Dans un monde où le temps se fige et se poursuit

La peinture, une invitation au voyage

Telle est l’impression qui se dégage de ces tableaux de maîtres réalisés avec le grand soin pour permettre à tous les admirateurs de se ressourcer par des voyages dans le temps et l’espace.

L’homme a toujours eu le désir de changer d’univers, il a soif de changement et d’évasion, les peintres sont là, pour répondre à ses aspirations par des toiles originales susceptibles de l’intéresser par le mariage des couleurs, sinon l’assemblage des formes pour recréer un espace qui lui est sied bien pour son paysage magnifique et la diversité de ses nuances, imaginer la réaction d’un homme face à un monde qui correspond exactement à ses désirs. L’homme a horreur du chromo, contraire de changement qui apporte de l’émotion, de la gaieté, de tout ce qui peut apporter la joie de vivre, le plaisir du changement, le dépaysement. Et les meilleurs peintres très imaginatifs en ce qui concerne les décors et les personnages fictifs ou réels, peignent en cherchant toujours à plaire par le changement sans renouveler des couleurs que prend la végétation selon les saisons, des comportements humains qui amusent l’observateur qui fait le tour des tableaux de peintures en éprouvant le plaisir d’être dans le décor ou dans la peau des personnages, de vivre leur vie à une époque donnée.
Le peintre talentueux et qui ne manque pas de perspicacité, c’est celui qui recrée le passé tout en apportant sa touche personnelle par son esprit inventif, mais il peut aussi faire de la peinture prémonitoire en faisant preuve d’imagination aussi bien dans les décors que dans les personnages. Par la peinture artistique, c’est des pans entiers de notre mémoire qui seront pérennisés et les artistes, par leur savoir-faire ont participé à l’écriture de l’histoire.

Une histoire de peintres et de tableaux d’artiste
Il s’agit de peintres qui ont produit des tableaux en rapport avec le milieu, mais d’une autre époque si bien que l’on se croit transportés dans un univers enchanteur. Le meilleur exemple, semble-t-il, et que l’on peut considérer comme le plus atypique, c’est Etienne Dinet (1861-1929) devenu quelque temps après son arrivée Nasreddine Dinet, après sa conversion à l’Islam. Sitôt sorti de l’école supérieure des Beaux Arts de Paris, Dinet est venu en Algérie. Il devait être en mal d’exotisme, ou peut-être qu’il avait vu les tableaux des grands peintres : Fromentin, Delacroix, qui l’avaient précédé en Algérie, ou probablement qu’il avait entendu parler de la beauté des paysages ou vu des tableaux de peinture merveilleux. Etienne Dinet en venant en Algérie a eu l’idée d’aller à Bou-Saâda où il a découvert un paysage superbement beau et il en a été déduit si bien qu’il a décidé d’y rester pour y vivre jusqu’à la fin de ses jours. Le voyage dans le Sud algérien a fait de lui un exilé à vie.
Dinet a aimé la vie parmi les Arabes au point d’apprendre leur langue et d’adopter la religion musulmane. Il fait même le pèlerinage à la Mecque. N’oublions pas de dire que, sorti d’une prestigieuse école des Beaux Arts de Paris, il a été un grand peintre qui s’est inspiré de la vie au quotidien à Bou-Saâda. Des tableaux en polychrome reproduisent fidèlement des scènes tirées de la réalité donnant à voir des hommes assis à même le sol, à l’heure où le soleil décline à l’horizon, au crépuscule du soir, pour voir le croissant de la nouvelle lune à la veille d’un nouveau mois de ramadhan ou pour annoncer la fin du ramadhan. Avec les coups de pinceaux, l’artiste talentueux a reconstitué des moments authentiques, partie intégrante du vécu collectif. Le spectacle est là avec les hommes habillés selon les traditions vestimentaires anciennes : turbans blancs, gandoura en différentes couleurs, pantalons bouffants.
L’autre tableau qui a retenu notre attention, c’est celui d’un groupe d’hommes réunis pour faire la prière, ils sont agenouillés, ils sont d’une netteté que l’on pourrait penser à une photographie, mais il s’agit d’une toile en couleurs, Dinet avait le don de peindre différents personnages tels qu’ils sont perçus dans la réalité, il a réalisé des centaines de tableaux qui nous replongent dans Bou-Saâda des premières décennies du siècle passé, mis à part la religion et la langue qui sont restées les mêmes, il n’y a rien de commun avec Bou-Saâda d’aujourd’hui. On aurait souhaité faire un voyage dans le temps, dans ces lieux chargés d’hitoire et auprès des personnages qui ont fait le décor magnifique tant admiré par tous : publics et décrypteurs.

Un autre génie du pinceau de la première moitié du siècle dernier
Il s’agit d’Azouaou Mammeri devenu peintre malgré lui. Après être sorti du cours normal de Bouzaréah, il était destiné à la carrière d’instituteur. Il a exercé à Chelghoum El Aid (ex-Chateaudun du Rhumel puis dans un magnifique village noyé dans la verdure, Toudja, dans la wilaya de Béjaïa. Puis on le retrouve à Gouraya, wilaya de Tipasa. C’est à Gouraya qu’il rencontre un grand peintre auprès de qui, il a découvert sa vocation d’artiste peintre. Mammeri abandonne son métier d’instituteur pour se consacrer à la peinture des grands maîtres sans avoir fait l’école supérieure des Beaux Arts comme Dinet. Il se met à peindre les plus hauts sommets du Djurdjura caressés de soleil, les bords d’oueds qui lui étaient chers : Takhoukht, Assif Oussaka qu’il réussit à merveille. Pour vivre pleinement sa carrière de peintre, Mammeri a choisi de vivre à Marrakeche, Maroc, pour mieux se consacrer à l’art pictural, et pour vivre il se fait nommer inspecteur de dessin. Le reste du temps, il le consacre à la peinture.
Il peint des paysages, des espaces de rencontre comme les marchés en plein air qu’il réussit à rendre admirablement et nettement chacun des personnages qui font la foule cosmopolite : acheteurs, marchands, flâneurs, charmeurs de serpents, musiciens. Il faut beaucoup de talent pour réussir à reproduire chaque personnage tel qu’il est dans la réalité avec sa tenue vestimentaire, sa position au milieu d’un monde bigarré en perpétuels mouvements. Mammeri a fait un travail digne des grands historiens soucieux de sauvegarder le vécu sous toutes ses formes : Taassast, Assif Oussaka, le premier est le nom d’un chargé d’histoires et en tant qu’espace de rencontres, le deuxième est celui, très important, d’un immense bassin alimenté par l’eau de la rivière où jadis tout le monde allait se baigner, le troisième nom est celui d’une autre rivière très connue de l’armée française qui n’ est jamais passée par là sans avoir couru le risque d’un accrochage. Pour un centenaire d’aujourd’hui, ces lieux ont été peints tels que l’artiste les a vus devant lui alors qu’il les peignait comme la djamaâ Elfetna et le souk à Marrakeche où l’artiste a passé les meilleures années de sa vie.
Mais le peintre a excellé dans un domaine assez ardu : le portrait. Il a peint tous les siens : ses oncles, des cousins pris sur le vif et ils ont été reproduits impeccablement comme si c’était des photographies, pourtant c’est le travail du pinceau manié admirablement. Ces tableaux et ceux de Nasreddine Dinet nous invitent à un voyage dans le temps. On imagine la machine à remonter le temps de Jules Verne pour retrouver nos rivières d’antan ainsi que les vieux qui fréquentaient nos marchés traditionnels, nos places publiques historiquement marquées ; les hommes et les femmes d’il y a un siècle à Bou-Saâda ou à la montagne où les gens vivaient petitement de galette ou de couscous d’orge ; à l’époque l’orge était l’aliment des plus pauvres. Les plus nantis avaient du lait, du beurre, il leur arrivait de manger des fruits parce qu’ils élevaient du bétail et cultivaient des vergers qui leur apportaient de quoi pouvoir sortir de l’ordinaire. Cependant, ils ne connaissaient même pas l’électricité et ils étaient loin de penser à la télévision, à l’ordinateur, au portable et à bien d’autres commodités du 21e siècle. Il faut vraiment aimer cette vie de nos ancêtres pour pouvoir envisager un voyage vers les lieux peints à cette époque.

Il y a beaucoup à apprendre par Mohamed Khedda et M’hamed Issiakhem
Leurs œuvres qui relèvent d’une autre génération et de l’art abstrait restent à décrypter pour ce qu’elles renferment sur l’histoire et les traditions algériennes. On ne les connaît pas suffisamment ou pas du tout tant nous ne les comprenons pas leur langage pictural quelque peu semblable à l’écriture de Kateb Yacine. On peut dire que Dinet est peintre de formation qui a fait des tableaux admirables qui ont contribué à la connaissance de l’histoire de la population de Bou-Sâada. Il en est de même de Azouaou Mammeri, avec cette différence qu’il est devenu peintre malgré lui, il a découvert miraculeusement qu’il était peintre d’un talent rare alors qu’il avait été formé pour le métier d’enseignant. Ses tableaux sont les témoins d’un temps qu’on aurait voulu connaître plus, tant il recèle d’éléments historiques. Mohamed Khedda et M’hamed Issiakhem sont des génies de l’écriture picturale moderne qu’il faut apprendre à lire.
Boumediene Abed