Relativisme identitaire, singularisme démocratique

Actualité

Lorsque les articles 2, 3 et 4 relatifs aux « constantes nationales » de la Constitution furent gravés dans le marbre constitutionnel en 1996, la décennie noire battait son plein et les « démocrates », alliés de la fraction acculturée alors en conduite des affaires de l’Etat, ont applaudi des deux mains une mouture adoptée en dehors de tout débat contradictoire, après une procédure organisée hâtivement dans le vase clos du parlementarisme censitaire. En 2020, nous aurions pu penser que le camp « laïque » mènerait son opposition à la réforme constitutionnelle sur la base de la défense des grands principes démocratiques. Mais le voilà dans une posture de défense acharnée du volet identitaire du projet constitutionnel d’un Président qui fut boycotté par eux lors de l’élection du 12 décembre 2019, alors qu’ils participèrent avec leurs ténors à tous les gouvernements de l’ère Bouteflika. A l’inverse, les partisans de l’organisation des présidentielles pour sortir de la crise institutionnelle dans laquelle nous précipita « la bande », se situent dans une logique de réfutation du texte constitutionnel car ils considèrent que ce dernier ne reflète pas fidèlement les valeurs de la Nation. Finalement les deux camps s’opposent plus sur des catégories renvoyant à l’anthropologie que sur le contenu des mécanismes démocratiques prévus par notre Loi Fondamentale. C’est dire que nous vivons une ère qui considère l’hégémonie culturelle comme le cœur de la bataille politico-idéologique. La situation est d’autant plus complexe qu’elle recouvre une problématique linguistique posée maladroitement en raison des conditions historiques qui ont procédé de sa naissance et de celles des limites scientifiques de ses promoteurs. Par ailleurs la question démocratique (qui intègre l’instance linguistique) est désormais scellée par la défaite historique du régime précédent et ses affidés berbéristes. Le 22 février 2019 les a extirpés du centre confortable de l’Etat profond rentier. Cependant, il y a urgence à distinguer les défenseurs sincères de la promotion légitime des langues populaires et les incendiaires intéressés des débats idéologiques dans lesquels nous avons tout à perdre, nos langues populaires et notre Nation.

La question linguistique s’est posée dès le moment où l’homme a inventé le langage. Et, immédiatement, il fut confronté à deux interrogations fondamentales. La première est bien évidemment de savoir si les significations sont les mêmes dans toutes les langues ou bien dépendent-elles des mots utilisés qui les chargent de nuances que d’autres langues ne sauraient saisir ? La seconde, concomitante, est de déterminer si la parole fonctionne en continuité de la pensée ou si elle est prisonnière d’une structure de la syntaxe qui en assure une certaine autonomie ? Nous sommes là au cœur des interrogations identitaires liées à la question linguistique. En effet si la signification (el maani) est différente dans chaque langue, alors la solution du problème se trouve chez le grammairien. Mais si cette signification est identique, elle se situe dans l’ordre de la logique et c’est le mathématicien ou le musicien (en raison de la dimension mathématique et sonore de la musique) qui en sera l’ordonnateur pour comparer l’ensemble des significations dans toutes les langues. Ces débats ne sont pas nouveaux. Les grammairiens arabes s’en saisirent dès le IXème siècle avec un sentiment d’urgence lorsqu’ils comprirent que pour garantir l’intégrité du message coranique qui se donnait pour mission de convertir tous les peuples païens, il fallait codifier de manière rigoureuse la langue car l’inaction en la matière verrait se dégrader l’arabe dans le cosmopolitisme inhérent aux conquêtes islamiques. Dès lors se distinguèrent deux écoles. Les grammairiens, attachés à la défense corporatiste de leur discipline en s’arc-boutant sur la singularité des significations et de leurs organisations contre les logiciens cherchant à accompagner l’expansion islamique en adoptant des règles relativistes faisant appel au raisonnement pour mieux intégrer les peuples nouvellement convertis et, ainsi, assurer par la fixation flexible mais rationnelle du corpus linguistique, la pérennité du phénomène coranique.

Une crise de la maturation culturelle
Les mêmes questionnements se posent d’une certaine façon à nos «ingénieurs» des langues berbères qui s’attachent à la création d’une nouvelle grammaire (et accessoirement des lettres inventées inspirées du Tifinagh que Massinissa serait incapable de lire s’il advenait à ressusciter) que personne ne comprend tant elles se heurte à une socio-anthropologie que l’histoire a façonné depuis les temps préislamiques, phéniciens, acadiens, assyriens, araméens et arabes en ancêtres nourriciers du Taqvaylit, chaouia, tamasheq ou m’zabiya, dont les langues sont de toutes évidences traversées par le proto-universalisme inhérent à la puissante spiritualité sémitique syncrétisée merveilleusement dans le Livre Saint. Paradoxalement, c’est au nom de l’universalité d’une revendication identitaire légitime, que les Berbéristes qui ont squatté la question linguistique, cherchent à enfermer le Tamazigh dans des considérations idéologiques laïques foncièrement anti-islamiques en raison d’une origine douteuse nous faisant remonter aux premiers travaux des Pères blancs du XIXème siècle, cherchant, dès le départ, à établir une sorte de «berbère moyen» qui serait compris par toutes les communautés berbérophones malgré leur morcellement patent. La planification politique de domination de l’ère civilisationnelle arabo-islamique est évidente, se voulant une partie intégrante du projet colonial, la langue n’étant que l’un des instruments utilisé par la France de Jules Ferry pour prolonger les effets qu’elle recherchait en établissant des lignes Sykes-Picot au cœur de nos intimités culturelles historiques. C’est de cette réflexion originelle coupable, issue de l’Ecole de Bouzaréah, en complémentarité des missions religieuses des jésuites dont le Haut-Commissariat à l’Amazighité n’arrive pas à s’extirper définitivement, en formulation d’alternative de rupture, d’une proposition audacieuse d’une maturation culturelle et scientifique, se basant sur l’alphabet arabe, à même de convaincre l’Etat de lui accorder un statut de Haut Conseil et d’encourager les populations berbérophones à fréquenter les classes de Tamazigh et encore bien plus les épreuves du bac qui s’y rapportent. Que les Berbéristes au ministère de l’Education nationale publient les taux d’absentéisme des élèves concernés par l’apprentissage du Tamazight et mieux encore le nombre de bacheliers reçus en cette matière ? L’échec de la réforme linguistique des populations berbérophones est cuisant, au détriment des langues populaires qui méritent bien mieux que la folklorisation qui leur est imposée, allant jusqu’à mettre en danger la pérennité des langues populaires telles qu’elles s’expriment dans nos foyers, en lui substituant une nouvelle langue qui ne parle à personne, ni aux arabophones, ni aux berbérophones dans toutes leurs nuances linguistiques. Tout en espérant une évolution que nous encourageons chez nos savants linguistes, nous devinons que ce qui se cache derrière la revendication identitaire ainsi manipulée, ce ne sont pas des questions liées directement à la promotion impérieuse des langues berbères – et que personne de censé ne pourrait songer à remettre en cause – mais celles relatives à l’exercice d’une influence hégémonique au sein des centres stratégiques de l’Etat, pour poursuivre des buts de pouvoir et de contrôle de la rente pétrolière dans le cadre de dynamismes, dont font preuve de manière très classique, les élites des minorités de toutes sortes parmi lesquelles se rangent également les locuteurs berbérophones. La réalité rentière de la nation exacerbe les régionalismes multiples, enferme la revendication du développement de nos langues populaires dans des enjeux qui leur sont totalement étrangers, niant la conservation essentielle de nos patrimoines populaires, de nos langues spécifiques qu’une approche scientifique doit nous aider à protéger et à développer, loin de toute surenchère idéologique intéressée par des carrières au long cours dont on ne sait trop si elles produiront – dans le meilleur des cas – des crispations identitaires, dans le pire des cas une question kurde en gestation que les milieux mondialisés ne se priveront pas d’exploiter. Lorsque, de plus, cette revendication ainsi posée sur le mode de la pensée vindicative – voire pour certains en ayant recours au chantage au séparatisme – brandi un drapeau antimusulman alors il y a effectivement de quoi prendre au sérieux les avertissements légitimes de l’association des Oulémas algériens.

Le Maghreb, réceptacle salvateur de nos identités culturelles
Nous n’avons malheureusement pas dans nos rangs des linguistes de la qualité d’un Sibawayhi, le père de la codification de la langue arabe, capables de réaliser un travail d’une amplitude similaire à celle qui fut réalisée par cet illustre prédécesseur mais appliqué aux langues berbères. En réalité, il est plus que nécessaire d’entamer des travaux scientifiques sur les langues sémitiques et berbères (car les unes nourrissent les autres) aux fins non pas de proposer une sorte d’esperanto (langue internationale d’inspiration européenne) berbère, issue de l’imagination de stratèges en mal de manœuvres contre un bloc géopolitique en cours d’éveil lent mais indubitable mais bien de revivifier le taqvaylit, le chaouia, le tamasheq, le mozabite dans leurs originalités singulières et pérennes pour l’immense bénéfice de la nation entière dans un premier temps et du Grand Maghreb Arabe dans un second temps sans que cela ne puisse en rien contredire la cinétique irrépressible de nos énergies fédératrices avec les peuples de civilisation arabo-islamique dans lesquels nous inscrivons nos destins proches et lointains, jusqu’à la libération d’El Qods El Charifa inch’Allah. Une approche de cette nature nous ferait prendre conscience (je veux parler d’une conscience sociale nationale maghrébine) que les différences linguistiques entre communautés berbérophones diverses d’une part et arabophones d’autre part sont toutes relatives tant elles plongent leurs expressions originelles dans une même famille sémitique, à l’origine des révélations monothéistes qui furent des points d’appui fulgurants de processus civilisationnels universels, précurseurs des forces de la mondialisation à l’œuvre aujourd’hui. Par contre, ce qui doit nous singulariser (collectivement), ce sont bien les valeurs démocratiques que les dynamiques de différentiations portées par nos mobilisations populaires pacifiques et les évolutions démographiques inéluctables, placent au cœur du dialogue qui traverse le mouvement national. Aussi, la perspective maghrébine devient un élément essentiel de l’équilibre de notre personnalité nationale, à la recherche inquiète d’un nouveau centre gravitaire à même d’absorber les perturbations résultantes de nouveaux universalismes culturels en cours de nouaison et qui ne trouveront de réceptacle que dans un cadre permettant de dépasser la Nation tout en la renforçant, se purgeant au passage de crispations identitaires nourries en partie par un positionnement culturel vis-à-vis de la mondialisation favorisant la confrontation plus que l’apaisement. Ce sont ces mêmes valeurs de tolérance et du respect de la parole citoyenne qui permettront de mettre en branle la synergie nécessaire à la construction maghrébine, en commençant par ceux qui ont, à notre image, réalisé leur propre révolution copernicienne à l’exemple de nos frères tunisiens. Il n’est plus possible après le «Hirak béni» de considérer notre relation avec ce pays dans une simple dimension bilatérale comme on pourrait l’avoir avec l’Italie ou l’Espagne par exemple. Le temps des nationalismes étroit a vécu. S’ouvre, au vu des maturations qui s’expriment aussi bien sur les plans de l’acceptation progressive des identités culturelles variées que du respect des convictions politiques qui s’approfondissent, une ère de rapprochement sans précédent à l’échelle du Maghreb en commençant par construire dans les domaines de la sécurité, de l’énergie, de l’eau, de l’alimentation, de nouvelles institutions maghrébines significatives dans leurs contenus plus que dans la forme de ses associations. Cette évolution naturelle correspond parfaitement sur le plan de nos déploiements externes, aux aspirations de la région désormais inscrites dans le champ de la mondialisation avec pour programme le respect de la souveraineté des peuples et des droits fondamentaux de l’Homme. C’est tout le sens des progrès institutionnels que nous ne manquerons pas de réaliser le 1er novembre en augurant des temps nouveaux à l’échelon de toute notre région.
Brazi