Que ne faut-il pas sacrifier sur l’autel de la publicité Anep ?

Lorsque nous abordons la question lancinante de la situation de la presse, nous évoquons un secteur aujourd’hui sinistré, qui a trop longtemps pâti d’un processus de clochardisation, dont sont responsables, à égal effet, autant les pouvoirs publics que les éditeurs.

Les premières victimes et les plus évidentes, ce sont bien entendu la profession et ses sacro-saintes valeurs, ainsi que les journalistes, leur place, leur statut, leur stature, mais aussi leur situation socio-professionnelle.

Un état des lieux désolant
Si au sein de la corporation il y a toujours eu des résistances à toute forme d’organisation de la part des grands titres qui ont préféré le cavalier-seul à toute idée de fédéralisme, les quelques organisations qui ont pu voir le jour se sont très vite laissées enfermer dans les enclos politiques et idéologiques ou encore laissées récupérer par des lobbys au service d’intérêts étrangers. Cela, alors que les décisions prises, jusqu’alors, par les pouvoirs publics, loin de la réalité du terrain, ont été menées sans tenir compte des nombreuses expériences véritablement éclairantes ou des mutations en process que le secteur vivait et dans lesquelles il est engagé de plain-pied désormais. C’est une vision des années 90 qui continue à gouverner la décision vis-à-vis de la presse, avec des paramètres, aujourd’hui, obsolètes.

Des choix anachroniques
Le tirage est-il un paramètre sensé, censé distinguer titres engagés et titres moins engagés, titres méritants et moins méritants pour définir qui mérite plus ou moins de publicité institutionnelle ? Comme si l’exploit devait consister à produire le plus grand nombre de journaux qui iront certainement garnir les piles des invendus et les dessous des étals des vendeurs de poissons et des fruits et légumes. Comment vouloir encore aujourd’hui encourager le tirage des journaux dans un contexte où 90%, voire plus, des lecteurs sont tournés vers la lecture en ligne ? Doit-on prendre une telle décision juste parce que l’on s’inquiète du sort des imprimeries, alors que c’est l’argent public, après tout, qui va faire tourner des rotatives dont la fonction serait de surproduire des journaux destinés à ne pas être lus ? Et puis dans la même lancée, l’augmentation des tirages est accompagnée d’une augmentation du coût à l’unité en imprimerie à laquelle, en aval, devra forcément correspondre une augmentation du prix à la vente du journal dans les kiosques. Anachronique encore une fois, car les Algériens n’achètent plus les journaux ou très peu, et la tendance est fatalement à la disparition du papier. Il ne faut pas perdre de vue, non plus, que la distribution, qui est derrière l’échec de la majorité des journaux, est un secteur informel qui a toujours fonctionné au gré des intérêts des seuls regroupeurs, lesquels, aujourd’hui, n’ayant plus de marge dans cette activité, ne rendent plus les invendus à leurs clients (les éditeurs) et, en désespoir de cause, finissent même par demander de percevoir des salaires. Il y a eu une tentative d’organiser la distribution avec la Messagerie de l’ANEP, mais l’initiative fut très vitre sabordée par les regroupeurs et les buralistes, ces derniers ne voulant pas entendre parler de la facturation façon Messagerie ANEP. On ne peut faire l’économie de le redire : augmenter le prix du journal pour justifier l’augmentation du prix à l’impression serait un anachronisme dispendieux et une mesure suicidaire pour les journaux.

D’une main ce qu’on donne de l’autre
On a trop souvent devisé, et de façon injuste, envers la plupart des éditeurs sur l’aide que reçoivent les journaux de la part des pouvoirs publics à travers l’octroi quotidien de la publicité institutionnelle. Nonobstant les quelques titres qui ont été destinataires, pour des raisons inconnues, de quotas publicitaires régulièrement supérieurs à tous ceux de leurs confrères, la presse, dans son ensemble, vivote et peine à boucler ses fins de mois. Il ne faut pas oublier que ce secteur est le plus imposé de tous, obligé de payer un pourcentage pour la formation, un autre pour le cinéma, et un troisième dévolu à la déclaration CNAS des pigistes et autres collaborateurs entre 2.75 et 13%. Avec l’augmentation des charges et en l’absence du fonds d’aide à la presse, les journaux sont constamment sous pression par rapport aux échéances salariales et fiscales, sans oublier les frais fixes qui ne sont pas des moindres (à titre indicatif : carburants (300 000 DA/mois), Internet (60 000 DA/mois) fil APS (200 000 DA/mois) loyer et autres dépenses courantes), alors que l’impression, au prix actuel, induirait un coût mensuel global pour un tirage de 10 000 exemplaires/jour, pas moins de 3 millions 200 dinars.
S’agissant du paiement, par l’ANEP, des échéances mensuelles concernant les insertions publicitaires dans les journaux, la convention entre le média planeur et les éditeurs parle de 60 jours, qui viennent de passer à 90 jours, ce alors qu’en réalité le paiement, pour défaut de fonds, est souvent fait après quatre à cinq mois. Un fait très contraignant pour les titres qui doivent recourir, pour gérer leurs dépenses mensuelles, au découvert bancaire dont on sait qu’il est rémunéré, et lorsqu’enfin arrive le subside tant attendu, il est très vite siphonné par la banque qui reprend son dû, quand par ailleurs le journal doit faire des arbitrages entre le paiement impératif des charges fiscales et parafiscales, dont tout retard est passible de pénalités, et le paiement tout aussi impératif des salaires des journalistes. Ce que l’on reçoit d’une main, on le donne de l’autre et tout le reste, autrement dit ces mythes que l’on brosse autour de l’argent de l’ANEP, c’est de la littérature… sauf exceptions, bien sûr.

La réalité est critique, la solution est politique
A un problème politique, il ne peut exister que des solutions politiques. Après quoi, l’économique ne peut que suivre. S’agissant de la question politique, elle recouvre en fait l’un des aspects qui ont fondé la presse telle que nous la connaissons, à savoir : le choix de privilégier des journaux aux dépens d’autres sur la base de copinage, de relations personnelles, de concessions de conscience, de complaisance éditoriale et autres critères qui ne permettront jamais à une presse professionnelle d’émerger, sachant que le seul critère qui devrait prévaloir, c’est celui de savoir que le titre en question ne se met pas en porte-à-faux par rapport à la politique étrangère du pays ni n’assume une ligne éditoriale qui va à l’encontre de la sécurité nationale au sens militaro-sécuritaire du terme. A-t-on besoin de rappeler que les seuls journaux qui ont réussi, ce sont des journaux financés par des sources occultes ou soutenus, injustement, par des fonds publics de façon flagrante et ostentatoirement discriminée ? Il faut, pour remédier à toutes ces anomalies et à bien d’autres qui surviennent dans des élans de communication inconsidérés, cesser des faire des révélations sur l’argent de la presse, ou du moins ne pas le faire de façon lacunaire, parcellaire, sélective et/ou ciblée. Ceux qui pensent que l’on doit donner de la publicité aux journaux pour qu’ils se taisent ou ne disent que des choses positives, assignent à la presse un rôle indigne d’elle et de son histoire algérienne. C’est au contraire à l’épreuve d’une presse libre, lucide, consciente, engagée et incorruptible que les trajectoires sociales, économiques et même politiques peuvent être corrigées, réajustées. Mais une presse libre ne doit pas être une presse de diffamation, d’injures et de critiques erronées et irréfléchies ; l’engagement déontologique et éthique est à ce prix, tel que pourrait l’éclairer l’exemple des deux titres qui ont publié l’interview du P-DG de l’ANEP et qui n’ont pas pris la peine de consulter les titres cités pour avoir leur version des faits. Auraient-ils choisi de sacrifier la déontologie sur l’autel de la publicité ?
Par Ahmed Rihani