Sucre : quelle stratégie ?

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Nos importations de sucre dépassent le million de tonnes. Avec l’huile, les céréales et le lait, le sucre fait partie des matières agricoles qui établissent le cœur de notre dépendance alimentaire. Il n’y aura pas de souveraineté tant que nous ne produirons pas en autosuffisance ces quatre produits, base de notre régime alimentaire. Certains pensent que la rareté des sols fertiles, le climat semi-désertique ainsi que la démographie font de nous des candidats éternels à une balance agricole déficitaire nourrissant un flux d’importations continu. Ce sont les rentiers du régime qui cherchent à tout acheter à l’international pourvu que leurs intérêts y trouvent leurs comptes. D’autres forces sincères, se refusant à une telle fatalité, tentent à relever ce défi en objectant que nos étendues septentrionales ne demandent qu’à être arrosées d’eau et de sueur pour y faire pousser tout ce qui nous manque, en particulier betterave sucrière, cannes à sucre et maïs pour transformer nos déserts en cornes de l’abondance. Elles oublient de tirer les leçons de l’expérience de la céréaliculture sous pivot en Arabie saoudite, qui, menée tambour battant pendant 50 ans a donné l’illusion qu’il était possible de s’affranchir du lent et inexorable appauvrissement des sols sahariens fragiles, sans même évoquer l’épuisement des nappes phréatiques. Aujourd’hui, les céréales s’y sont effondrées. Le défaitisme intéressé et le volontarisme béat, constituent les deux faces d’une même pièce mettant le tracteur au cœur de la sécurité alimentaire alors qu’en réalité, pour ce qui nous concerne, la biochimie et le bioréacteur s’en sont emparés. Nous discuterons dans cet article d’une stratégie réaliste, reposant exclusivement sur le Sud, pour satisfaire nos besoins en sucre comptant sur nos potentiels indigènes avérés en paysans et plantes adaptés à notre agro typologie qui n’attendent qu’imagination et audace pour desserrer l’étau sur nos importations de sucre, confiées imprudemment à des puissances qui cherchent à emprisonner le pays dans des contraintes de dépendance rendues inextricables à dessein.

Pour produire le million de tonnes de sucre que nous consommons annuellement, il nous faudrait développer 70.000 hectares de cannes à sucre (en prenant l’hypothèse qu’un hectare de cannes à sucre produit 90 tonnes de biomasse avec une extraction de 16% nous permettant d’escompter 14,4 tonnes de sucre par hectare). L’industrie du sucre est énergétivore en raison des procédés industriels d’évaporation. Aucune unité industrielle avec pour objectif de produire du sucre blanc cristallisé (celui que l’on trouve sur nos marchés) ne peut prétendre à une rentabilité économique en-dessous d’un million de tonnes de sucre par an, taille déjà considérée comme modeste par les professionnels. Les projets en cours de discussions dans la région d’Adrar tablent sur le développement d’une surface agricole de 5.000 hectares pour une production, dans le meilleur des cas, de 70.000 tonnes (!) par an de sucre… roux. La compétition internationale a cependant orienté le marché vers du sucre blanc cristallisé, standard universel incontournable. Toute tentative de production de sucre à partir de la canne à sucre sur des surfaces limitées débouchera, en raison des contraintes d’échelles sur du sucre roux ou sur de la mélasse de trituration à destination de raffineries ! Cela est écrit d’avance tant les coûts du procédé industriel pour un marché planétaire n’offrent des retours sur investissements qu’en raison des économies que seul le gigantisme est en capacité de générer.
La concurrence sur le marché mondial est telle que la bagasse (sous-produit fibreux de la canne à sucre) est incinérée aux fins de production électrique pour soutenir la compétitivité des usines sucrières. L’aventure d’une production de canne à sucre dans nos déserts, si elle advenait à se réaliser, se terminera pour notre Etat par des concessions sur des prix du gaz déjà faibles, pour soutenir une industrie naissante avec trop d’handicaps pour pouvoir postuler à sa survie sans même espérer répondre aux besoins pressants en sucre de l’autonomie de la Nation. Nous ne chercherons pas à allonger la liste des désavantages comparatifs qu’une telle éventualité agro-industrielle présenterait comme la nécessité de localiser les usines près des centres de production agricoles (en raison de la déperdition du sucre une fois la canne coupée), l’obligation d’organiser un transport terrestre coûteux pour rejoindre les marchés au Nord du pays, les énormes consommations en eau amplifiées par l’évaporation induite par nos climats secs et désertiques, le manque de savoir-faire de nos paysans face à une culture qu’ils ne connaissent pas etc… Pour ce qui concerne les productions agricoles dans le désert, seules les cultures vivrières sont éligibles, uniquement lorsqu’elles se réalisent en coplantations de palmiers dattiers de la douceur des dattes…. gorgées de… sucre à raison de 65% sur une base sèche (16% pour la canne à sucre).

Dieu inventa le palmier-dattier, et les hommes qu’en ont-ils fait ?
Un hectare de palmiers-dattiers (200 palmiers par hectare) produit 22 tonnes de sucre (contre 14,4 tonnes pour la canne à sucre). Les dattes peuvent se transformer en sucre liquide transparent – que l’on désigne sur le marché international par « isoglucose » ou HFCS pour High Fructose Corn Syrup mais qui deviendra dans notre cas HFDS ou High Fructose Dates Syrup – mais difficilement en sucre cristal en raison d’un taux élevé de fructose empêchant sa cristallisation. Le marché mondial des sucres liquides représente environ 13,5 millions de tonnes sur les 190 millions de tonnes de sucre produits chaque année pour un prix moyen tournant autour de 475 USD par tonne pour l’isoglucose contre 400 USD par tonne pour le sucre raffiné. Il nous suffit donc d’exporter 1 million de tonnes d’isoglucose en provenance de la transformation de nos dattes industrielles, localisées dans le Sud, pour couvrir l’ensemble de nos importations de sucre raffiné tout en générant un excédent de 75 millions USD. Les projections de la FAO prévoient pour 2028 une progression de 1,6 million de tonnes pour l’isoglucose à 15 millions de tonnes en raison de la fin des subventions sur les marchés du sucre de la CEE, mises en vigueur depuis 2017. Les perspectives sont d’autant plus prometteuses pour l’isoglucose que la production brésilienne de canne à sucre a atteint un tel point de maturité, qu’il est désormais plus rentable de produire de l’éthanol pour les biocarburants que du sucre ! De plus, la Chine ouvre progressivement son énorme marché aux importations d’isoglucose et constitue un puissant moteur pour une telle production qui est promise à un bel avenir pour les Nations qui sauront exploiter intelligemment leurs potentiels. Voilà la seule voie réaliste à l’affranchissement immédiat de notre dépendance au sucre.
Le Grand Sud algérien peut réaliser un progrès de cette nature. En effet, nous produisons des dattes depuis des lustres et nos paysans en connaissent les secrets. L’expansion industrielle de nos palmeraies n’est freinée par aucune considération d’ordre pratique ou technique si ce ne sont les forces politiques rentières qui empêchent le déploiement de nos systèmes oasiens en intégrations des marchés mondialisés de l’isoglucose et des autres sucres pharmaceutiques comme le sorbitol et le mannitol de très forte valeur ajoutée et qui font le bonheur de la… France, acteur majeur de ces sucres spécialisés, sur la scène commerciale internationale. On comprend mieux dès lors comment s’organisent les embûches intéressées à l’initiative de fractions au sein de notre appareil étatique. Elles perpétuent, à l’intérieur, une situation de monopole sur le sucre s’appuyant habilement sur une contestation politique identitaire essentialisée, en conjonction d’instrumentalisation d’outre-Méditerranée, pour faire de ce commerce lucratif un domaine d’exclusivité. A l’extérieur, cela permet de renforcer une chasse-gardée pour les sucres spécialisés dans un partage bien compris des intérêts réciproques. Ce sont ces mêmes forces réactionnaires sous influence qui poussent cyniquement à faire miroiter une possibilité de production de sucre à partir de la canne à sucre, dont elles savent parfaitement l’inanité (la preuve étant que les détenteurs de raffineries algériennes ne se bousculent pas pour investir dans l’amont agricole pour de la canne à sucre à partir de nos déserts), en une manœuvre supplémentaire visant à leurrer l’actuelle disponibilité des instances exécutives à rompre avec les pratiques défaitistes du passé.

Partir à la conquête du marché de l’isoglucose et des sucres spécialisés
La filière phoenicicole de la transformation de dattes en sucre liquide ne demande pas de subventions sur le gaz, ni même d’avantages fiscaux. La teneur en sucre des dattes, l’efficience imbattable de son transport grâce à son ratio volume transporté/ sucre très favorable, la conservation du sucre par les dattes sur de très longs mois après la récolte, la diversification de ses productions associées (noyaux de dattes et fibres de dattes en soutien à la filière bois et agro-alimentaire), son économie en eau, sa spécificité d’agriculture en coplantations, sont telles qu’elles établiront naturellement une domination sur le marché national puis international dans le domaine des édulcorants non chimiques pourvu que les usines, rentables à des tailles modestes de l’ordre de 20.000 tonnes de dattes par an, progressent pour atteindre la capacité de 100.000 tonnes par an de la très grande efficience industrielle. Cela est déjà à la portée de notre pays puisque les excédents des dattes de qualités inférieures sont estimés à plus de 100.000 tonnes. Par ailleurs la puissance publique pour atteindre ses objectifs d’indépendance en cette matière stratégique peut parfaitement prononcer la subvention des paysans et de leurs productions sur une base sèche du contenu en sucre de leurs productions en dattes, en lieu et place des soutiens financiers concédés aux industriels du sucre importé qui finissent inéluctablement dans les comptes bancaires du Luxembourg.
Voilà une manière efficace d’inverser notre rapport à la mondialisation, à partir d’une culture agricole inexistante dans les pays développés, échappant aux contraintes de l’OMC, évitant la déperdition de nos devises tout en soulevant un immense espoir pour notre jeunesse paysanne paupérisée quittant massivement les campagnes et le Sud pour rejoindre les promesses illusoires des villes du Nord. On pourrait établir une compétitivité sans pareil de ces productions d’isoglucoses (HFDS, sorbitol, mannitol aussi bien liquide qu’en poudre) à l’échelon international pourvu que les pouvoirs publics veuillent bien prendre la décision d’un encadrement institutionnel adossé à une stratégie moderne et visionnaire de la phoeniciculture. Et le sucre cristal blanc en production nationale, doit-on en faire l’impasse ? Dans un premier temps, il est plus opportun de se concentrer sur la conquête de parts de marché d’isoglucose classique puisque nos palmiers-dattiers nous offrent la possibilité d’en atteindre la qualité internationale. La transformation de l’amidon en glucose et fructose par l’industrie américaine du maïs a ouvert la voie à la conquête des parts du marché destinées à l’agro-alimentaire.
Dans le cas des dattes, il n’est même pas nécessaire de réaliser une enzymation (comme pour le maïs) pour obtenir des résultats supérieurs car l’hydrolyse en est suffisante. La recherche appliquée adossée aux besoins d’un secteur du sucre autonome et en expansion de ses besoins trouveront les voies de transformer les sucres de dattes raffinés et liquides en sucre cristal. C’est à ce point de développement de l’industrie du sucre que s’affirmera la nécessité d’un prolongement biochimique de la transformation de nos sucres liquides de dattes en poudre cristalline. Ce sont les nécessités des développements industriels qui ont produit des avancées dans la recherche et rarement l’inverse. Cela placera inéluctablement l’agriculture entre les mains d’un nouveau paradigme fécond qui verra le bioréacteur remplacer le tracteur, la biochimie prolonger l’agronomie. Il n’y a donc pas de fatalité en matière de production de sucre dans notre pays, de même pour l’huile, le lait et les céréales en buttes aux mêmes logiques mondialisées en chevilles de forces réactionnaires locales et auxquelles nous pourrions opposer des stratégies aussi originales que concrètes, pourvu que s’impose aux concentrations d’intérêts, un rapport social et politique démultiplié par la puissance du « Hirak béni » qui constitue en réalité, le seul véritable levier du développement de notre paysannerie méritante.
Brazi