Ses 5 romans phares racontés par 5 personnalités littéraires

Toni Morrison

Toni Morrison était la grande dame des lettres américaines. Lauréate du prix Nobel de littérature en 1993 et remarquable conteuse, elle a publié onze romans, qui explorent les différents versants de l’expérience noire aux États-Unis.

Ce sont des romans d’une puissance rare, qui tournent autour des thèmes de race, d’esclavage, d’inceste, de viol et de rédemption. RFI a demandé à Gisèle Pineau, Vénus Khoury-Ghata et Ananda Devi, mais aussi à Jean Guiloineau, traducteur en français de l’œuvre de l’Américaine, et au critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa, fin connaisseur des œuvres de la diaspora africaine des États-Unis, de présenter chacun son roman favori de Toni Morrison. Des lectures qui vous donneront peut-être envie de plonger ou de replonger dans cette œuvre remarquable, produite sur près d’un demi-siècle de carrière littéraire exceptionnelle.

«L’Oeil le plus bleu» (1969), présenté par Jean Guiloineau (1)
«J’ai traduit quatre romans de Toni Morrison (L’Œil le plus bleu, Le Chant de Solomon, Tar Baby et Paradis) et lu l’ensemble de ses onze titres. J’ai été absolument bouleversé par L’œil le plus bleu, le tout premier roman que publie Toni Morrison, alors âgé seulement de 39 ans. Ce livre raconte la tragédie de Pecola, petite fille afro-américaine grandissant dans l’Ohio dans les années 1930. Toutes les nuits, l’adolescente priait pour avoir des yeux bleus, tout comme son idole Shirley Temple. Pecola avait onze ans et personne ne l’avait jamais remarquée. Mais elle se disait que si elle avait des yeux bleus, tout serait différent. Elle serait si jolie que ses parents arrêteraient de se battre. Que son père ne boirait plus. Que son frère ne ferait plus de fugues. Si seulement elle était belle. Si seulement les gens la regardaient. Elle était convaincue qu’ils le feraient si seulement elle pouvait avoir des yeux bleus ! Or Dieu n’exaucera pas les prières de la petite Pecola. Il ne lui viendra pas en aide non plus lorsqu’elle se fait violer par son propre père. Elle portera l’enfant de son père et devra survivre à la mort de son bébé prématuré. «L’Œil le plus bleu est un roman sur le racisme intériorisé, mais il est avant tout une exploration profonde de l’univers familial noir. Pris au piège d’une Amérique blanche, brutale et raciste envers les Noirs, les personnages sont victimes de leurs désirs déçus et des rapports familiaux inaccomplis. Le destin inabouti de l’héroïne rappelle les tragédies grecques, portées par la puissance et lucidité de l’écriture incandescente de Toni Morrison.»

«Le Chant de Salomon» (1977), présenté par Boniface Mongo-Mboussa (2)
«J’ai découvert Toni Morrison dans les années 1980 quand je faisais mes études de civilisation russe à l’université de Léningrad. Ce qui me plaît dans son écriture, c’est son dosage du lyrisme et de l’épique, le tout marqué au sceau du tragique. Le Chant de Salomon, mon livre favori sous la plume de la romancière défunte, ne déroge pas à la règle. Mêlant le réalisme magique et le réalisme tout court, ce roman raconte la quête de soi d’un adolescent noir évoluant dans le Michigan entre 1930 et le début des années 1960. La quête quasi initiatique du protagoniste évoque certes les origines africaines quasi effacées, mais puise son miel essentiellement dans le passé d’esclavage de sa famille, faisant découvrir à travers les figures charismatiques, quasi légendaires de ce passé familial la magie et le folklore du peuple noir américain. J’ai compris la portée de l’entreprise de Toni Morrison parce que j’avais lu avant un texte de James Baldwin intitulé «Les princes et le pouvoir». Dans cet essai, l’auteur de Si Beale Street pouvait me parler (Stock 1997) invitait les Africains-Américains à oublier la négritude africaine, pour chercher leur inspiration dans l’expérience américaine de leur communauté. Ne pas le faire serait faire injure aux victimes de l’esclavage et du racisme. Ne pas le faire serait ignorer la richesse de cette expérience plus proche de leur propre vécu. J’ai l’impression que Toni Morrison comme Barack Obama avait entendu cet appel de Baldwin, Obama sur le plan politique et l’auteure de Beloved et du Chant de Salomon sur le plan littéraire. J’ai lu Le Chant de Salomon d’une seule traite. Il m’arrive de le relire régulièrement précisément pour sa dimension anti-Racines (Alex Haley) et anti-épopée. La romancière ne coupe pas pour autant les ponts avec l’Afrique surtout sur le plan de l’imaginaire. Chaque fois je relis ce chef-d’œuvre de finesse, de prose poétique et d’humour aussi, je me dis que les Africains comme moi devraient le lire pour méditer sur une relation plus apaisée avec l’Amérique noire.»

«Beloved» (1987), présenté par Vénus Khoury-Ghata (3)
«Toni Morrison est une âme sœur pour moi car elle s’inscrit dans la filiation de Faulkner, qui est aussi mon modèle, mon maître à penser la littérature. Les violences du Sud, l’esclavage, les meurtres, des sujets faulknériens par excellence dont Toni Morrison s’est emparée pour les raconter à sa manière, avec la poésie et la finesse qui caractérisent son œuvre. Rien n’illustre mieux l’art littéraire et poétique de Toni Morrison que Beloved, qui lui a valu le Pulitzer. Il se trouve que Beloved est aussi mon livre favori de ce prix Nobel exceptionnel. Inspiré d’un fait réel, ce roman raconte l’histoire de Sethe, une mère esclave dans une plantation du Sud qui égorge sa petite fille de deux ans pour lui éviter le même sort qu’elle. Son geste est terrible, mais elle survivra à son acte tout en restant imprégnée du souvenir terrible de sa petite fille prénommée Beloved à qui elle avait donné la mort. À force d’imaginer des flaques de sang autour d’elle ou la présence du fantôme de sa fille revenue solliciter son affection, Sethe s’enfonce dans la folie, un thème récurrent dans l’œuvre de Toni Morrison. Sa thèse de doctorat ne portait-elle pas sur la thématique de la folie chez William Faulkner et Virginia Woolf ? Beloved est aussi un roman sur le crime et la possibilité de rédemption. Cette possibilité se présente à Sethe lorsque son chemin croise celui d’une jeune femme, elle aussi prénommée Beloved et portant une importante cicatrice à la gorge. Sethe lui racontera son histoire pour exorciser le passé, mais son interlocutrice n’aura de cesse de lui rappeler que pour des personnes comme elle qui a tout perdu, la rédemption ne vient pas du souvenir, mais de l’oubli. Or une mère peut-elle jamais oublier le visage, les cris et les pleurs de son enfant à qui elle a donné la mort de ses propres mains ? Il faut lire Beloved pour comprendre qu’il n’y a pas de riches et de pauvres, ni de blancs et de noirs, ni même d’hommes et de femmes, il y a seulement la vie qui coule vers son océan et contre laquelle on ne peut rien.»
(Suivra)
T. Chanda

(1) Jean Guiloineau est traducteur en français de littératures anglophones. Il a notamment traduit Toni Morrison, Nadine Gordimer, André Brink et d’autres grandes figures des lettres anglaises.
(2) Boniface Mongo-Mboussa est critique littéraire, journaliste et professeur de littérature africaine. Son dernier titre : Tchicaya U Tam’si, le Viol de la lune. Vie et œuvre d’un maudite, 138 pages, Ed. Vents d’ailleurs, 2014.
(3) Vénus Khoury-Ghata, née à Bcharré (Liban), est romancière et poète. Son dernier ouvrage est une biograpie fictionnelle de Marina Tsvétaïéva. Son titre : Marina Tsvétaïéva, mourir à Elabouga, Mercure de France, 2019.