«Pelourinho» de Tierno Monénembo

Littérature classique africaine

Prix Renaudot 2008, Tierno Monénembo est romancier, avec à son actif treize romans. Né en Guinée en 1947 et exilé de son pays depuis l’âge de 23 ans, il a publié une œuvre majeure qui fait une large place à la nostalgie et à l’exil.

Partagés entre la maison introuvable et le monde, ses romans font voyager à travers les pays où il a séjourné plus ou moins longuement (Côte d’Ivoire, Sénégal, France, Brésil, Cuba, Algérie). De livre en livre, il a construit une fiction-monde à nulle autre pareille dans le champ littéraire africain, invitant ses lecteurs à le suivre dans l’intimité des sociétés et de leurs vécus. Dans Pelourinho, son cinquième roman, Tierno Monénembo retrace la quête éperdue d’un écrivain africain au Brésil.

Des sonorités brésiliennes
Pelourinho de Tierno Monénembo est sans doute le plus brésilien des romans africains. Son intrigue se déroule dans la ville de Salvador de Bahia. «Le Pelourinho» est le nom d’une place dans la vieille-ville, où se trouvait le plus ancien marché à esclaves du Brésil. Le roman raconte l’histoire d’un écrivain africain venu dans cette ville pour écrire un livre sur ses racines brésiliennes. Ses amis des favelas l’appellent «Escritore» ou «Africano». Ils voient en lui, le Prince du Dahomey dont la venue était prophétisée par les chants vaudous. Pour le protagoniste, l’Escritore donc, ce voyage est aussi une quête identitaire, afin de retrouver les traces de ses ancêtres, arrachés à leurs villages afin d’aller peupler les plantations du Nouveau monde.

La légende du baobab
C’est en effet une vision renversée de la quête des origines africaines que propose ce roman. Les origines cèdent ici la place à la problématique de la filiation. Le personnage de l’écrivain dans le roman de Monénembo sait que des gens de sa famille, «même case, même legs», se trouvent quelque part dans les rues de Bahia. Ils ont en commun des pratiques, des cosmogonies, des légendes, dont celle de leur ancêtre commun, le roi Ndindi-Grand-Orage. Une légende aussi dérisoire que grave. Enivré de sa puissance, ce roi avait voulu se mesurer à un baobab. Il avait fait abattre l’arbre, mais ensuite il fut bien sûr incapable de le remettre sur la souche, comme il s’était targué de faire auprès des tribus avoisinantes. Humilié par son échec, il exigea d’être vendu comme esclave et marqué au fer rouge sur les deux épaules. Cette marque identitaire, perpétuée de génération en génération, permet au héros de Pelourinho de reconnaître les siens au Brésil, descendants d’anciens esclaves. L’expérience relève à la fois de l’enquête anthropologique et de la quête généalogique, révélant des destins entrelacés par-delà les mers.

Un roman sur l’esclavage ?
Plutôt sur les conséquences humaines de l’esclavage, sur fond du multiculturalisme brésilien, qui est peut-être le véritable thème de ce roman. Ce Brésil multiculturel est mis en scène ici à travers le vécu de la population métissée des favelas de Bahia. Tierno Monénembo aime rappeler que ce qui lui a plu au Brésil, c’est son syncrétisme culturel et religieux, avec les religions noires qui se sont imposées aux Blancs, aux Indiens et aux Métis. Le syncrétisme est à l’œuvre dans son récit, dont les personnages, irrespectivement de la couleur de leur peau, sont pénétrés des mythes et légendes yoroubas véhiculées par le vaudou.
C’est le cas par exemple de la narratrice aveugle du récit, au nom puisé dans la mythologie grecque, Léda-paupières-de-chouette. Elle a la peau blanche et les cheveux blonds. En alternance avec un petit malfrat noir, issu de la même favela, Leda assure la narration du récit, donnant à voir les heurs et malheurs du petit peuple de Salvador de Bahia. Les deux récitants à l’imagination exubérante, qui n’est pas sans rappeler l’univers baroque de la littérature latino-américaine, ont en commun d’avoir connu de près l’Escritore, devenu leur ami, mais qui meurt poignardé dans une rixe, dès les premières pages du livre. L’emmêlement de leurs triples quêtes entraîne le récit vers sa fin implacable, annoncée dès le début du roman.

Trois raisons pour lire Pelourinho
Il faudrait lire ce roman d’abord pour l’intelligence de sa narration, qui exige bien sûr en contrepartie une concentration sans faille de la part du lecteur. Il s’agit d’une narration à trois voix, une composition polyphonique, qui convoque des souvenirs, des rêves, des légendes, une prolifération d’épisodes secondaires, pour faire émerger progressivement, à travers une cacophonie de destins, une quête commune des origines. C’est du grand art, qui est d’autant plus astucieux que l’auteur a fait le choix d’»aller d’abord vers l’aval», comme il l’a expliqué, pour «remonter le fleuve trop long de l’histoire africaine».
Il faut lire Pelourinho aussi pour l’écriture très orale et haute en couleur de Monénembo qui privilégie la langue parlée, le registre populaire, la verdeur et les sonorités locales. On est plus proche de Céline que du classicisme des académiciens et grammairiens de la première génération d’écrivains d’Afrique. Enfin, ce roman qui paraît en 1995 est un tournant en littérature africaine, car en abandonnant l’Afrique géographique et politique qui a été pendant longtemps la thématique obsédante des romanciers, pour aller puiser son miel dans le Brésil des bars et des favelas, le Guinéen fait littéralement «décoller» le roman francophone et s’impose comme le père du roman-monde africain.
T. Chanda