Une mémoire qui s’effrite

Métiers en voie de disparition

Un métier qui disparaît emporte avec lui des pans de la mémoire collective qui fait le charme de l’existence comme les anecdotes drôles, l’expérience d’une vie dure, les sentiments humains et les convenances sociales.

Si le modernisme qui en est la principale cause sous le prétexte de nous faciliter la vie, il est en revanche un facteur de deshumanisation de l’homme rendant celui-ci égoïste et dénaturé. Le processus a voulu que l’on passe par un concours de circonstances, du traditionnalisme conservateur au modernisme par le portable, le tracteur, l’ordinateur dont on n’arrive pas à se débarrasser pour les services qu’ils rendent même si les appareils et les machines, devenus de précieux auxiliaires, nous plongent chacun dans la froideur des relations, pourtant indispensables à la vie.

Des métiers manuels durs mais beaux
Par souci d’être plus convaincants, parlons de l’évolution du métier de maître d’école, des origines à nos jours. Jadis, celui qui l’exerçait était vénéré, en raison de ses qualités pédagogiques et culturelles. Il savait rendre l’école attrayante parce qu’on en revenait rayonnant de bonheur d’avoir acquis des connaissances et sûr d’être devenu un peu plus mûr. Ainsi était le cultivateur d’antan, toujours précis dans sa manière de tracer les sillons, amoureux de son métier et de la terre qu’il labourait soigneusement pour la rendre fertile et qu’il affectionnait. Les siècles sinon les millénaires de labourage par des moyens traditionnels : attelage des bêtes de trait, charrue en bois et soc de fabrication artisanale en fer, ont enrichi l’histoire de l’humanité tout en servant de source d’inspiration aux écrivains. Le soc de la charrue dont beaucoup de poètes ont parlé pour sa valeur symbolique est sorti des mains d’un autre artisan, le forgeron qui va finir lui aussi de s’effacer des mémoires. Il y a près de 6 forgerons, aujourd’hui il n’en reste plus aucun. Et on n’entend plus parler de maréchal ferrant, parce que les bêtes à ferrer se font de plus en plus rares, sauf peut-être dans les régions les plus reculées où les gens continuent de se réchauffer au feu de bois et où la vie dépend en grande partie des travaux des champs. Le forgeron travaillait pour les cultivateurs et pour la vie domestique. Selon les commandes, il façonnait des pioches, haches, verrous, serrures, fers à cheval et beaucoup d’autres objets de différentes dimensions.
Quelquefois, à la demande des clients, il devenait maréchal ferrant mais du temps où il y avait de la vie, surtout la vie champêtre, il en avait tout l’outillage nécessaire. Parmi les métiers disparus, il y a celui du travail de la laine qui commence par le nettoyage de ce produit animal pour la débarrasser des brins de fourrage ainsi que de toutes les impuretés, viennent ensuite les opérations de lavage, cardage, filage, dressage du métier à tisser et pour tisser une couverture, il faut être au moins à deux devant la trame, pendant au moins vingt jours ou plus à condition de rester tenace au travail à la fois, précis et ardu tant il demande d’efforts physiques et de concentration. C’est un métier exclusivement féminin dans les sociétés traditionnelles et qui ne s’exerce qu’en dehors des travaux champêtres. Une couverture bien faite, quelquefois en multicolore pourrait peser près de quinze à vingt kilos, de pure laine bien nettoyée et méticuleusement filée par des femmes pleines de volonté et ayant une haute idée de la famille.
Une fois sortie du métier à tisser, la couverture doit être brodée par ces femmes talentueuses, les mêmes qui se sont occupées du travail de la laine et du tissage. Mais que reste-t-il de la dextérité, de la santé et de la volonté de bien faire de ces aînées infatigables ? Presque rien, n’en déplaise à ceux qui rêvent des miracles de la jeune génération des femmes. D’abord, il n’y a point de relève pour perpétuer ces métiers actuellement menacés de disparition. Quant à façonner un burnous avec des fils de laine, selon les méthodes de grand-mère, avec des fils de soie, c’est une activité artisanale disparue depuis déjà des décennies. Tout se fait maintenant avec des machines. Dommage que l’on soit arrivé à ce stade de la méconnaissance des traditions artisanales. On aurait pu les immortaliser par les images comme partie de notre patrimoine.

Un métier disparu, c’est une école qui est détruite
Dans chaque type d’activité, il y a eu des générations de poètes, conteurs, beaux parleurs. La plupart des légendes, récits anecdotiques, langage esthétique avaient été mémorisés partout. C’est à de vraies joutes oratoires qu’on pouvait suivre avec intérêt. Le laboureur, contrairement à ce que l’on pense, connaît tous les contes, histoires vécues, en rapport avec les animaux sauvages comme le chacal, le porc-épic, le hérisson, l’hyène. Ce passionné de la terre était un fort connaisseur en matière d’arboriculture et des oiseaux. Et que de récits légendaires, il a retenus au cours de sa vie. L’un d’eux nous a appris que l’ennemi du laboureur parmi les oiseaux du pays est le coucou ; il ne fait jamais son nid et pond ses œufs dans les nids des autres. Il lui arrive d’avoir de mauvais comportements pour faire du mal au cultivateur, par exemple exciter les grosses mouches comme la mouche bleue pour les passer à piquer les bœufs, quand ceux -ci travaillent.
Quand ils sont piqués, les bœufs sont énervés, lancent leurs pattes arrières en l’air au point de se détacher de l’attelage en endommageant la charrue et de prendre la clé des champs. Même le métier à tisser reste un lieu d’échanges, celles qui passent des jours, des mois et des années pour tisser, discutent beaucoup avec d’autres qui leur tiennent souvent compagnie. La plupart de ces femmes sont de vraies bibliothèques : à la faveur de leur mémoire prodigieuse, elles finissent par accumuler des tas de proverbes, maximes, poèmes, légendes anciennes, histoires entre familles, de mariages et de divorces transmis depuis la nuit des temps pour leur caractère singulier. Maintenant avec le recul, beaucoup regrettent de ne les avoir pas assez ou pas du tout écouté pour leurs connaissances du patrimoine oral, leur savoir-faire et leur compétence de communication. Il y a de quoi avoir la matière de livres en écoutant les femmes ou ces forgerons qui ont forgé leur personnalité au travail et à la faveur de leurs contacts fructueux avec les autres.
Abed Boumediene