nombrilisme et leur ressentiment peuvent aboutir à des sentences périlleuses et à des vengeances terribles, tragiques et foudroyantes. Ne sommes-nous pas dans la jungle, confirme la douce et charmante gazelle ? Un autre comportement, autrement moins complaisant que celui-ci, me serait fatal, se dit-elle, en son esprit. Au demeurant, qui pourrait être plus fort, plus intelligent, plus avenant et plus majestueux que le roi ? Il est le maître, l’éclairé, celui qui détient la science infuse et qui l’utilise «à bon escient» sans avoir peur d’être ridicule devant de véritables savants. Du calme, se confie-t-elle, car si je ne veux pas me laisser frustrer de la prétention au bonheur, eh bien, je deviens rebelle aux yeux du roi. Et elle continue sur sa lancée… devant le roi des animaux : – Je suis mandatée par mon environnement pour vous exposer humblement les problèmes de ma région. Ici, le terme «humblement» est à sa place parce qu’elle a compris qu’il ne faudrait en aucun cas montrer cette assurance du sujet confiant et convaincu… n’est-ce pas ? Et elle reprend… – Vous me permettez de vous annoncer, sans trop vous inquiéter, que nos problèmes sont nombreux, hélas. Mais votre sagesse et votre emprise dans cet espace où s’amplifient et se perpétuent nos inquiétudes, ne laissent pas vos sujets indifférents.
Tous vous reconnaissent la grâce et la sollicitude de ce grand souverain qui, dominant parfaitement son règne au sein d’une jungle aussi turbulente qu’incommode, saura venir à bout de cette situation et nous permettra de vivre dans la sérénité, la salubrité et, plus important encore, dans la justice. Par ces mots, dits dans le respect fort affirmé, la gazelle veut, coûte que coûte, convaincre le roi de sa bonne foi et de ses meilleurs sentiments à son égard. Sa mission n’est pas aussi simple, et elle le sait quand, toute fière, elle a accepté de représenter ses pairs sous le vieux chêne, où se déroulent les audiences de sa majesté. Là, à cet endroit précis où se nouent et se dénouent de grandes histoires, ne peuvent s’enorgueillir que ceux dont la chance et l’éloquence ne leur font guère défaut quand ils s’expriment sur des sujets brûlants, devant un aréopage au goût prononcé pour la duplicité et la méchanceté. Il s’agit là de ces conseillers qui lui collent à la peau, comme une maladie honteuse.
Mais la gazelle, en fait de toutes ces données, s’efforce d’être à la hauteur pour persuader ses interlocuteurs du bien-fondé de sa démarche et en tirer le maximum de profit. Elle est là, devant ses juges, non pas ceux des tribunaux de grande instance, mais ceux qui, à force de vivre dans l’indifférence, tous les jours, font semblant de l’écouter et de compatir à son discours, pardon à sa douleur. C’est çà la jungle, et la gazelle ne peut espérer mieux en fin de parcours, quand elle comprend qu’il (ce parcours du combattant) est toujours rebutant et pénible. L’essentiel, se dit-elle, c’est qu’elle se trouve enfin devant le roi que beaucoup d’animaux ne peuvent atteindre. Elle raconte son histoire, elle expose ses doléances et étale honnêtement ses inquiétudes pour le présent et l’avenir de la jungle et de ses animaux. Le roi la regarde fixement et, du coup, il s’efforce à se redresser sur son trône comme pour montrer sa force et sa prestance. Il veut manifester son pouvoir, il veut montrer toute son autorité devant cette «impertinente» femelle. Il tient à son rang. Il ne tolère aucun écart de langage, il n’accepte pas l’outrecuidance de ceux ou celles qui viennent, avec leurs gros sabots, dire ce que les rois n’aiment point entendre… En effet, le roi, contrarié par ce discours insolent – il le considère même comme révoltant –, lui répond en ces termes, en essayant toutefois d’atténuer son courroux, pour être à la hauteur de son rang et de son image : – Dis-moi, gazelle de bonne lignée, que veux-tu exactement ? Là, le souverain, en mettant la forme dans son jugement, plutôt dans sa sentence, jette tout son mépris à son interlocutrice.

Le roi de la jungle ne peut pas être contrarié, ni même apostrophé de la sorte. Tu veux nous raconter une histoire, somme toute banale, même si tu la juges très dure et scandaleuse, ou veux-tu nous convaincre que rien ne va dans notre royaume ? Des histoires comme celle-ci, ne peuvent nous surprendre, ni même heurter notre orgueil et entamer notre prestige. Chaque jour que Dieu fait, nous apporte son lot de changement, de tristesse mais aussi de bonheur. Chaque jour, qui se lève, nous vient avec ses charges, ses exigences et aussi ses tourments. Il faut gérer tout cela. Il faut s’occuper des uns et des autres et ne laisser rien au hasard. C’est cela notre quotidien dans cette jungle aux milles couleurs, aux milles facettes, aux milles problèmes aussi, mais une jungle qui avance, assurément, vers d’heureuses occurrences. Ne vois-tu pas que depuis que nous avons accédé à la couronne la situation est meilleure, et que les animaux, tous les animaux, sont égaux… plus calmes et plus attachés à leur espace. Il n’y a que des écervelés qui prétendent le contraire et qui lancent l’anathème contre tout ce qui avance, oui ma chère, qui avance inexorablement vers le progrès. – Mais sire, réplique la gazelle, sans se rendre compte qu’elle vient de commettre un impair en interrompant le souverain qui ne l’a pas autorisée à intervenir, je comprends aisément que vous faites l’impossible pour la paix et le bien-être de vos sujets, je sais votre sollicitude et je loue votre bienveillance à notre égard.

Mon intention n’est pas de vous indisposer ni encore moins de vous offenser. Mon intention est d’attirer votre aimable et respectueuse attention sur ce qui reste à faire dans un milieu qui risque de se corrompre et devenir invivable. C’est pourquoi, j’ai tenu à vous rencontrer et vous dire, avec les meilleures intentions qui siéent à votre éminente altesse, ce que je ressens et ce que ressentent tous ceux et celles, comme moi, qui ne peuvent supporter quelquefois – même souvent – le fardeau de certaines démesures émanant d’une Cour vous entourant qui ne reflète pas votre sollicitude envers vos sujets. Oui, elle est loin de vous représenter dignement. Franchement, et je vous le répète, je ne veux vraiment pas vous importuner par mon discours si ce n’est pour vous supplier de prendre connaissance de certaines dérives qui ne manqueront pas de trouver demain des manipulateurs. Ils se feront un plaisir d’exploiter, de radoter et d’amplifier des situations que vous pouvez éviter en y mettant fin sur-le-champ. Que n’a-t-elle pas dit, la malheureuse innocente ! A ces mots, le roi laisse apparaître un petit sourire narquois. Il se gausse, hautain, et se lève comme celui qui se prépare à faire une importante déclaration. Il semble excité par ce genre de langage qu’il n’a jamais entendu.
Et, atteint profondément dans sa fierté – les rois n’admettent pas la vérité, parce qu’ils ont la leur –, il l’invective durement au départ, puis brusquement, il tempère son langage, en se rasseyant sur son trône pour paraître plus humain, plus compréhensif qu’elle ne pourrait le penser. Il la fixe longuement en tout cas, le temps qui lui permet de bien lui montrer qu’il est encore là, omniprésent sur ce trône que d’aucuns convoitent l’usurpation. Les rois ne se complaisent-ils pas dans la puissance et les euphories des victoires pour ne jamais renoncer aux jouissances qu’elles procurent ? Il est encore là, en maître incontestable et incontesté de ce royaume où sont nés ses aïeuls, où ont vécu ses parents et où il a grandi sous leur affection et dans la chaleur de leur attachement. Il interpelle, cette fois-ci la gazelle, en termes directs sans mettre les formes que lui implique son rang et auxquelles il devait s’y soumettre. Et, en un style lapidaire, il lui dit, avant de revenir encore à un ton plus sympathique : -Tu penses que nous sommes là pour seulement remplir le fauteuil, que nous ne savons rien de ce qui se passe chez nous, dans ces vastes étendues ? Eh bien, figure-toi que tous les jours, nous nous informons du sort de nos sujets, de leurs besoins, de leur avenir, de leur volonté et de leurs ambitions. C’est vrai que nous commençons à prendre de l’âge, mais cela ne diminue en rien notre omniscience et nos capacités pour gouverner.
Le roi demeure roi, charmante gazelle ! Le roi des animaux ne peut se tromper comme les autres animaux. On entend dire sous d’autres cieux, dans l’idiome extravagant des fous et des dépravés que sont les humains : «Pour grands que sont les rois, ils sont ce que nous sommes… Ils peuvent se tromper comme les autres hommes». Quelle insanité, quelle leçon de fatalisme ! Ces propos insensés ne nous concernent pas ! Chez nous, le roi «fait trembler partout les animaux sous sa loi, il remplit les bons d’amour et les méchants d’effroi…». Et vlan, de quoi rendre jaloux le «Cid» de l’homo sapiens Corneille ! Oui assurément, charmante gazelle, notre jungle a changé. D’ailleurs, ne constatez-vous pas à l’œil nu qu’elle change de jour en jour. Et j’ajouterai, que «ce qui a été réalisé grâce aux efforts de tous n’est qu’une partie d’un ensemble appelé à se concrétiser à travers des programmes soutenus de réformes et de développement, et c’est cela qui nous permet d’aspirer, confiants et optimistes, à un avenir prospère de notre jungle du 3e millénaire». Et le roi de s’élancer orgueilleusement sur le chapitre des bilans : Ne sais-tu pas que j’ai réservé une enveloppe consacrée à l’édification de cette nouvelle jungle.
Une enveloppe qui s’est traduite sur le terrain des réalisations par les mille et un chantiers lancés, les mille et un projets réceptionnés partout à travers l’immensité de l’espace de notre jungle ? De la satisfaction en eau potable des animaux, qu’ils soient au fin fond du Sud ou vivants dans les steppes ou les étendues des Hauts-Plateaux, ils bénéficient tous de la couverture sanitaire. L’effort de notre royaume est immense et touche tous les secteurs en relation directe avec l’amélioration des conditions de vie. Une vie réellement rénovée dans la mesure où n’importe quel animal, là où il vit, trouve tout désormais à sa disposition… Car des actions de développement touchent la grande majorité des animaux de cette jungle profonde, des actions qui continuent d’être menées tambour battant avec un impact évident sur le quotidien, leur quotidien… Oui effectivement, la jungle a changé, elle change de jour en jour…
Et il poursuit, levant une patte sentencieuse pour appuyer ses dires… Savez-vous qu’aujourd’hui, parce que tout est convenablement ordonné ou presque dans notre royaume, ceux qui y vivent se complaisent dans leur situation et goûtent aux bienfaits que leur procurent ces immenses espaces et cette luxuriante nature ? Ils ne se plaignent jamais comme tu le fais maintenant, de cette façon… vindicative, quelque peu perfide et qui frise la provocation. Tous mes autres sujets, malgré de petits problèmes de manque, qui sont tout à fait naturels, n’expriment que de bons sentiments à l’égard de cette Cour que vous semblez abhorrer. Oui, nos peuplades ne déplorent pas notre manière de gouverner, parce qu’elles savent que nous tenons fermement les rênes de notre monture. Tout leur semble correct et toutes reconnaissent que nous nous efforçons de déployer le respect mutuel et d’en assurer l’application effective, même si la jungle reste la jungle dans tous les cas. Et comment ne se sentiraient-elles pas à l’aise lorsqu’elles ont tout, sur nos vastes territoires qui chantent la joie de vivre, qui respirent le bonheur, grâce à la cohésion et à l’entente que mon règne a eu la clairvoyance d’instaurer. Cette bonne gouvernance enfin, encourage tous les animaux à se surpasser dans leur «déprédation» pour vivre convenablement et «naturellement» leur milieu. Dans notre jungle – le possessif revient en force –, tout le monde mange à sa faim. N’est-ce pas magnifique que d’assurer une vie décente au quotidien à toutes ces créatures qui nous entourent ? Dans notre jungle, il n’y a que des animaux forts qui savent tirer de leur génie les moyens de leur subsistance et leur permettent d’avancer, d’évoluer davantage pour être encore plus vigoureux, plus puissants…
Dans notre jungle, gracieuse gazelle, les habitants vivent leur vie. Une vie conforme à leurs traditions dans leur milieu naturel qui les rend plus conséquents et logiques avec eux-mêmes. Nous ne comprenons pas comment tu t’es étonnée en apprenant pareille histoire – le roi de céans fait allusion à la requête formulée au nom des animaux par la gazelle – et que tu te présentes, toute émue, là devant nous pour débiter une plaidoirie avec une telle passion et une telle indignation que l’on se croirait dans un des tribunaux populaires qui, à une époque pas lointaine, foisonnaient dans certaines contrées des humains. Ne sais-tu pas que tu narres une histoire sans intérêt, ennuyeuse, insipide, qui n’a aucun sens, comme celles qui ont le don d’alourdir nos paupières, les soirs d’hivers, quand on nous les racontait alors que nous étions tout petits ?

Dans notre jungle, les mots qui contrarient et tourmentent sont imperceptibles. Il n’y a que le bon sens animal qui nous rassemble et nous donne la foi en nos valeurs accumulées depuis que le monde est monde. La jungle n’a rien perdu de ses traditions qu’elle s’attache à préserver pour sauvegarder son authenticité et son milieu écologique. Il n’y a que les malingres et les demeurés qui s’obstinent à lui trouver des profusions de problèmes et d’outrances. Dans notre jungle, enfin, c’est le naturel qui prime. Et tout ce que nous pouvons dire c’est qu’à défaut de nous comporter en modèles d’équité et de probité, nous œuvrons quand même pour que tous les animaux aient une vie convenable et équilibrée suivant la loi de la nature, celle que nous entendons garder et protéger pour toujours. Réexamine donc ce que tu viens de déclarer avec emphase et fais que dorénavant tu n’apparaisses devant cette auguste assemblée qu’avec quelque chose de solide, de crédible, et qui peut convaincre notre Cour et la séduire. La gazelle, ne sait plus où se mettre après ce sermon. Elle vit un mauvais quart d’heure où le verdict du roi l’emporte sur les traditions et le caractère du milieu. Elle ressent un sentiment de frustration et de révolte cachée envers un souverain qui, toute honte bue – d’après ce qu’elle entend – prodigue publiquement des louanges et des marques de grand intérêt à des questions secondaires dans un environnement plus hostile que d’ordinaire et délaisse les véritables problèmes, soit dans l’oubli, soit dans l’ambiguïté. Le roi parle bien. Le roi peut séduire par son discours dithyrambique. Il est prolixe et aime s’entendre déclamer pendant des heures, mais la gazelle est scandalisée. Jamais, elle n’a cru être traitée un jour avec rudesse par le représentant de la loi, dans cette jungle où beaucoup de choses se produisent, dans un climat d’impunité, de scandale, loin du bon sens et de la morale.
Dépitée, elle ne peut s’empêcher de penser à la leçon que Jean de La Fontaine, un humain, ce grand maître de la fable a professé à ses coreligionnaires, pour les prendre à témoins, les railler ou les ridiculiser, c’est selon :
Ceci vous sert d’enseignement :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
Sans commentaire et… hélas !!!

La mouche reprend fidèlement l’histoire La mouche ne démord pas. Elle me raconte cette entrevue, dans le détail, et elle continue avec assurance comme pour me convaincre : -Vois-tu mon ami, j’ai tout entendu, j’ai tout compris et je n’ai pas apprécié la légèreté ou plutôt cet esprit de suffisance avec lequel le roi a répondu aux doléances de la gazelle. A mon avis, la requête de cette dernière aurait pu être prise avec plus de considération et d’intérêt, étant une interpellation concernant un sujet brûlant de l’actualité de la jungle. Ceux qui entourent le roi ne sont pas des modèles de vertu et c’est pour cela que la gazelle était d’autant plus gênée quand elle les a vus déborder de bonne humeur après la sentence du roi. Leur réaction lui semblait être un manque de respect et, plus encore, une atteinte immorale à sa dignité. Une provocation indigne compte tenu des principes de la justice et de la vérité. Elle s’en est allée, clopin-clopant, et ce n’était ni son allure habituelle ni même le faîte de son élégance…
Elle était déçue, vraiment, profondément déçue par ce mépris et ce dédain. Elle ne pouvait croire à cette subordination au mal qui s’étalait, ces propos captieux et mensongers qu’on voulait lui faire supporter de gré ou de force. C’est alors que contrainte de composer avec ce verdict pernicieux qu’elle déniait, de par sa droiture dans la perception des choses, elle s’en remit à sa famille qui lui a vite recommandé de ne plus s’occuper de pareilles situations, dans une atmosphère exaltée, électrisée même, et qui pressentait de mauvais augures. Elle lui a recommandé de s’éloigner des circuits de «Chefs» inconscients, mégalomanes, narcissiques, à qui on ne peut «caresser» l’ego. Elle lui a conseillé de ne plus titiller les proches du roi qui ne font que dans les magouilles et l’imposture pour tirer leurs épingles du jeu et profiter du maximum de circonstances. La mouche poursuit cette histoire en y mettant toute sa verve, insistant sur la justesse et l’authenticité des propos. Elle ne veut rien omettre.
Elle croit utile d’aller jusqu’aux détails, pour me les livrer, puisqu’elle était présente à l’audience, ce jour-là, en bonne place et au bon moment. N’ai-je pas dit qu’elle se trouvait nichée sur la tête de la gazelle ? Quant à moi, je deviens impatient du fait que la mouche me parle de certaines petites choses qui me bouleversent. Je les suis passionnément avec elle, car j’ai beaucoup de temps devant moi pendant ce long voyage. Mais ce que je ne comprends pas, c’est cette impatience à vouloir me raconter des histoires jusqu’au détail, en cette bonne occasion qui lui est offerte. Pense-t-elle à la distance qui commence à se réduire et qu’elle craint ne plus avoir de temps pour tout me révéler ? En fait, je comprends pourquoi elle insiste tant sur les événements et leurs séquelles. Tout simplement, parce qu’elle désire m’être utile au cours de ce voyage qui lui tient à cœur et qu’elle veut tellement le rentabiliser en ma compagnie. C’est une manière bien plus simple pour justifier son exode, un départ vers les horizons plus sereins qui constitue l’objet essentiel de ses désirs, comme elle essaie de me l’expliquer.
Ainsi, avec une certaine finauderie, bien subtile d’ailleurs mais sympathique, elle réussit à m’aligner à ses élucubrations qui, du reste, ne me gênent pas parce que je cherche déjà avec quoi meubler ce long trajet qui nous sépare de la liberté, comme elle le prétend vertement et franchement, depuis que j’ai accepté de la prendre avec moi. Mais alors, comment ne pas l’écouter ? Comment ne pas essayer de trouver quelques rapprochements, peut-être même des similitudes, avec ce qui se passait et ce qui se passe, toujours chez nous, dans la vie réelle, c’est-à-dire dans notre jungle à nous, celle des êtres humains ? Les animaux sont-ils peut-être moins sensibles par rapport à nous vis-à-vis de ces aspects de rituels démagogiques ou carrément des formes d’arbitraire et d’injustice ? Dieu nous a prescrit de les vivre et de lutter pour reconnaître les meilleurs d’entre-nous, confrontés à leurs destins, enfin pour reconnaître les siens, comme il est dit dans Son Livre Saint. De cette démagogie doublée d’hypocrisie honteuse et abjecte, j’ai de quoi donner quelques tristes illustrations au moins. Un bon journaliste écrivait dans sa rubrique hebdomadaire : «Les discours scandés et matraqués par les médias lourds sont inchangés. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour que le rituel s’accomplisse.

Or, les mécanismes ancrés, implantés dans la mémoire des fonctionnaires, quel que soit leur grade, l’allégeance à répétition de corps, délivrent un message impossible à déchiffrer pour le citoyen. Un exemple : «Pour répondre à votre question, je signale quand même que selon le programme de son Excellence le président de la République, les choses dans le secteur se sont mises rapidement en place… Selon la nomenclature élaborée, la fixation des délais, le ministère, grâce à la pertinence de Monsieur le Ministre qui ne ménage aucun effort, de jour comme de nuit, et même après…» et patati et patata… Cette autre réponse cinglante du journaliste défie le discours du roi de la jungle quand il répondait dédaigneusement et «démagogiquement» à la gazelle. Mais tout cela chez les animaux, çà se comprend… non ? Car n’est-ce pas leur manière de vivre dans ce monde de fauves où prévalent l’imperfection, l’abjection et l’infamie ? Et si je les prends en exemple, n’est-ce pas également leur nature, leur comportement de tous les jours ? Ainsi, dans ce roman, je les veux comme nous, peut-être un peu plus téméraires que nous afin qu’ils nous inculquent la probité et le courage. Je les veux de cette dimension, quand ils dénoncent et refusent des faits et des états d’âme de chefs qui n’ont que l’apparence, de ces chefs vivant loin, très loin, de leur monde de ces chefs qui ignorent cet esprit où règnent la droiture, les grandes vertus et l’intégrité, amplement ressassées par les «populaces» que nous sommes.
Alors je me pose la question : ne suis-je pas en train de vivre ces refoulements de complexes qui resurgissent, comme cela, spontanément, dans le monde mirifique de l’irréel pour nous encourager à faire mieux dans notre monde du réel ? Et là, je me dis, aurions-nous assez de cran pour imiter l’exemple de ces animaux – celui de la gazelle – et aller dénoncer, devant qui de droit, les excès, les vilenies et les infamies ? Alors, en attendant tout cela, c’est-à-dire que vienne ce regain de vaillance, d’amour-propre et de franchise qui nous permettra de compter parmi les civilisés de la planète, revenons à nos histoires. Elles nous donnent toutefois quelques espoirs et des consolations lorsque nous savons que nous ne sommes pas les seuls, sur la planète, à subir les injustices et les misères. Il y a d’autres créatures qui en pâtissent de ces situations et de leurs régimes, de leurs systèmes et de leurs pouvoirs… appelons-les comme nous voulons.
Cela nous réconforte quelque peu mais nous titille quand même tout en nous incitant à nous poser la question suivante. Faut-il accepter ce constat et vivre dans l’insouciance et l’indifférence les plus crasses ? Non ! Car cela confortera, inévitablement, ces gens sans distinction qui vivent comme des éléments futiles, médiocres, et plutôt insignifiants, dans une certaine aisance qui ne les fait pas rougir à cause de leur lâcheté et de leur indignité. Enfin, n’ai-je pas insisté, tout à fait au début de mon récit sur le fait que, nous aussi, avons notre jungle, ce royaume impitoyable et rocambolesque où «les barons du système, des continuateurs rentiers, des jeunes loups sans foi ni loi, des commis d’un Etat politisé où les services publics sont partisans ou «souteneurs», donnent à voir une cuisine indigeste…» ? Après ce regard sur notre situation, j’arrête le dialogue avec ma compagne de voyage qui semble gagnée par un petit somme et me remets à mes pensées.
A un certain moment, et sans m’en rendre compte, je déroule le film des chroniques de cette pauvre gazelle, racontées devant le roi des animaux, sous le vieux chêne. Elles sont fort intéressantes pour celui qui peut s’appliquer à les coucher sur du papier pour en faire une histoire d’une excellente facture, parce que pleine d’enseignements. Oui, à ce niveau de littérature, je voulais dire que même les animaux, ne peuvent être insensibles au regard de leur environnement hostile. C’est pour cela que je les fais parler, et je sens qu’ils perçoivent le mal comme nous et qu’il leur arrive d’être remués, désabusés, comme nous, quand ils apprennent des choses inconcevables où l’aversion et la répugnance font bon ménage pour se retourner contre les plus tranquilles et les plus dociles parmi cette importante faune. N’est-ce pas que c’est dur de se résigner à accepter son sort ? C’est pour cela qu’il faut écrire pour crier son refus et se démarquer de gens à la gestion désastreuse et aux comportements indignes.

La gazelle, le tigre et le fagotin
Installé confortablement sur mon siège, bercé par le léger et interminable vrombissement des réacteurs de l’avion, je poursuis mon écoute en prêtant toute mon attention à la mouche. Et je l’écoute encore me raconter une autre histoire incroyable que j’arrive à peine à imaginer dans un monde que je croyais plus naturel, plus logique, en tout cas moins pervers et moins inventif dans le mal que le nôtre. – La gazelle, me dit-elle en me rapportant cette autre chronique dans les faits les plus précis, était fort embarrassée par la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle ne pouvait s’imaginer qu’un jour elle serait dans un pareil pétrin, elle qui ne demandait qu’à vivre dans la discrétion la plus totale. Gentille comme elle est, son tempérament de tous les jours n’est guère façonné pour le culte de la méchanceté ni aux excès de l’arbitraire. Et comment peut-elle s’en accommoder de ces tares ? N’est-elle pas l’animal le plus doux dans cette espèce ? Oui, elle ne peut être autrement en effet, car même si elle le désire, ses pareilles ne peuvent lui consentir un quelconque écart si elle venait à en commettre au détriment de la communauté et même au-delà, chez les autres familles et clans d’animaux.
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)