Le Maghreb dans l’œil du cyclone

Actualité

Octobre 1988 a semé les graines. Et malgré la guerre qui fut imposée par des élites dirigeantes en rupture culturel du peuple, le 22 février 2019 consacre le retour à la légitimité populaire contre les détournements institutionnels qui ne produisent qu’arriérations et retards coûteux sur la marche des évolutions et des maturations inéluctables. La généralisation de l’arabisation dans le pays, assise sur une foi religieuse populaire jamais démentie, l’alphabétisation massive, l’accès en nombres aux études supérieures plus impressionnant pour les filles que pour les garçons, ont produit une modernité démocratique inclusive d’une puissante identité islamique assumée, s’exprimant pleinement et au grand jour dans le champ social mais pas encore au niveau de la décision politique souveraine. La révolution française en même temps qu’elle accéléra l’émancipation de l’homme par des droits inhérents à sa nature et à son évolution, libéra l’Eglise de son carcan idéologique pour ouvrir la voie à un chemin social en expression de chrétienté première. La démocratie chrétienne est née au milieu du XIXème dans le sillage de l’athéisme révolutionnaire, en réfutation de la négation par les sans-culottes de Dieu d’une part, mais aussi en réaction aux compromissions de l’Eglise, au profit de l’ordre monarchique ancien, contre les croyants. Tout mécanisme d’émergence historique n’étant pas forcément comparable par ailleurs, c’est ce qui se joue, dans la sphère de l’idéologie religieuse, pour la nation arabe et plus particulièrement pour le Maghreb. Nous assistons dans notre ère maghrébine à la lente formulation de la modernité, en identité islamique en cours d’élaboration d’un devenir politique au sein d’Etat-nations marqués par une double appartenance : celle de leur trajectoire nationale influencée par leurs spécificités culturelles mais guidée par une communauté de destin relevant de l’aspiration universelle propre à l’arabo-islamité. C’est tout l’enjeu de la guerre contre la Libye qui est en réalité une guerre contre le Maghreb et plus encore une lutte à mort contre l’émergence d’un islam tolérant et démocratique, faisant du champ religieux le territoire d’une sécularisation féconde.

Les bombardements émiratis de la Libye, à coups d’avions de guerre non identifiés volant à basse altitude, ne trompent aucun radar. Cette capitale dont nous doutons qu’elle soit réellement arabe, Abou Dhabi, porte une responsabilité écrasante dans le malheur du peuple libyen qu’elle ne partage qu’avec la France, pays de l’athéisme révolutionnaire universel comme le constitutionalisme philosophique qu’elle inventa. Ce sont des Rafales de chez Dassault qui ont inauguré en 2011 la destruction par la France de l’Etat-national en Libye et ce sont les mêmes usines françaises qui produisirent les Mirage 2000 émiratis, responsables des destructions continues à Tripoli, dans ses banlieues et jusque dans ses écoles pour enfants. Ainsi est payé par les Libyens le tribu du sang en paraphe du pacte passé entre le laïcisme intolérant de la République française jusque dans ses expressions anti-islamiques primaires et la détestation de l’islamisme politique dans tout l’éventail de ses expressions par les Emirats Arabes Unis et leurs puissants alliés saoudiens. La Tunisie a échappé de peu au même sort lorsque la claque infligée au vendeur ambulant Mohammed Bouazizi a retentit dans tout le monde arabe en descendant de leurs piédestaux, les familles régnantes de la terreur et de l’argent sises à Carthage. Et c’est quasiment en raison de cette ironie de l’histoire, que les monarchies du Golfe n’ont pas vu venir, que le mouvement islamiste d’Ennahda s’est retrouvé introduit dans le jeu politique tunisien par le souffle de la révolution populaire. Depuis, Tunis n’a jamais été aussi proche d’Alger jusqu’à considérer dans certains milieux avancés une dynamique commune dont la sincérité n’a jamais été le fort de l’ex-dictateur Zine El-Abidine Ben Ali.

Une nouvelle ère régionale s’ouvre devant nous
Cette perspective s’est renforcée du mouvement du 22 février 2019, suivi avec passion dans toutes les chaumières tunisiennes en interrogations d’un avenir partagé par les gènes, la langue, la foi, les us et coutumes mais aussi les référents politiques républicains, démocratiques, populaires dans le cadre de… valeurs islamiques comme le prédirent les révolutionnaires du Premier Novembre 1954. Jamais des principes ne furent autant d’actualité à tel point que le sous-produit de la pensée néocoloniale nous suggère, effrayée, d’amputer la désignation officielle du pays de son identité profonde, pour en couper les racines arabes et islamiques, comme d’autres insistent à faire comparaître Messali Hadj et le FLN à la potence d’une histoire qui leur enseigna que les Gaulois furent, un jour, nos ancêtres. Selon eux, nous devrions nous contenter de la République d’Algérie, en lieu et place d’un nom programmatique pour l’Etoile nord-africaine de la fière ambition des Didouche Mourad, Larbi Ben M’hidi, Zighout Youcef et Krim Belkacem qui fait notre spécificité, entre mille reconnaissables, parmi les nations.
La France et les Emirats Arabes Unis bombardent en Libye les tribus car elles sont les seules à porter l’Etat-national en invention de l’Islam démocratique politique en cours alors que Messieurs Serraj et Haftar font la promotion d’une Libye fédérale de leurs intérêts pétroliers. C’est là tout le sens dramatique du conflit libyen entretenu par les monarchies du Golfe qui ne souffrent de voir émerger des aspirations populaires et démocratiques inspirées de l’Islam de la tolérance, senoussiya malékite en Libye, tidjaniya, quadiriya, jilaniya ou habriya en Algérie, chadhliya et daoudiya en Tunisie, bouzidiya et nassiriya au Maroc pour ne citer que quelques-unes de nos saintetés identitaires encore bien vivantes socialement et travaillant jusqu’à aujourd’hui à l’élévation vers des catégories universelles comme le bien, la morale, la droiture, la charité, la dévotion, la sincérité etc. C’est cet islam maghrébin populaire qui est assiégé par les tenants du conservatisme réactionnaire du Machrek qui craignent, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer, la réussite d’un modèle démocratique islamique populaire qui les emporterait inéluctablement.

Quid du débat constitutionnel en Algérie ?
Le premier temps de la surprise tunisienne passé, c’est la France, fille mineure et vénale des Cheikhs de la réaction arabe qui piégea de son constitutionalisme les débats en Tunisie jusqu’à recommander un parlementarisme qu’elle ne saurait mettre en œuvre sous les dorures de ses propres palais républicains. La discussion pusillanime leurra par son impuissance expressive le mouvement démocratique dans toutes ses composantes, paralysant les progrès matériels dans ce pays frère que les forces conservatrices instrumentalisent pour lui faire porter la responsabilité de la crise économique et sociale. En Algérie, le « Hirak béni » est un formidable accélérateur des retards que la contre-révolution nous fit prendre dès octobre 1988. Le mouvement social du 22 février 2019 a remis de l’ordre dans les priorités de la nation, à commencer par la réforme impérative de la Constitution. Si son article 31 consacre dans son projet une nouvelle vision pour la défense du pays en interactivité de son destin maghrébin, elle est bien plus timorée sur les aspects de la démocratisation définitive de la vie politique et hésite à faire sauter le verrou de la seconde Chambre (le Conseil de la nation) qui continue d’avoir la haute main par l’article 149, sur la réalisation des lois. Ce droit de veto qui ne dit pas son nom est un archaïsme qui plombera notre action internationale. Il ne suffit pas d’avoir une armée forte et une Constitution qui permet son usage conditionné à l’extérieur du pays, encore faut-il que cette entreprise exceptionnelle ne soit entachée d’aucune réserve en légitimité démocratique.
Cela ne serait bien évidemment pas le cas, si la mouture définitive de la Constitution en cours de discussion, ne donne pas le dernier mot à la navette des lois au bénéfice de l’Assemblée Nationale de la souveraineté populaire indiscutable. Mais ce n’est pas là une simple discussion d’ordre démocratique, pesant le pour et le contre d’options institutionnelles et de leurs éventuelles avantages ou carences supposées sur le devenir des évolutions politiques. En réalité il s’agit d’une question profondément anthropologique qui viendra nourrir l’arabité, l’islamité et la berbérité. En effet, l’islam politique bien compris de la modération et de la raison constructive, sans sa dimension démocratique et populaire n’atteindra pas son véritable objectif de modernisation. Ces renforcements de notre personnalité, nous les souhaitons aussi solides dans leurs entrechevements culturels que la formulation d’une armature d’acier de qualité supérieure venant solidifier en cimentations la société civile, et en prolongement, l’Etat. Nos influences viendront alors en symbiose de ceux de nos voisins tunisiens, qui ont déjà accompli l‘effort sur eux-mêmes de dépassements de faux clivages, entretenus par les puissances internationalisées voulant nous faire confondre modernité et renoncements de nos valeurs spirituelles et culturelles.
Le Maghreb uni, fédéré, concentré sur ses objectifs communs et non plus sur des chimères particulières et vaniteuses a, paradoxalement, la possibilité d’affirmer avec force une singularité de l’autonomie politique acquise de haute lutte, celle de la revendication tranquille et assumée de l’inclusion de l’Islam politique de la tolérance dans le jeu politique institutionnel en construction de devenir maghrébin républicain. C’est ce qui est désormais naturellement assumé en Tunisie, promis à l’intégration politique en Algérie par le 22 février 2019 mais en voie d’étouffement en Libye par les bombardements de comploteurs qui ont perdu tout sens de l’arabité, enrageant de voir émerger un pôle démocratique de la tolérance islamique dans le Maghreb. A bien y réfléchir, c’est l’idéal maghrébin qui est bombardé à Tripoli. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de développer une action diplomatique commune algéro-tunisienne, pour la sauvegarde de la Libye malékite avant que d’autres ne cherchent à la faire basculer dans des traditions wahhabites qui ne lui ressemblent pas. Cette action en synergie fonderait une pierre précieuse dans la construction intermaghrébine pour signifier au monde que ce qui nous rapproche est de loin plus grand que ce qui nous différencie. Ce serait également un très fort signal donné à la «communauté internationale» que le Maghreb se vit en une seule entité et que la guerre dans une des parties de son expression est une mutilation insupportable pour le reste de sa réalité culturelle et bientôt politique. Cela nous concerne en tant qu’Algériens encore peut être plus que les Tunisiens.
Non seulement les Libyens, Etat et peuple, nous ont soutenu par des armes et de l’argent durant la Révolution mais plus encore, la senoussiya des confréries religieuses, dont ils se réclament tous, est algérienne et la contempler c’est mieux nous comprendre dans le miroir de notre propre histoire du XIXème siècle. Ce sont- là des liens en spiritualité de chair et de sang qui ne peuvent en aucun cas se renier. Cela fait maintenant presque 10 ans que le peuple libyen vit les affres de l’effondrement de son Etat-national. En raison de ces souffrances continues se fait jour de nouvelles consciences chez les tribus, qui, tout en étant attachées à leurs identités culturelles, intègrent de plus en plus impérieusement la nécessité désormais vitale, au sens premier du terme, de se doter d’institutions étatiques solides pour une exploitation rentière au bénéfice de tous. L’émergence du rôle des tribus prend dès lors une nouvelle signification.
Elle est l’expression d’une volonté étatique là où hier cette dernière était dominée par les seuls Kadhadfa. Ce nouveau contrat tribal, nous allions dire social tant nous sommes dans une phase transitoire de la transformation de l’imaginaire politique en Libye, est soutenu par une matrice confrérique majoritaire qui constitue le cœur de l’identité libyenne moderne. C’est cela qu’il s’agit d’encourager en Libye. C’est important pour les Libyens eux-mêmes afin qu’ils retrouvent la paix civile. C’est également essentiel pour une construction maghrébine de la profondeur arabe et islamique, dans le respect des minorités culturelles nombreuses de notre espace géographique de la vitalité historique dont la dimension libyenne est la plus puissante de ses caractères tribaux qui nous remémorent nos propres valeurs culturelles sociales premières. C’est là, un apport inestimable de la Libye de la profondeur historique et sociale à l’inéluctable construction maghrébine.
Brazi