Aux origines féminines de la négritude

Portrait de l’écrivaine Suzanne Lacascade

Suzanne Lacascade est l’auteure d’un seul livre, Claire-Solange, âme africaine, qui lui vaut en 1924, le prix Montyon de l’Académie française avant de retomber immédiatement dans l’oubli.

Redécouvert par Maryse Condé qui l’inclut dans ses enseignements au cours des années 1970, l’ouvrage est aujourd’hui perçu surtout outre-Atlantique comme précurseur de la négritude et de l’intersectionnalité. Au 60 rue de la Fontaine, dans le 16e arrondissement, l’Hôtel Mezzara, chef-d’œuvre Art nouveau d’Hector Guimard, connu pour être le concepteur des stations du métro parisien, se souvient encore d’avoir abrité, à partir de 1930, un cours privé tenu par les sœurs Lacascade, qui en avaient acquis la propriété. On peut ainsi y voir, sous vitrine, au hasard des ouvertures au public orchestrées par le Cercle Guimard, qui rêve de changer les lieux en un musée dédié à l’architecte, l’un des 30 exemplaires de l’édition originale de Claire-Solange, âme africaine. Ce livre, le premier écrit en français par une Antillaise noire, raconte l’histoire d’une jeune fille de 19 ans, fille d’une «mulâtresse» morte en couches et d’un officier colonial. Elle débarque à Paris, chez sa tante paternelle…

Le «nous» de l’identité noire
Au début des années 1920, le Second Empire colonial français est à son apogée. Durant la guerre du Rif, il a même usé de toutes les horreurs de la guerre moderne pour écraser la révolte. Les rares écrivains noirs qui s’expriment en France sont assimilationnistes, comme René Maran, prix Goncourt avec Batouala en 1921, ou naïvement coloniaux, comme Bakary Diallo, auteur de Force bonté, en 1926. Cela n’empêche pas le premier de faire scandale et le second d’être soupçonné d’être un simple prête-nom. Surtout, aucun d’entre eux n’est une femme. Assimilationniste, le père de l’écrivaine l’est aussi, tour à tour député et gouverneur, pas assez semble-t-il pour que le peintre Gauguin ne sombre pas dans l’abjection en le caricaturant en singe.
L’héroïne de sa fille, elle, est beaucoup moins modérée, du moins dans la première partie du roman. Bien que «quarteronne» – Suzanne Lacascade est «mulâtresse», comme ses deux parents –, elle semble n’être venue en métropole que pour «glorifier la race noire» auprès de sa tante blanche du 16e arrondissement. De la France, rien ne la séduit, ni la misère des fortifs, ni l’hiver glacé du Nord, tout ce qu’elle décrit, bien avant Theodor W. Adorno, comme une «vie mutilée». Au fil des pages, elle affirme en un «nous» triomphant une identité noire qui rassemble Afrique et Antilles et décrit une continuité d’oppression de l’esclavage à l’asservissement de la vie ouvrière en métropole, en passant bien sûr par le colonialisme omniprésent. Ainsi décrit-elle horrifiée un contrôleur noir dans le métro, «enfoui dans cette blancheur vernissée, comme dans un sarcophage où l’auraient muré des Européens».

«Je suis Africaine»
L’Afrique, qu’elle ne connaît pas, lui sert de secours mythologique où puiser un passé épique dont les Antilles lui semblent privées. Sa généalogie, surtout, est exclusivement féminine. Son livre n’est-il pas dédié «à ses aïeules d’Afrique, à ses grand-mères créoles», avec une nette préférence pour les premières si l’on en croit ce passage : «Je suis Africaine, clamait Claire-Solange, persuadée que cette déclaration intéressait l’univers… Africaine, par atavisme et malgré mon hérédité paternelle ! Africaine comme celle de mes aïeules, dont nul ne sait le nom sauvage, et que la traite fit échouer esclave aux Antilles, la première de sa race. Ou encore celle qui, sur la côte du Zanguebar, avait dix-neuf maris pour lui tuer du gibier, lui porter ses colis. Si elle quittait un village, on allumait les arbres, en guise de torches, sur son passage ; quant à ses dix-neuf maris, ou vingt-neuf, je ne sais plus bien… – Tais-toi, balbutie la tante blanche. Tais-toi !…» Mais Claire-Solange ne peut se taire : «Mes grand-mères caraïbes, je les méprise, un peu ! Figurez-vous, tante, que, dans cette race, les femmes sont très asservies ; après la naissance des enfants, c’est le père qui se couche, pour recevoir les visites de félicitations tandis que la mère retourne à ses travaux d’esclave.»

Les sources féminines de la négritude
Il y a chez cette adolescente enflammée quelque chose de la radicalité de ses contemporains dadaïstes. Si la fin du livre fait d’elle un être beaucoup plus rangé, les graines semées au fil des pages sont de celles que déposeront encore au début des années 1930, les sœurs Nardal et la Revue du Monde noir, puis dans l’ombre des «grands hommes» de la Négritude, l’immense Suzanne Roussi-Césaire. Dans un texte émouvant écrit par Emmanuelle Gall, petite-fille de Suzanne Lacascade, on peut lire ceci : «À sa mort en 1966, elle n’a laissé d’autre héritage que son roman et une poupée antillaise : une «popote» de cuir fabriquée sous le Second Empire, que ma grand-mère m’a transmise de sa part lorsque j’avais neuf ou dix ans.» On ne peut que faire le lien avec la collection de Black dolls africaines-américaines récemment présentée à la Maison Rouge, et à cette double identité féminine et noire qu’elles incarnent à défaut de la crier. À la différence de beaucoup d’entre elles cependant, la «popote» de Suzanne Lacascade possède une bouche, et les mots qu’elle pourrait prononcer sont ceux de Claire-Solange, des mots de femme noire, les tout premiers de la négritude.
O. F.