Deux êtres atypiques qui ont rendu de précieux services à leur société d’appartenance

Poète et paysan dans la tradition

Cela s’est passé à l’époque où la vie était compliquée, mais pleine de charme vu qu’il y avait une réelle solidarité entre les concitoyens, ce qui atténuait les difficultés quotidiennes.

Le poète était supposé être maître de la langue et suffisamment sage pour comprendre la vie, la sienne et celle des autres. Le paysan communément appelé fellah, s’occupait de procurer aux autres de quoi se nourrir. Le poète était perçu comme quelqu’un de cultivé, il se faisait le porte- paroles des masses silencieuses et le défenseur des revendications populaires. Le paysan est depuis les origines un défenseur de la terre nourricière, celle qu’il aime affectueusement, il la connaît comme le fond de ses poches, c’est lui-même qui la défriche, la laboure, la sème avant de récolter le fruit de son travail et chaque année il recommence. Mais d’une année à l’autre, le paysan était plus ou moins satisfait de la récolte dépendant de son travail, des aléas du climat. Le paysan n’était pas seulement un travailleur de la terre, il avait une culture, un parler, des connaissances dans divers domaines. Le poète, quant à lui, avait le don de composer des vers non pas par plaisir, mais parce qu’il en avait envie pour extérioriser, quelquefois dans un langage ésotérique ce qu’il avait sur le cœur et qui était très lourd à porter.
Le poète était donc quelqu’un qu’on ne comprenait pas toujours tant il y a un décalage entre la poésie et le parler populaire, il est supposé connaître toutes les affinités de la langue parlée qui est sa langue d’expression. Nous avons dit dès le début que le poète était un être atypique, il se mêlait à la foule tout en restant en retrait, essayant de comprendre les problèmes sociaux, observant minutieusement les comportements pour décrypter toutes sortes de messages comportant des anomalies de toutes sortes, lisant sur chaque visage l’état d’âme de chacun, faisant l’effort de comprendre ce qui motive chacun des mouvements sociaux en essayant de s’expliquer les phénomènes les plus ordinaires et les plus naturels ainsi que les plus rares telle la méchanceté, la jalousie, l’hypocrisie, l’envie, la haine qui peuvent se concrétiser par des actes répréhensibles, en un mot, il fait une psychanalyse de tous les cas pathologiques. Mais la société n’était pas composée que des marginaux, il y avait des gens minoritaires nés pour faire du bien et qui étaient constamment la cible des autres.

Le poète, maître du verbe et du vers
Il ne s’est jamais autoproclamé comme tel, mais il a été reconnu maître de la langue et de l’expression esthétique, ce qui lui vaut d’être admiré. Nous sommes à une époque où tout se disait oralement, l’écrit était rare et il fallait s’exprimer dans la langue populaire pour avoir la chance d’être compris et apprécié par les masses. Le poète n’est pas toujours quelqu’un qui a fait des études, il est devenu maître du vers par la pratique quotidienne et par le don de bien faire, cela veut dire que n’est pas poète qui veut, il faut être avant tout prédisposé à ce genre d’exercice de précision qui demande beaucoup de qualités : être à l’écoute du monde, avoir les mots exacts et le sens de la mesure, savoir dire beaucoup en peu de mots et donner une forme poétique à son texte en équilibrant les strophes, les vers de chaque strophe, avoir le sens de la métaphore. On est à une époque où les poèmes étaient admirablement improvisés et adaptés à des situations particulières et le public capable de mémoriser, enregistrer au fil du temps pour transmettre à d’autres et ce, afin que rien ne se perde.
Mais malheureusement, beaucoup de noms de ces poètes se sont effacés des mémoires faute de supports écrits. Ceux qui ont été sauvés de l’oubli l’ont été par la chanson, ce fut le cas des compositions poétiques de Mestfa ben Brahim, début du 19e siècle qui a lui-même chanté sa poésie, ce qui lui a permis de leur assurer la pérennité jusqu’au 20e siècle, ses beaux vers ont été repris par Blaoui El Houari et probablement par d’autres intéressés par sa thématique. C’est là un exemple. Donc à une époque où il n’y avait pas d’écriture ni aucun moyen d’enregistrer les chansons, il y avait la chanson pour sauver de l’oubli des textes composés oralement. Il y avait au 19e siècle d’autres grands poètes qui composaient oralement et qui n’écrivaient jamais leurs poèmes, alors qu’ils étaient lettrés en arabe.
Ils ont composé des centaines de poèmes qui ont été sauvés de l’oubli pour leur beauté grâce à la mémoire populaires, mais il y en a eu beaucoup de perdus. La poésie est quelque chose de sacré pour les grands poètes renommés qui ont un genre personnalisé, c’est le cas de Si Mohand qui a traité toute l’actualité vécue intensément par lui-même qui a vu sa famille disparaître sous la menace de l’occupant étranger qui a procédé à un nettoyage systématique. Ayant perdu tous les siens, il a vécu toute sa vie en errant, et il était devenu poète de grande envergure, vu la qualité de ses vers. Il mérite pleinement l’appellation de poète atypique, lui, qui a traité toute l’actualité par la poésie. Un autre cas de poète hors du commun fut Cheikh Mohand qui improvisait de très beaux vers de circonstance pour parler à ses visiteurs venant chez lui pour lui faire part de ce dont ils souffrent et à qui il donne des solutions dignes des grands sages en leur répondant par des parole versifiées et réconfortantes. Quelquefois quand il s’agit d’un malheureux, il lui glissait une somme, de quoi le sortir d’embarras pour un temps.

Le paysan, gardien de la terre nourricière
Le maître de la terre c’est Dieu, Tout-Puissant, c’est lui qui l’a créée, qui la revivifie lorsqu’elle commence à dépérir, il lui apporte le nécessaire pour la faire fructifier au profit des gens. Et, nous, c’est par la terre que nous vivons, grâce au travail du paysan, nous obtenons tout d’elle : céréales et fruits indispensables à notre existence. Dans l’ancien temps, le paysan avait appris, par transmission, très tôt à pratiquer l’ensemble des travaux agricoles, y compris moudre le blé ou l’orge pour en faire de la semoule nécessaire pour la préparation de la galette et de tous les plats qu’on savait cuisiner. Nos anciens paysans avaient toutes sortes de moulins : à bras, à eau, à vent et ne croyez pas que c’était le désert, partout on savait créer la vie. Les produits agricoles étaient de meilleure qualité. Ils s’intéressaient aussi à l’arboriculture fruitière ainsi qu’aux cultures maraîchères et à l’apiculture. Sur le plan de l’élevage des abeilles, ils étaient extrêmement bien informés, sans être passés par les grandes écoles, ils apprenaient de bouche à oreilles, l’ensemble des connaissances concernant l’élevage des abeilles.
Les ruches étaient des plus rudimentaires mais sûres, elles étaient en liège, de longueur raisonnables, le liège est un produit naturel de chez nous, il suffisait de savoir les tailler aux dimensions d’une ruche. En liège local et de forme circulaire, elles étaient surélevées et bien calées. On les plaçait à des endroits précis et on préparait les vides en prévision de la naissance des nouveaux essaims. La récolte du miel se faisait dans la joie et la bonne humeur. Le paysan avait une culture traditionnelle, celle qui s’acquérait par la pratique et par le contact permanent avec les autres. Dans une réunion de paysans la discussion avait lieu dans le respect mutuel. On se disait beaucoup de légendes à valeur d’actualité et pour servir à convaincre ses partenaires. Les réunions sur les places publiques étaient des occasions d’échange des expériences. Tout ceci pour dire qu’un paysan ne travaillait pas dans l’isolement total. Le contact permanent est facteur d’évolution de chacun. C’est dans cette ambiance qu’il baignait toute leur vie et qui leur donnait des raisons d’espérer.

Y a-t-il un intérêt particulier à parler de ces poètes et paysans d’expression orale ?
Dans tous les pays avancés, on considère que l’œuvre des anciens a une importance particulière. De nos jours, à l’heure où on parle de l’intelligence artificielle, on inscrit au programme d’histoire des plus jeunes des collèges et lycées, les civilisations antiques et la mythologie. Alors, pourquoi ne doit-on pas parler des anciens de chez nous aux jeunes générations qui doivent savoir au moins que dans l’ancien temps, il y avait une forme de vie traditionnelle, une littérature essentiellement orale, faite de légendes, de contes, de poèmes très instructifs et dont la plupart sont liés à l’histoire. Même démunis de tout système d’écriture, nos anciens arrivaient à s’en sortir. Dans les pays de vieille civilisation, il y avait des auteurs de grande valeur, fabulistes et philosophes qui ne savaient écrire. Socrate grand philosophe à valeur de référence, même de nos jours, n’écrivait pas ses œuvres, mais de tout ce qu’il a pensé et dit, rien ne s’est perdu grâce aux hommes de plume des générations qui ont suivi comme son élève Platon. Homère, auteur de l’Iliade et de l’Odyssée d’Ulysse, ne savait pas écrire. A l’ile de Crète dont il était originaire, il allait de village en village raconter ses fables reconnues comme de grande valeur.
Boumediene Abed