Dans la culture traditionnelle africaine

Oralité

L’oralité, qui remonte à la nuit des temps en Afrique, a été la plus florissante par son niveau de langue relevé et la diversité de ses productions constituées essentiellement de légendes, citations, contes, fables de haute tenue littéraire.

Ainsi, quel bel héritage culturel s’est constitué chez les peuples africains restés sans écriture pendant des siècles, sinon des millénaires. C’est dans cette Afrique de millénaires d’histoire que s’est posé le problème de l’oubli par rapport à la mémoire collective ainsi qu’aux moyens divers qui permettent la sauvegarde d’un riche patrimoine culturel. Est-ce que la volonté de mémorisation individuelle et collective a été suffisante pour parer à un processus d’oubli ? Hampâte Bâ, auteur africain de référence parle en connaisseur du thème, «La mémoire et l’oubli» en le traitant sous l’angle de l’effacé par rapport à l’imprimé pour être plus concret dans ses propos. Il fait allusion à l’aède, équivalent du griot comme digne représentant de la sagesse populaire et artisan du verbe, chargé de pérenniser la mémoire.

L’aède, un devin du passé, comme le devin l’est du futur
L’écrit et la mémoire sont tous les deux des supports qui ont fait leurs preuves dans la transmission et la conservation de l’héritage culturel des ancêtres. Là-dessus les aèdes ont accompli une fonction noble comme gardiens de la sagesse populaire et de la langue relevée. Les Anciens qui voulaient anticiper cet oubli fâcheux avaient inventé une écriture par laquelle ils avaient fait l’effort d’imprimer manuellement aux gens du futur ce qu’ils avaient appris moyennant des supports rudimentaires : tablettes en argile, gravures sur la pierre, motifs pictographiques, symboles. Les auteurs anciens, qui ne savaient pas écrire et qu’on ne peut donc pas classer dans la catégorie des écrivains, bien qu’ils en aient eu l’étoffe, ont largement usé de la métaphore, voire de symboles, sinon d’images coloriées ou sculptées et représentatives d’une situation ou d’un état d’âme. Cela rappelle les hiéroglyphes ou l’écriture pictographique de l’ancienne Egypte ou des Mayas d’Amérique du Sud.
Jadis, on inscrivait des signes sur la cire en faisant en sorte que l’empreinte soit fidèle à son original. Avec l’image cinématographique nouvellement inventée, les scènes figurées ainsi que les symboles complexes sont pérennisés par ce support viable arrivé à point nommé pour restituer fidèlement le passé fait de vécus individuels et collectifs ainsi que d’images périssables que la mémoire est incapable de recréer. Hampâté Bâ compare la mémoire à un film surtout si celui-ci est accompagné de son, à condition que les supports soient en parfaite synchronisation pour que cela donne une parfaite restitution, la mémoire étant elle aussi visuelle et auditive. Il faut parler surtout d’une remémoration avec le film. S’agit-il d’un retour du passé ou d’un retour au passé ? Dans tous les cas de figure, ce dont il s’agit c’est d’un retour du passé lorsque c’est le film qui le restitue et c’est un retour au passé lorsqu’on égrène des souvenirs du passé. Lorsque quelqu’un raconte à la manière d’un griot que les Africains attachés à la tradition sont adulés, c’est toutes les particularités des situations et les singularités des personnages, du décor avec tous les détails possibles concernant les couleurs, qui sont reconstitués et dans les détails les plus précis.
Les qualités d’un bon narrateur, c’est d’avoir la maîtrise de la langue, et de rendre vivant le récit en récréant tout ce qui peut l’animer comme les paroles, les mouvements et les actions. Si toutes les conditions sont respectées en vue d’une transmission donnant l’illusion du réel, c’est le narrateur qui gagnera en crédibilité et la technique d’interactivité verbale en considération pour ramener le passé au présent en toute objectivité. Hampâté Bâ qui doit être un investigateur émérite dans ce domaine d’échange par le récit oral, raconte comment un narrateur rapporte une histoire dans ses différentes péripéties et les problèmes de mémoire qui peuvent l’empêcher de raconter comme il le désire, à la perfection. Ainsi son récit oral est marqué par des arrêts, des digressions qui ne font pas partie du récit, les oublis, les hésitations reflétant le rythme de ses pensées. Pour plaire au public et répondre à ses attentes, on fait de son mieux en suivant le fil du récit de sa manière et en se référant aux souvenirs qui authentifient l’histoire.
Mais le narrateur a le devoir de rester honnête dans son récit en évitant de combler ses trous de mémoire par la fiction, et de se corriger par des retours en arrière en avouant qu’il y a eu méprises ou oubli. Cela se faisait jadis, au temps des aèdes, griots, meddahs qui ont exercé leurs talents à la faveur des qualités dont ils ont fait preuve, se comporter comme des modèles de conteurs maîtrisant bien la langue et la matière, transmettre l’héritage oral, veiller à ne pas falsifier la vérité sur les événements, et les acteurs de l’histoire du pays, faire aimer le patrimoine en donnant la preuve de son patriotisme, transmettre les œuvres orales sans les transformer, contribuer au développement de la langue de son pays. C’est à cette condition que le meddah, le griot ou l’aède mérite le titre d’école.
On dit d’ailleurs, dans les pays d’Afrique que quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Hampâthé Bâ trouve que par la disparition de l’oralité sous la poussée de l’écrit, c’est des traditions spécifiques à l’Afrique qui sont menacées de disparition entraînant par-là la disparition du génie populaire, compte tenu du fait que c’est dans l’oralité qu’on trouve le génie du peuple. A ce sujet Hampâthé Bâ dit : «Il s’agira d’un gigantesque monument oral à sauver de la destruction par la mort, la mort des traditionnalistes qui en sont les seuls dépositaires. Ils sont hélas, au déclin de leurs jours. Ils n’ont pas préparé une relève normale. En effet, note sociologie, notre histoire, notre pharmacopée, notre science de la chasse et de la pêche, notre agriculture, notre science de la météorologie, tout cela est conservé dans des mémoires d’hommes, d’hommes sujets à la mort et mourant chaque jour. C’est comme l’incendie d’un fonds culturel non explicite.»

Un retour à la tradition est-il possible ?
Il ne faut pas rêver car il n’y a pas eu de relève faute de préparation. L’internet, la télévision et les défaillances de l’école ont tout démoli, y compris l’école au coin du feu qui réunissait jadis les grands-parents avec les petits enfants. L’éducation n’a pas travaillé dans le sens de la conservation de la mémoire. On ne mémorise plus rien aujourd’hui. Au 21e siècle, on s’est rendu compte combien le patrimoine des vieux sages disparus aurait pu faire le bonheur des jeunes d’aujourd’hui. Regardons du côté de certains pays développés, comme les Japonais qui ont conservé, tout en restant modernistes et premiers dans les techniques de pointe, jalousement tout leur patrimoine ancestral et jusqu’aux origines. Ils ont très tôt compris que ce n’est qu’à cette condition que l’on devient jaloux de son identité, de son pays, que l’on adhère aux valeurs qui font le bonheur dans un pays : le travail, l’amour de la terre des ancêtres, l’union pour des idéaux sacrés, le respect d’autrui et du chef conscient de la nécessité d’être honnête et compétent, l’émulation et la discipline.
Abed Boumediene