«Batouala» de René Maran

Littérature africaine classique

Le monde littéraire africain célèbrera en 2021 le centenaire de l’attribution du prix Goncourt à l’auteur franco-guyanais René Maran pour son roman Batouala. Ce roman, dont l’action se déroule en Afrique, révolutionna l’esthétique romanesque négro-africaine en rompant avec la littérature coloniale et en donnant la parole à ses protagonistes africains.

Quelque chose change en littérature africaine. Batouala deviendra le livre de chevet des Senghor et des Césaire, des futurs champions de la négritude. Publié en 1921, Batouala du Franco-Guyanais René Maran est un livre pionnier à plusieurs titres. C’est le premier roman sous la plume d’un auteur noir d’expression française critiquant la colonisation. Une sorte de «J’accuse» anti-colonial, qui rompit avec la tradition du roman colonial très en vogue à l’époque et dont les auteurs se montraient plutôt complaisants à l’égard des colons en Afrique. Les critiques contre la colonisation que formule René Maran dans Batouala ont préparé le terrain pour les réquisitoires autrement plus dévastateurs que publieront quelques années plus tard André Gide et Albert Londres, avec Voyage au Congo en 1927 et Terre d’ébène en 1929, qui dénoncent les dérives du système colonial français.
Par ailleurs, Batouala dont l’action se déroule en Afrique et qui donne la parole aux Africains comme son sous-titre «véritable roman nègre» le suggère, est aussi considéré comme le précurseur de la littérature africaine naissante. Enfin, si ce roman exceptionnel fit couler beaucoup d’encre, c’est aussi parce qu’il remporta en 1921 le prix Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français. Évoquant les circonstances d’attribution du Goncourt à ce livre viscéralement anti-establishment, c’est Senghor qui parle de «la bombe Batouala» car sa reconnaissance littéraire, rappela-t-il, provoqua de violentes réactions dans les milieux coloniaux et étatiques. Des réactions d’autant plus vigoureuses que l’intéressé appartenait à l’establishment et exerçait en tant qu’administrateur colonial en Afrique. On assista à une véritable levée de boucliers contre ce fonctionnaire trop honnête qui dut payer au prix fort sa dénonciation du système dont il faisait partie. Maran fut contraint de démissionner de l’administration coloniale, alors que Batouala, considéré comme un livre «dangereux», fut censuré par la France qui en interdit la diffusion en Afrique.

Raisons de la colère
Qu’est-ce qui a poussé René Maran à se dresser contre la colonisation, alors qu’il faisait partie de l’administration coloniale française ? Il s’agissait, selon les historiens, de la réaction d’un honnête homme nourri des valeurs républicaines d’équité et de fraternité. Il y avait peut-être aussi chez cet écrivain d’origine antillaise le besoin de rendre compte de la réalité coloniale de son point de vue d’homme de couleur. René Maran fut pendant treize ans administrateur colonial en Oubangui-Chari, territoire de l’Afrique équatoriale française. Il parlait les langues locales et comprenait donc les propos que tenaient ses administrés entre eux. Batouala naît des notes et observations glanées au cours des années, avec l’ambition de dire la réalité africaine telle quelle était sous la colonisation européenne.
Or cette réalité était tellement tragique que le livre se lit comme une dénonciation du fait colonial. Le ton est donné dès la préface, restée dans les annales pour sa mise en cause vigoureuse de la colonisation et surtout de la philosophie qui sous-tend le projet colonial : le fameux «fardeau de l’homme blanc» et sa mission civilisatrice. «Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, écrit René Maran. Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. […] À ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes…» Ces phrases ont marqué les esprits.

Que raconte Batouala ?
Le roman raconte l’effondrement tragique du pays des Bandas, dans l’Oubangui-Chari, sous l’effet délétère de la colonisation. Au cœur de l’intrigue, Batouala, héros éponyme et chef vieillissant de sa tribu. Figure tragico-comique, cet homme qui peine à faire régner la paix dans son foyer parmi ses neuf épouses, est aussi la mémoire de son peuple dont il connaît par le menu les grandeurs passées et les servitudes à venir. Marginalisé par le pouvoir colonial, il assiste impuissant à la dislocation de sa nation mise en coupe réglée par des «blancs frandjés» autrement dit les Français, et à la décimation des autochtones condamnés à des travaux incessants et non rétribués.
Témoin de la lente descente aux enfers de son peuple, cherchant le remède à sa misère dans l’alcool ou la mort, Batouala est la métaphore de l’Afrique colonisée, en proie à une profonde crise existentielle. Nous sommes ici loin du roman colonial qui avait fait de la célébration de la «mission civilisatrice» de l’homme blanc son alpha et oméga, pour entrer de plain-pied avec René Maran dans le militantisme anti-colonial qui replace l’Africain au centre de son continent. Il n’est donc pas étonnant que Batouala soit devenu le livre de chevet des Senghor et des Césaire, les futurs champions de la négritude qui ont puisé dans la fiction de René Maran l’art et la manière de porter témoignage sur l’âme noire.
T. Chanda
Batouala, par René Maran. Collection «Classiques contemporaines», numéro 46, éditions Magnard, 207 pages, Paris