Sami Tchak, le plus nietzschéen des romanciers africains

Littérature

Penseur et sociologue avant d’être romancier, le Franco-Togolais Sami Tchak est un auteur inclassable dans le paysage littéraire africain.

Il réinvente continuellement la forme et le fonds du roman traditionnel, comme il le fait dans son livre «Ainsi parlait mon père» où le récit autobiographique se mêle à l’historique, l’anthropologique et le familial, et s’élève au-dessus du bien et du mal, et aussi des idoles. Il repense la société et les liens entre les générations, notammentles siens avec son père disparu, auquel le fils devenu père à son tour rend un vibrant hommage, sans oublier de pointer du doigt ses failles. «Conquérir la liberté en s’affranchissant des valeurs établies». On pourrait résumer ainsi la démarche intellectuelle de l’écrivain franco-togolais Sami Tchak, disciple du penseur subversif allemand du XIXe siècle Friedrich Nietzsche auquel il a emprunté le titre et la forme aphoristique de son livre, «Ainsi parlait mon père». Campé au carrefour de l’autobiographique, de l’anthropologique et du philosophique, ce nouvel opus de l’auteur de Place des fêtes (Gallimard, 2001) met en scène la figure du père saisie dans la vérité nue de son vécu, sans que ce dénudement enlève quoi que ce soit à la puissance de la pensée paternelle mise en exergue à travers les 600 «aphorismes» qui constituent le cœur battant de ce nouveau livre.

Le magique le plus magique
Récipiendaire du Grand prix littéraire de l’Afrique noire en 2004 pour son roman La Fête des masques (Gallimard, 2004), Sami Tchak est sociologue de formation. Docteur en sociologie, il a fait des enquêtes de terrain en Amérique latine, que ce soit à Cuba, au Mexique, en Colombie. C’est d’ailleurs en Amérique latine que s’est faite réellement son initiation littéraire au contact des œuvres des grands maîtres dans lesquelles cohabitent le magique le plus magique aux côtés du réel dans toute son injustice et son horreur. Sami Tchak est l’auteur d’essais sur le féminisme et la prostitution et a construit une œuvre littéraire à nulle autre pareille où se mêlent récits, anthropologie du vivant, interrogations sur la politique, la littérature ou comment être un étranger dans un monde qui transforme les identités en frontières et en forteresses. Si son premier roman Place des fêtes qui l’a fait connaître date de 2001, Sami Tchak, Sadamba Tcha-Koura de son vrai nom, appartient à la génération des écrivains africains des années 1990 tels que Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou, Nimrod, Eugène Ebodé, Kossi Efoui ou Léonora Miano, qui ont pris le relais des Sembène Ousmane, des Mongo Beti, des Ahmadou Kourouma et ont renouvelé l’écriture africaine en l’arrachant à ses origines souvent nationalistes et célébrationnelles (négritude). Auteurs issus pour la plupart de la diaspora, les quadras des années 1990 puisent leurs matériaux et leur esthétique dans le métissage des imaginaires, qui est leur lot quotidien en tant que résidents d’une Afrique sur Seine aussi fantasmée que réelle. Pour cette nouvelle génération (plus si nouvelle que ça !), «la littérature africaine n’existe pas», impliquant que la littérature est universelle. Cette revendication universaliste ne les a toutefois jamais empêchés de puiser leur inspiration dans les soubresauts de l’actualité africaine contemporaine. Comme le fait Sami Tchak dans son roman «Ainsi parlait mon père» dont l’essentiel de l’action se déroule dans son village natal où son père a vécu toute sa vie.

Le gai savoir
Il y a du Nietzche et du «gai savoir» dans le personnage du père de «Ainsi parlait mon père». Forgeron de métier et mort en 2003, l’homme continue de hanter son fils devenu écrivain, adoubé par les institutions littéraires parisiennes. Les succès intellectuels du fils, le père les avait prévus, mais craignait que la réussite ne lui fasse oublier le passé. «Va, Abou, disait-il, va, mon fils, jusqu’au bout du monde. Mais où que tu ailles, où que tu t’installes, n’oublie pas ce village où tu es né, n’oublie pas cette forge, notre forge, qui fut le lieu de tes premiers apprentissages, n’oublie pas la rosée qui a mouillé tes pieds d’enfant, n’oublie pas la rivière où enfant, tu te baignais, n’oublie pas les premières paroles qui ont fait nid dans ta tête et dans ton cœur. Va, mon fils, va, mais en esprit, reste arrimé à ton passé. Tu danseras d’autant plus fièrement même dans la tempête que tu seras à la fois aérien et enraciné.» Ces conseils qui apparaissent dans les premières pages donnent le ton du livre et structurent sa narration. La voix du père alterne avec celle du fils. Leurs considérations, aussi philosophiques que poétiques, vont de la vie à la mort, en passant par le devenir des humains, les organisations sociales, les heurs et malheurs du temps présent. La voix du fils prolonge celle du père instaurant un dialogue entre générations, qui n’est pas dénué de tensions, ni d’interrogations. Dans ses considérations, le père se montre quasi-nietzschéen mettant l’accent sur la lucidité plutôt que sur la vérité : «Méfie-toi de ce que tu crois être la vérité, car ta vérité peut te fermer la porte à autre chose d’essentiel : l’humilité qui fera, à tes yeux, d’une fourmi, d’une simple fourmi, une leçon qu’il te faudrait plusieurs vies pour assimiler», ainsi parlait mon père que je tentais de convaincre de ma certitude absolue qu’il n’y a rien après la mort. Le fils, plus socratique, a organisé sa vie selon la devise du philosophe grec «Connais-toi toi-même». Ces «leçons de la forge», le nom par lequel l’auteur aime qualifier son recueil des sagessses paternelles, évoquent aussi la littérature. Faut-il s’en étonner ? Pessoa, Pavese, mais aussi Cioran et Homère dont L’Odyssée est un compagnon de chaque instant de Sami Tchak, ponctuent ses conversations avec son père. Tout comme des références aux drames personnels douloureux dont l’écriture seule permet d’atténuer la férocité. Abou n’a pas oublié les leçons de son père. «Tu danseras d’autant plus fièrement même dans la tempête que tu seras à la fois aérien et enraciné»…
T. Chanda «Ainsi parlait mon père», Sami Tchak. JC Lattès, 200 pages