Le «Hirak» se porte avec le masque !

Réflexion

Avec la rentrée sociale, la décroissance de la pandémie et l’annonce du référendum constitutionnel pour le 1er novembre, les agitations repartent de plus belle car chacun mesure qu’une étape nouvelle se fraye laborieusement un chemin. Dans cette cacophonie, il est difficile de séparer l’ivraie du bon grain. Contrairement au paysan qui ne jure de la qualité de sa récolte qu’une fois rassemblée dans ses hangars, l’homo politis, cet homme nouveau algérien, ne cesse de parler des fruits du « Hirak béni » sans jamais considérer les immenses dividendes politiques qui lui appartiennent déjà. Nous nous retrouvons dans une sorte d’incapacité collective à mesurer l’épaisseur du corpus d’homogénéisation idéologique que Nation, Etat et Société ont accumulé, car les productions qui en découlent sont désormais en lieux sûrs, c’est-à-dire dans nos inconscients populaires. Pour le reste, de ce qui relève de notre rapport aux évolutions institutionnelles, il est porté par une dynamique inscrite dans notre histoire socio-politique. Cependant que le landerneau numérique s’évertue à décrypter comme une cartomancière, la signification de la chute de tel général, la disgrâce de tel haut fonctionnaire à la Présidence, la discrétion inhabituelle de tel magnat milliardaire – pour établir des liens apparents avec les dysfonctionnements des PTT, d’Internet, de l’électricité, de la distribution de l’eau potable, de la prolifération soudaine de la délinquance à armes blanches – les analystes prennent la température de ces maladies nouvelles et ses fièvres inconnues jusqu’alors, comme le Covid-19. Le « Hirak » se porte désormais avec le masque. Il n’aime pas les postillons, les slogans vides et gueulards, n’appartient à personne mais à tous et il n’est point nécessaire d’avoir participé à l’ensemble des marches du vendredi pour s’en réclamer. Il refuse d’être soumis aux effets de manche et de postures grandiloquents des commissaires-priseurs de la démocratie car la modernisation irrépressible du peuple algérien n’est pas à vendre !

1- Les raisons du Hirak relèvent de trois catégories. La première appartient au temps court, celui qui s’évalue à 10 ans, des effets directs de la mauvaise gouvernance, gabegie, détournements de la rente pétrolière au détriment de couches populaires et au profit d’une minorité de richissimes. L’étincelle politique en fut constituée par la volonté du Président Bouteflika, impotent, de solliciter un cinquième mandat. La seconde relève du temps de moyen terme. Citons la massification de l’éducation qui a profondément bouleversé les rapports entre administration et administrés, l’urbanisation très rapide qui a vu son taux passer de 30% à l’indépendance en 1962 pour atteindre 75% aujourd’hui. L’ensemble des changements sociétaux issus du développement du pays dans ses quarante premières années post-indépendantes a vu l’irruption d’une jeunesse éduquée à l’horizon bloqué par l’incapacité d’une économie rentière à répondre au large spectre de ses besoins sociaux et économiques multiformes. La troisième reste plus diffuse à comprendre car elle est l’effet du temps long imposé par la complexité du mouvement national algérien, de sa conscience collective de sa place dans l’histoire. Ce n’est pas la première fois que nous assistons à l’irruption des puissances populaires sur la scène politique nationale. Ce fut le cas le 8 mai 1945 lorsque les populations de la région de Sétif et de Guelma se soulevèrent pour partir à l’assaut d’un colonialisme génocidaire laissant sur le carreau 45.000 morts. L’offensive populaire du Nord Constantinois en 1955 n’a en réalité fait qu’une seule victime, le colonialisme, de même que les évènements de décembre 1960 lorsque l’Armée de Libération Nationale, défaite sur le plan militaire, a vu le peuple sortir dans la rue pour réclamer en multitudes impressionnantes l’indépendance en raison de sa prise de conscience culturelle, fruit des longs et laborieux efforts du Cheikh Ben Badis et de ses compagnons. Plus récemment les évènements d’octobre 1988 ont confirmé cette disposition très spécifique au peuple algérien. Nous assistons, à nouveau, sous nos yeux, depuis le 22 février 2019 à cette capacité étonnante à se mettre au diapason de la marche du Monde et à assumer de manière étonnante une histoire unique au sein des Nations, hier comme aujourd’hui.

2- Nous pouvons dire sans crainte d’être démenti que sur le plan politique le Hirak a défait le bloc au pouvoir le plus intégré à la mondialisation et à l’ordre énergétique fossile. Ce dernier procédait d’une logique d’imbrication intime à la décroissance des réserves en hydrocarbures et dont la survie dépendait de la capacité de la Sonatrach à réaliser de nouvelles découvertes. C’est donc un régime politique qui par nature est indéterminé dans le temps, ne pouvant réaliser son programme à terme puisqu’il repose sur des forces sociales rentières et non pas productives, ultras minoritaires, caractérisées par la densification exponentielle de revenus encadrés physiquement par les réserves d’énergie fossile. Ce temps est terminé. C’est bien ce qui agite les forces réactionnaires qui tentent de nous faire croire que nous vivons une période d’écroulement de l’Etat alors que c’est le régime politique qu’elles défendaient qui vient de se déliter. Nous sommes en vérité sur une dynamique de reconstruction rénovée. Nous en voulons pour preuve la mémoire populaire attachée à la terre, y compris dans ses immensités sahariennes, d’autant que le colonialisme spoliateur en a confisqué l’essentiel. C’est dire que le rapport au dur labeur imprègne encore la conscience collective qui comprend parfaitement que l’économie qui tue le travail est un non-sens total. De ce point de vue nous pouvons dire que nous vivons un moment de basculement. Il est marqué par une légitime et puissante volonté présidentielle, s’appuyant sur une fierté paysanne ancestrale, de rompre par une série de mesures d’ordre juridique, fiscale et administrative avec le système du régime unique de la rente pétrolière. Cependant, on a encore du mal à évaluer, si la prise de conscience des élites citadines au pouvoir, sera capable d’assumer un rôle nouveau, celui de la transition énergétique et démocratique vers un système de la production diversifiée. Cette dernière ne peut se réaliser en vérité qu’en s’appuyant sur des forces populaires pleinement engagées dans la vie politique, sans même évoquer la capacité technologique et scientifique des élites à réaliser ce saut qualitatif. Or, cette dimension de mobilisation populaire encadrée par une intelligence politique de premier niveau fait cruellement défaut aujourd’hui.

3- Cette symbiose ne se fait pas pour de multiples raisons. Evoquons en premier lieu la corruption des élites politiques, syndicales, associatives, achetées par le régime du détournement du pétrole aux fins de faire fuir les citoyens d’un engagement positif au service de la Nation. Nous payons au prix fort une telle orientation de l’irresponsabilité. De même les élites culturelles et intellectuelles capables d’éclairer l’opinion publique sur les véritables enjeux aux dimensions nationales et internationales qui traversent le pays se taisent et furent orientées à d’autres tâches administratives grassement rémunérées. De plus le surgissement du Hirak s’est réalisé au moment où à l’échelon mondial les systèmes politiques vivent une profonde crise de la représentativité qu’on ne peut penser en dehors de la numérisation poussée et invasive de la vie de tous les jours. La hiérarchie verticale a désormais vécue et les opinions publiques, ici comme ailleurs, sont en position d’inventivité permanente aux fins de trouver des nouvelles formes de relations sociales, portées par l’horizontalité émanant des TIC. Les masses populaires cherchent un engagement participatif à la prise de décision politique, économique, sociale et culturelle pour donner du sens à leurs devenirs collectifs mais dans le respect des libertés individuelles auxquels les Algériens sont particulièrement attachés. Aussi, la question de la structuration de la question politique dépasse très largement le mouvement de protestation et oblige l’ensemble des acteurs de la société civile et des institutions à forger, dans un réel effort d’intelligence collective, un avenir différent.

4- Les forces de la rente sont faibles car leur horizon est limité dans le temps par l’horloge de l’exploitation des énergies fossiles. Aussi, elles cherchent des alliances au niveau international afin de pérenniser un rapport de force interne qu’elles savent pertinemment en leur défaveur en raison des immenses besoins sociaux auxquels elles sont dans l’incapacité structurelle de répondre. Cette conjonction circonstancielle de ligne de partage de la rente pétrolière entre des dirigeants nationaux de petite conscience morale et les forces de la production féconde à l’échelon international n’est pas viable. Cependant, il est très difficile de passer d’un système à un autre, car il implique l’alignement de facteurs de rupture qu’il est difficile de réunir dans un contexte de pressions internationales exercées sur la nation arabe en raison de son statut de réservoir exceptionnel des énergies fossiles et demain d’énergie solaire. La guerre que subit notre ère de civilisation est aggravée par l’alliance de puissances spoliatrices nouée entre Israël et le monde occidental. Ce sont des facteurs de dissuasion qui visent à empêcher l’émergence nécessaire de solutions alternatives. Or, en Algérie, il existe un facteur d’initiative stratégique qui a constitué une surprise de taille, contrairement aux autres protestations populaires de par le monde. Ce fut le pacifisme impeccable du mouvement social auquel a répondu de façon tout aussi exceptionnel la maturité de nos forces armées. C’est là une voie de progression unique en son genre dans un dialogue à caractère éminemment politique. On comprend dès lors mieux pourquoi la direction de l’armée algérienne est prise pour cible par les forces de la négation. Il y a, dans la réaction instinctive de l’ANP, une disposition très originale qui nous permet l’espoir, de voir par le dialogue constant et permanent, émerger des alternatives fécondes que le peuple algérien saura trouver.

5- C’est donc le pacifisme qui nous permettra de passer à une étape supérieure de notre développement. C’est ce qu’ont compris à leur manière les élites libanaises et biélorusses. Les premières ont préféré démissionner pour préserver l’Etat (ou ce qu’il en restait) de la fureur beyrouthine très largement manipulée par les forces de la réaction, les secondes ont évité la répression brutale et cherchent par le dialogue à rétablir une situation de souveraineté nationale mise en péril. Personne ne pourra croire que ces deux exemples ne s’inspirent pas directement du mode pacifique de la riposte de l’ANP lorsqu’elle fut confrontée à une situation prérévolutionnaire de même nature. Les idéologues de CANVAS (Centre for Applied Non Violent Action and Strategies), inspirés par la CIA, sont confrontés depuis le «Hirak béni» à une invention algérienne, étudiée par toutes les écoles du renseignement militaire, qui emprunte à la contre-révolution néo-impériale son mode d’action pacifique pour établir la voie d’un changement démocratique construit sur le renforcement de la souveraineté populaire et non pas sur l’affaiblissement de la nation. Mais le pacifisme algérien, acquis et moteur de la démocratisation accélérée en cours, dépasse la seule réponse non- violente à la crise politique pour proposer une autre voie à l’édification démocratique, en solution de continuité avec les nécessités de la défense de la souveraineté. En effet, l’action de redressement national, désormais mise en avant par le couple Présidence-ANP, c’est-à-dire par le cœur de l’exécutif, prend conscience que la capacité de son déploiement, trouvera son vecteur de démultiplication, dans des institutions législatives et judiciares démocratiques. C’est ce que tentent d’empêcher les fractions néo-rentières du régime, en conjonction avec l’opposition politique d’hier, découvrant soudainement les vertus de la revendication démocratique transitionnelle, là où elles militaient il y a peu encore pour la fermeture des urnes en dévoyant le principe d’un électeur, une voix pour lui substituer des logiques de cooptations éclairées. Ce sont ces mêmes milieux qui appellent à demi-mots à des initiatives de rupture d’avec le pacifisme car, sur ce terrain, ils ont trouvé bien plus convaincus qu’eux, la conscience historique d’une Armée Nationale Populaire. Gageons qu’à ce petit jeu, ils sont perdants d’avance tant les acquis pacifiques les mettent en position contraignante. Le Hirak de la rentrée sociale portera le masque en leçon cinglante donnée aux agitateurs professionnels.
Brazi