L’exil fécond

Culture

Les faits relatés dans ce livre sont inspirés de la réalité vécue. Cependant, toute ressemblance avec des personnages réels, ayant existé ou existant toujours, n’est que pure coïncidence et ne relève point de la volonté de l’auteur. Mais, qui se sent morveux… se mouche !
L’auteur

Quelques temps après, l’éléphanteau se place avantageusement dans le groupe de son espèce. Il devient le plus sollicité pour les affaires qui concernent son monde. Il prend de l’ampleur et, en même temps, beaucoup de poids dans son environnement. La jungle ne parle que de ce pétulant et talentueux homme de droit qui défend les causes justes, les causes les plus nobles, celles qui vont peut-être changer un monde vivant constamment dans le désordre à cause de tant de malveillance et de perversité. Les affaires qui viennent le solliciter, constamment, ne lui font pas peur. Bien au contraire, elles attisent en lui cet appétit de s’attacher davantage à son métier, d’aller toujours de l’avant en essayant de construire un monde à l’image de ce qu’il espère voir s’instaurer, depuis sa prime jeunesse. Rassembleur, unificateur, il n’apprécie pas les scissions, les tiraillements et la zizanie au sein de sa communauté. Les termes union, harmonie et solidarité signifient beaucoup dans cette tête d’éléphanteau qui bouillonne d’impatience de voir la jungle vivre dans la détente sereine, elle qui ne connaît depuis quelques décades que les affres de l’infortune et de l’arbitraire. Effectivement, son rêve est de fonder un autre groupement dans un autre monde, à l’image de ces créatures du Bon Dieu qui s’ordonnent en fonction de règles plus généreuses, indulgentes et pacifiques. Il aime la paix, le progrès, la réussite, il abhorre la haine et les intrigues. Sur le plan de son travail, de sa mission de tous les jours, notre éléphanteau excelle dans l’art de bien dire.
Il aime les belles envolées lyriques et s’entend bien avec tous ceux qui manipulent, comme lui, cette remarquable langue des ancêtres, une langue pure, limpide, intelligible et cohérente, une langue pleine d’assonances et de redondances à effets, ce qui la rend encore plus gracieuse. De plus, il se comporte en altruiste convaincu. Il est tout près des démunis, il fait son possible pour redoubler d’effort et être dans l’ambiance du patrimoine généreux de ses ancêtres les éléphants que la noblesse a rendus plus philanthropiques que les autres animaux. En tout cas, ils sont plus sensibles que l’être humain qui se comporte en conquérant vis-à-vis de cette race, allant jusqu’à lui tendre des embuscades criminelles, au cours de parties de braconnage, pour leur subtiliser ce qu’ils ont de plus cher, leur vie, afin de les dépouiller de leur ivoire. Tout baigne pour l’éléphanteau. Rien ne présage d’éventuels revers pour cet animal qui a un sens élevé de la justice et de la droiture. Son vaste territoire, dans ses profondes outrances, comme toutes les jungles d’ailleurs, lui sert de champ de prédilection, mais surtout d’expérience, pour les scandales qui vont bien au-delà de l’injustice, ou encore de la sauvagerie qui meublent quotidiennement l’actualité de son espace. Ceux-là illustrent de fort belle manière, la bestialité qui domine le régime de la jungle.
Là, il trouve son compte dans la défense de ses semblables. La clientèle est là, son tribunal marche très bien et les affaires pleuvent à ne plus en finir… Mais un jour… Oui, en effet, un jour, me confie la mouche, alors qu’il s’apprête à rentrer dans ce qui lui sert de lieu de rendez-vous avec ceux qui viennent le consulter, dans cette belle clairière inondée de lumière, sa surprise est tellement grande qu’il ne peut réagir autrement que par la stupéfaction, pis encore par la stupeur. Plus tard, il aura de l’indignation et de la répugnance pour ce geste qu’il considère comme exaspérant, irritant et même répréhensible. De quoi s’agit-il, poursuit la mouche ? Elle se pose la question et se répond, péremptoirement, dans un style on ne peut plus tranchant : – «D’un comportement immoral qu’on peut qualifier d’un épisode malheureux, frustrant, et même condamnable en tout cas chez ceux qui respectent la loi et la morale !». Et elle continue… Mais là, nous sommes dans une jungle, ressemblant à votre monde, assure-t-on, à celui où l’être humain plastronne devant les plus grands scandales de l’Histoire et se conforme sans peine à cette honte qui crée «des fantaisies qui fonctionnent comme le prisme déformant de l’Etat de droit, de la justice sociale et de l’esprit citoyen». Sauf que chez nous, contrairement à vous les humains dans certains pays civilisés où le droit tient une place prépondérante bien sûr, nous n’utilisons pas de faux-semblants pour nous «étriper», nous rentrons directement en besogne et en production.
Nous ne recourrons pas aux méthodes raffinées qui respectent les animaux que nous sommes mais aux «appels masqués», par exemple, comme dans votre «jungle à vous». Nous abusons des mêmes appels qui peuvent décider «d’une mutation, d’une mise à la retraite, d’un contrôle fiscal, d’un dossier d’inculpation et du sens de l’ascenseur». C’est votre propre style de gestion, c’est en effet votre langage et ce ne sont que les reproches de vos journalistes, au demeurant justes et courageux. Je ne fais que les répéter et vous les soumettre entre guillemets, me susurre-t-elle à l’oreille ! C’est dire que lorsque vous vous mettez à «l’œuvre», vous avez de quoi nous surprendre, mieux encore, nous stupéfier et nous ébahir… franchement ! Ainsi, l’éléphanteau est victime de son zèle. Il est renvoyé purement et simplement du poste où il excelle dans le travail et le rendement.
Il ne peut «séduire» avec ses bonnes manières et ses excellentes qualités, aussi bien dans les relations avec son espèce qu’avec d’autres du même genre. Du moins, c’est ce qu’il découle de cette brusque décision de mettre fin à sa carrière qu’il gérait avec tant d’exploits et de réussites, et qu’il espérait longue et pleine d’aspirations logiques et on ne peut plus modestes. Oui, il ne pouvait séduire une faune qui passe d’une crise à une autre, et d’un scandale à un autre. Parce que «la crise multidimensionnelle que traverse notre jungle ressemble drôlement à une affection qui, dans son évolution chronique, ne rechigne pas pour épargner tout organe où la vitalité n’aurait été qu’une cellule d’une raison d’être». Vois-tu, nous avons beaucoup appris de vous, à force de nous coller à vous, surtout nous les mouches… ces drôles de bestioles que vous n’aimez pas tellement. Mais au juste, qu’y a-t-il dans cette décision ? La réponse est un peu longue. Je te demande, mon cher ami de me laisser m’exprimer à mon aise, pour que je puisse tout t’expliquer.

L’éléphanteau, victime de son zèle
Ainsi, après cette sentence incompatible avec les caractères de n’importe quelle gestion et contraire à la morale – le moins que l’on puisse dire –, notre éléphanteau se réfugie un bon moment dans la solitude. Il ne veut voir personne. Il vit lamentablement son exclusion comme tous les autres animaux qui ont connu ou connaissent de telles conditions, plutôt de telles décisions, inconcevables et stupides. Son humeur décline. Son état se remarque à l’œil nu car il ne montre plus les signes d’allégresse et de gaillardise par lesquels il s’illustrait du temps où il jouissait de toute son innocence et son exubérance. Les contacts avec ses congénères se font de plus en plus rares. Il évite même ses parents et ses frères, parce qu’il se croit inutile, voire stérile. Il s’efforce de ne plus les rencontrer car il pense, dans son subconscient, qu’ils le regardent comme un pestiféré, comme cet animal porteur de maladie honteuse… C’est ce qui se passe généralement avec les exclus du système de la jungle. Vous connaissez une bonne tartine, dans ce domaine-là, n’est-ce pas… vous qui passez pour des maîtres dans ce genre d’application de peines à l’encontre de vos «laissés-pour-compte» ou de vos «récalcitrants» ? M’interrogea la mouche avec une pointe d’ironie désabusée, avant de poursuivre. Sa mère, l’éléphante de qui je tiens l’histoire – je te l’ai bien précisé au départ –, une mère plus sensible et disons-le, débordant d’affection, se fait beaucoup de soucis.
Combien de fois a-t-elle essayé de l’entretenir, clairement, sans équivoque, afin de mieux connaître ses préoccupations et ses déceptions et lui venir en aide, ne serait-ce que par son amour maternel et sa gentillesse. Rien à faire. Il ne veut en démordre. Son silence est profond et révélateur d’un mal incommensurable et sa raison est la meilleure. – Je n’ai pas fauté, se dit-il, pourquoi suis-je sanctionné de cette manière ? Pourquoi, suis-je jeté en pâture à la vindicte des animaux friands de commérages, et peut-être même exposé au danger, dans une jungle pareille, alors que d’autres – bien coupables – sont encore dans la grâce du Chef, de ce lion qui s’accroche à ce trône, ad vitam æternam ? Pourquoi s’est-on acharné contre moi, alors que je ne sais même pas pourquoi, et de quelle accusation suis-je affublé ? Autant de questions qui bouillonnent dans son cerveau de jeune éléphanteau, encore plein de ressources. Ce sont ces émotions violentes qui lui reviennent tous les jours, tels des remords, pour le charger et le supplicier, lui qui n’accepte pas du tout cette élimination par trop inattendue et impertinente. Cette situation se prolonge pendant des mois. L’éléphanteau pénètre une période difficile, allant jusqu’à la déprime.
Et la déprime chez cette espèce – parce que les animaux comme lui sont stoïques et inébranlables – les mène droit au cimetière, appelé communément «cimetière des éléphants». Dans votre langage d’humains, et dans votre jungle aussi rude et impitoyable que la nôtre, cette expression veut dire la «mise sur cale», la «marginalisation», l’«exclusion», la «mort lente» qu’on impose aux cadres qui n’apprécient pas tellement d’être pris pour des imbéciles par les entremetteurs du système, c’est-à-dire qui ne veulent plus être «enlisés davantage dans le négativisme en ce sens où ce dernier se confine dans la fourberie, la contrefaçon et l’imposture». Mais l’éléphanteau, malgré tout, ne veut pas sombrer dans la mélancolie. Il sait que dans la position de vulnérabilité, qui est la sienne, il peut facilement s’enfoncer dans l’oisiveté et ne plus refaire surface pour activer comme avant, avec dévouement et sincérité. Il faut donc se secouer pour reprendre ce que des inconscients lui ont ravi. Il faut qu’il reprenne son travail et, bien entendu, sa dignité. À partir de cette détermination, il décide de retrouver l’ambiance d’antan, celle des grands jours.
Mais comment, se dit-il ? – Eh bien, en luttant, en me bagarrant, en tapant à toutes les portes pour élucider mon cas, se répond-il à lui-même. Sa décision étant prise, il commence par voir les amis, les plus proches, en leur racontant ce qui lui est arrivé. Tous sont surpris. Certains restent perplexes. Ils ne comprennent pas pourquoi, un si jeune cadre, dans cette jungle qui a tellement besoin de compétence, de justice et d’équité, est balancé de cette manière, sans aucun égard pour ce qu’il a donné pour sa communauté. Un compatriote parmi eux, un éléphant de taille – ce n’est pas inutile de le préciser – se propose de voir quelqu’un de plus «Grand» dans la hiérarchie de la jungle pour essayer d’éclaircir la situation de l’éléphanteau. Il donne des assurances à ce dernier pour qu’il patiente quelques jours, le temps nécessaire pour voir le responsable et revenir sûrement avec une bonne nouvelle.

Des jours passent. Rien à l’horizon. L’émissaire ne donne pas signe de vie. Aucune nouvelle. L’éléphanteau s’énerve et s’indigne. Il y a de quoi ! Son problème est-il compliqué et inextricable au point de ne recevoir aucune nouvelle qui peut lui donner quelques espoirs ? Que lui reproche-t-on à un certain niveau du pouvoir – niveau où tous les animaux restent constamment accrochés pour n’importe quelle décision – pour qu’une opacité entoure ce cas qui n’en est pas un, selon sa conception et la logique ? Des questions, toujours des questions, des supputations, toujours des supputations dans cette morne perspective de la jungle où le raisonnement perd sa raison. L’éléphanteau a vécu des jours difficiles, jusqu’à une certaine matinée de ce printemps qui se prolonge pour le bonheur des autres nantis de la jungle, quand notre émissaire se pointe à l’orée de ce petit bois, cherchant l’éléphanteau pour lui annoncer d’importantes nouvelles qu’il espérait recevoir depuis bien longtemps. – Les responsables, tous les responsables que j’ai contactés, lui dit l’émissaire, ne tarissent pas d’éloges sur ta personne. Tous reconnaissent en toi le bon cadre, le travailleur émérite, celui qui a de sérieuses références et qui, n’en déplaise à certains prédateurs de notre jungle, reste le meilleur de cette région. Ils ne voient pas pourquoi tu as été remercié de cette façon. D’ailleurs, personne n’a pu soulever un quelconque grief te concernant. En tout cas, ils n’ont pu intervenir outre mesure parce que ton dossier ne souffre d’aucun manquement aux règles professionnelles et encore moins d’une infraction vis-à-vis de la morale. Ainsi, ils n’ont rien entre les mains pour aller demander ton absolution, et c’est tant mieux.
– Oui mais, rétorque l’éléphanteau, que dois-je faire pendant que je suis là, pratiquement déchu à cause de la perte de mon poste ? Attendre que la Cour se réveille et prenne conscience pour reprendre ma place, ou inciter les quelques proches, que je connais, pour leur demander d’intercéder auprès de qui de droit pour étudier, plutôt pour élucider ma situation ? Je suis franchement désappointé, ne sachant avec qui je dois parler et qui je dois croire. – Tu dois attendre, voilà ce qui te reste à faire. Tu dois attendre, mon petit ! Tout viendra au bon moment. Le temps fera bien les choses, il effacera les rancœurs et guérira le mal. Une prescription qu’il doit interpréter comme une prémonition, pas plus. L’éléphanteau doit attendre, et d’ailleurs que peut-il faire, sans cela. De toute façon, il garde cet espoir de voir son problème se régler dans très peu, parce qu’il a reçu de bonnes informations le concernant, émanant de la part de ces «grands» qui lui vouent, selon les ouï-dire, les meilleures attentions. Et l’attente commence. Il lui faut du courage… beaucoup de courage pour supporter ces moments de vide, pour résister à ces longueurs de temps qui n’en finissent pas et à cette obstination qui s’étend dans l’espace et dans la pérennité. C’est dur pour un jeune qui veut montrer ce dont il est capable. C’est accablant pour celui qui a passé son temps, depuis sa prime jeunesse, à se sacrifier pour les autres, toujours dans l’intérêt général. L’éléphanteau ne s’apprête pas à vivre dans l’expectative qui représente pour lui une pause forcée.
Celle-ci doit le conduire tôt ou tard, malgré son jeune âge, au fameux cimetière de ses aïeuls. Il attend quelques temps encore. Toujours ces attentes oppressantes ! Et le revoilà qui perd espoir et du coup, le contact avec ce premier intermédiaire. Rien ne va pour le mieux ou rien ne va plus. Sa nature juvénile débordante d’énergie ne lui permet plus de demeurer dans cette position statique, inconfortable, désagréable et surtout pénible pour celui qui a porté haut la voix des humbles et des éprouvés. Doit-il encore attendre que vienne la réaction de ces pontes qui dirigent la jungle ? Ou doit-il s’en laver les mains une fois pour toutes et rentrer docilement au bercail, sans se retourner ni pour un clin d’œil nostalgique, ni pour contempler les dégâts qu’ont occasionnés les successeurs ? Sa réponse est qu’il doit poursuivre les contacts, ne serait-ce que pour s’assurer encore que son dossier ne comporte aucune tâche qui puisse le vouer bien plus tard aux gémonies. Ainsi, il pourra recouvrer ses droits, reprendre du service et donner le meilleur de lui-même à sa communauté d’abord et à l’ensemble des animaux de la jungle ensuite. C’est alors qu’il décide d’une autre tentative, mieux préparée et mieux orientée cette fois-ci. Il va donc, en personne, vers des endroits plus célestes, frapper aux portes de gens plus costauds.
Ceux qui l’ont recommandé, c’est-à-dire de solides conseillers, lui ont préconisé d’exposer son cas directement à l’un des décideurs. Une aubaine que de rencontrer celui qui est tout près de sa majesté le lion, roi de la jungle. Tout ce qu’il lui racontera finira dans l’oreille du souverain, sans intermédiaire. Du producteur au consommateur, en quelque sorte… Et voilà qu’un matin, notre éléphanteau, frais et pimpant, s’en va à son rendez-vous, chez l’ours, le grand dignitaire qui l’attend, parce que briefé par d’autres pontes de la jungle. Déterminé et plutôt entêté, il erre longtemps pour repérer celui qui va le recevoir et lui ouvrir les portes du bonheur. Il le trouve à côté de l’antre du lion, en d’autres termes, tout près du souverain de ces vastes territoires, celui qui peut faire et défaire toutes les situations. Il le salue poliment et, avant de s’installer pour parler de ce problème qui le remue depuis quelques temps, il ne peut s’empêcher de poser un regard admiratif sur ce paysage de désert au silence profond qui couvre ces espaces infinis. Du coup, ses souvenirs d’enfance lui reviennent, une mémoire fragmentée, parfois mouvementée, mais souvent joyeuse, pour lui faire oublier ses tourments et le laisser vagabonder dans les vastes steppes de cette époque.

Mais son ravissement momentané devant ce beau paysage ne peut distraire, pour longtemps, son esprit chargé par ce grave problème qu’il traîne lamentablement comme un gros boulet. Alors, avec le dignitaire qui l’attend, il doit s’agiter, faire surgir la vérité et reprendre ses droits ou, à tout le moins, fournir le maximum d’explications sérieuses et convaincantes qui le rendraient plus calme. Face au grand ours, l’éléphanteau se met à affirmer ses convictions et démontrer son innocence. Il parle longtemps, il parle vrai, il parle haut et bien, enfin il essaye de se défendre tout en persuadant son interlocuteur de son respect et de sa fidélité envers le roi de la jungle. Dans son remarquable plaidoyer – il a la science pour briller dans ces joutes oratoires – il n’oublie pas de mettre en évidence, devant ce dignitaire du régime, toute sa loyauté et sa disponibilité pour assumer une entrevue au plus haut niveau si cela s’avèrerait nécessaire et indispensable. Il est tellement confiant en sa personne, en ses qualités, qu’il n’appréhende aucune gêne, et encore moins d’éventuelles complications ou de probables représailles. Son innocence, plutôt sa franchise puérile, en tout point de vue, ne lui donne guère l’occasion de craindre ces génies malfaisants qui possèdent le don d’entrelacer des situations pourtant simples et les rendre incommodes et inextricables. Le grand ours l’écoute avec attention. Il lui fait savoir qu’il comprend aisément sa démarche et qu’il ferait l’impossible pour tenter de régler cette affaire en intervenant directement là où il faut. En fait, il est tellement bouleversé par ce qu’il vient d’entendre qu’il jure, par tous les animaux de la jungle, qu’il ne laissera pas une injustice aussi grave sans dénouement et surtout sans jugement.
Le roi des animaux doit être mis au courant, lui affirme-t-il, dans un verbe tranchant ! À ces mots, l’éléphanteau, comme apaisé par cette audience et la compassion du dignitaire, s’en retourne calmement vers les siens avec la satisfaction d’avoir accompli sa mission et défendu son honneur. Il ne lui reste plus qu’à attendre les résultats de l’entrevue, espérer un bon règlement imminent et un juste retour à ses occupations. Après cette audience, il ne va pas désespérer comme avant. Parce que cette fois-ci, il a rencontré le plus proche, le plus puissant et peut-être même le premier conseiller et confident du roi de la jungle. Ainsi, il attend dans sa vaste savane. Il attend des jours et des jours, plus encore, il attend des mois. L’attente se prolonge et semble s’éterniser. Rien ne vient. Et c’est alors qu’il comprend, en créature intelligente, «que deux destins se sont croisés, juste le temps de mesurer la part animale que chacun porte en lui, et c’est fini, très vite, et à nouveau… le silence se fait». Il rentre encore dans l’obsolescence avec la marginalisation qui lui est imposée. Une fois de plus, l’éléphante sa mère lui demande les motifs de ses soucis. Il se refuse de l’associer à ses problèmes, comme s’il voulait lui démontrer sa maturité et sa capacité à prendre en charge personnellement ses propres ennuis.
– Je suis grand, lui dit-il, je ne veux pas que tu sois mêlée à mes tourments. Ne m’as-tu pas appris à me débrouiller tout seul, pour que tu viennes maintenant t’ingérer dans mes propres affaires et mettre ta trompe partout ? – Mais mon enfant, je te vois préoccupé, et je ne pense pas que ce comportement te fasse du bien. Je suis ta mère ne l’oublie pas. Je peux faire beaucoup pour toi… Je peux te soulager de tes contrariétés. A tout le moins, je peux être à tes côtés pour t’encourager et te soutenir. L’éléphanteau aussi têtu qu’intelligent, ne veut pas accepter cette main tendue, même celle de sa mère. Il se sait tenace et décidé à aller jusqu’au bout. Pour cela, il demeure obstiné et plus que jamais déterminé à dénouer, tout seul, une énigme que d’aucuns imaginent insoluble. En effet, après de longs mois d’attente, il sait que cette affaire dont il ignore vraiment l’origine, s’est transformée en véritable mystère et que la solution procède de l’autorité du souverain, lui-même, roi de la célèbre jungle. Mais c’est quoi ce mystère, se demande encore une fois, désorienté, l’éléphanteau ? Eh bien, le mystère, n’en est pas vraiment un. Ceux sont plutôt les effets d’une inconcevable aversion à l’égard du prochain, doublée d’une incroyable volonté de nuire, car dictée par cette incorrigible aberration dans la complexité de l’égocentrisme et du délire de toute puissance. Ce sont des épithètes nécessaires – ce n’est pas du tout de l’excès emphatique – quand il s’agit de qualifier pareille attitude. Enfin, n’est-ce pas des relents de jalousie qui suscitent ces réactions punitives, lorsqu’on agit de cette manière ? Mais pourquoi ? Est-ce peut-être à cause du zèle et de la sympathie de l’éléphanteau ? Cela peut-il se présenter de cette façon et en ce temps de démocratie de façade… faut-il le préciser ?
Cela peut-il survenir quand la liberté d’agir et de s’exprimer est reconnue enfin dans notre jungle, peut s’interroger n’importe quel animal, victime de ces brimades capricieuses invraisemblables et de ces comportements moyenâgeux ? Nous allons savoir pourquoi et connaître la vérité quand nous achèverons l’histoire. Pour l’instant, regardons du côté des médiations et en quoi elles peuvent aider l’éléphanteau, la victime, pour connaître l’issue de cette mésaventure rocambolesque, jamais vécue par ailleurs que dans notre jungle où les animaux sont considérés comme de véritables bêtes, au sens péjoratif du terme. Encore une fois, la mouche se tourne vers moi, me regarde du coin de l’œil et me dit placidement : – J’espère que pareille chose, pardon, que pareille machination n’existe pas chez vous, sinon c’est la catastrophe, c’est la fin du monde, comme vous dites dans votre jargon ? – Oh que si, nous avons les mêmes impulsions et les mêmes prédispositions quand il s’agit de développer notre génie malfaisant pour nous attaquer à autrui. S’il n’y avait ces tendances, nous les aurions créées, pour être au diapason de notre infamie… pour être égaux à notre esprit de bestialité. Vois-tu, vous n’êtes pas les seuls qui puissiez vous prévaloir de cette abominable conduite et vous enorgueillir de l’avoir pratiquée sur de pauvres créatures.

Nous aussi, nous avons le don d’exploiter notre esprit maléfique, partout, en toute circonstance, comme pour nous prouver que nous pouvons produire quelque chose de nouveau et de sensationnel… même le registre du mal. Mais enfin, que suis-je en train de dire, me marmottais-je, d’une façon confuse ? Ai-je oublié mon obligation de réserve du responsable que je suis ? Bien sûr que non, mais cette malheureuse histoire m’a fait ressortir tout ce qui était caché, en mon for intérieur, et que je ne pouvais exprimer, délibérément, avant ce jour. Enfin, je m’exprime aujourd’hui et je n’en pense pas moins… Advienne que pourra ! La mouche se fait de plus en plus pertinente et offensive. Elle semble même excitée en abordant cet autre aspect de l’histoire, puisqu’elle la connaît de bout en bout. Ceci la met dans un tel état qu’elle ne peut garder au secret une aventure aussi singulière que celle dont est victime l’éléphanteau. En réalité, ce n’est pas une énigme ou un mystère que l’on peut oublier si facilement ou une banale histoire pour laquelle on ne doit consentir que peu d’intérêt. C’est une grave affaire pour ce qu’elle véhicule comme haine et malveillance gratuite. Ainsi, la mouche me rapporte fidèlement ce que la mère éléphante confesse dans ses moments de douleur quand, au prise de l’amour filial qui la tenaille, elle entretient ses amies éléphantes de ce qu’endure son éléphanteau de la part de ces grands de la jungle qui n’ont ni sentiment ni affection. L’éléphanteau me dit la mouche, ne désempare pas.
Il s’obstine à aller jusqu’au bout. Armé de courage et obnubilé par le désir de gagner son affaire, il sollicite un autre rendez-vous avec l’ours, celui qu’on dit très proche du roi. D’ailleurs, il l’a vu déjà, pourquoi ne pas renouveler sa requête ? L’ours le reçoit. Il lui parle longuement. Et aux termes de cette seconde audience, il lui fait des promesses en l’assurant revoir à nouveau le souverain de ces superbes contrées. Mais là, l’éléphanteau, qui ne perd rien de son intelligence et de sa perspicacité, remarque que son interlocuteur aborde cette fois-ci le sujet avec une certaine précaution, voire même avec une certaine distance. En tout cas, il lui semble moins bouleversé que lors de la première entrevue. Il comprend cela quand l’ours lui relate les quelques hésitations dont avait fait preuve le roi de la jungle avant de daigner l’écouter au sujet de cette affaire précisément. L’éléphanteau veut en savoir plus, mais tant pis, il se dit que l’essentiel est que le roi soit encore une fois interpellé pour qu’il fasse enfin quelque chose afin de le réhabiliter dans ses droits légitimes, et du même coup, rétablir la justice. Dans cette jungle, la loi de la nature finit toujours par restituer la vérité à ses ayants droit, se dit-il, confiant en la démarche de ceux qui vont examiner son dossier, si véritablement il y a un dossier le concernant.
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)