Cette citation vient de notre célèbre écrivain, Kateb Yacine

«C’est dans la langue orale qu’on trouve le génie du peuple»

Elle a été parlée par nos plus lointains ancêtres et par toutes les catégories sociales allant du plus démuni jusqu’au médecin ou à l’ingénieur qui pourtant sont passés par d’autres langues pour recevoir leur formation.

Et contrairement à ce que l’on peut penser, c’est la langue la plus vivante et ce, même si elle n’est pas écrite. Tant que cette langue est parlée par l’ensemble du peuple, elle continuera de vivre et de rester dynamique. Elle suit pas à pas l’évolution du peuple dans toutes ses différentes péripéties et elle s’enrichit au fil du temps, de ses emprunts, de ses anecdotes populaires. Et parmi ceux qui la parlent couramment et qui la manient à la perfection, il y en qui inventent des expressions nouvelles, des maximes belles à retenir et qui ont marqué toute la communauté qui les a trouvées bonnes pour être versées dans le répertoire commun. Ainsi va la langue orale qui s’enrichit grâce à ses vétérans, perçus comme meilleurs utilisateurs de la langue, dignes représentants du génie du peuple par leurs capacités à faire dire à la langue tous ses secrets, à inventer de nouveaux signifiés à certains des mots importants. Déjà, la langue populaire possède un immense patrimoine culturel d’une valeur inestimable faite de productions essentiellement orales et dont les origines remontent aux plus lointains ancêtres. Elles sont véhiculées par la mémoire populaire, après qu’une bonne partie est tombée dans l’oubli. L’écrit est venu à point nommé pour récupérer ce qui est récupérable. Il s’agit de récits vécus ou imaginaires, souvent fantastiques, de fables anonymes à vocation essentiellement éducative, de proverbes, d’adages et de maximes à valeurs culturelles, de poésies souvent narratives, de chansons composées pour la détente et pour l’information.

Une langue de communication à multiples connotations
On veut parler de la langue orale ou langue populaire de communication au quotidien et qui contrairement à ce que l’on pense évolue en s’enrichissant de mots nouveaux versés dans le moule du parler quotidien pour la prononciation et aussi en acquérant des expressions significatives servant à une communication codifiée. Et le génie du peuple dans la langue, c’est cette capacité qu’ont les utilisateurs à rendre leur langue dynamique et aussi vivante que possible pour devenir de plus en plus performante. C’est dans cette langue que l’on négocie le prix des denrées de consommation, que l’on argumente pour rendre crédible son intervention dans un débat d’idées, que l’on essaie d’influer sur un individu qui ne veut pas entendre raison ; cela veut dire que cet outil de communication orale a des capacités d’expression énormes. On la déconsidère alors qu’elle a un système grammatical et lexical très souple si bien qu’un verbe étranger peut être conjugué selon les règles de la langue orale, un mot nouveau est vite adopté pour faire partie du lexique courant. En ce moment avec la pandémie, le mot masque est devenu courant, alors que dans le populaire, il y a «lekmama» ou «la bavette». Par ailleurs, c’est par la langue orale que les mots arabes passent dans les langues étrangères. Nous avons en français le mot «matelas» venant de l’arabe «metreh», la «jupe» de «djeba», «truchement» vient de «terdjman» et la liste est longue. Quand on parle de génie du peuple, c’est cette capacité qu’a cette langue de s’enrichir par la dérivation des mots existants, et par les emprunts pour s’actualiser, s’adapter au théâtre, à la chanson, à la poésie ; il est plus facile de composer dans la langue populaire de belles pièces artistiques, elle est musicale et plus facile à manier. Les maître de la langue qui en connaissent toutes les affinités, ont donné la preuve qu’il y a plusieurs niveaux, il y a le niveau de langue de ceux qui chantent parce que pour composer une langue, il faut travailler les paroles ; c’est aussi dans ce niveau que les poètes font des vers d’une beauté digne des grands artisans de la langue ; cette catégorie d’artiste est douée pour donner aux vers une diversité de connotations, il y a le niveau de l’ouvrier, du marchand de poissons ou de légumes qui ne cherchent pas à améliorer la langue. La langue orale est extrêmement riche de ceux qui la manient à la perfection par leur génie créateur.

Une littérature florissante produite en langue orale, depuis la nuit des temps
Ce qu’on peut dire de prime abord, c’est que la littérature a d’abord été orale et bien avant l’invention de l’écriture. Mais chez nous, la situation est tout autre, cette littérature nationale est d’abord orale parce que les producteurs d’œuvres littéraires n’avaient pas appris à écrire et ne pouvaient donc produire qu’oralement. C’était la période coloniale et les portes des écoles n’étaient pas ouvertes à tout le monde. Néanmoins, les plus doués parmi nos aînés, composaient oralement de longs poèmes à caractère narratif pour glorifier les héros nationaux de l’ancien temps ; c’est de cette façon qu’on arrivait à immortaliser les évènements vécus dans la douleur. Et partout, chez nous, il y avait dans toutes les régions des hommes et quelquefois des femmes doués pour la rime qui composaient et diffusaient souvent anonymement de beaux poèmes retraçant la vie quotidienne dans tout ce qu’elle avait de bon et de mauvais. Il y avait des chanteurs qui arrivaient à intéresser de nombreux publics par des chansons sentimentales à divers thèmes. Et dans toutes les sociétés sans écriture, il existait aussi des chants polyphoniques généralement anonymes, quand ils ne portaient pas une signature. C’étaient des chants religieux très anciens destinés aux hommes, sinon aux femmes. On se rappelle qu’il y avait des groupes d’hommes ou de femmes qui chantaient en certaines circonstances, cela servait à atténuer la douleur, à apaiser la colère, sinon à remonter le moral, sinon à donner du courage à ceux qui étaient chargés d’une mission. Par exemple aller en masses pour s’entraider à faire rouler les grosses meules d’un moulin à huile sur une dizaine de kilomètres à travers un terrain accidenté et bien raviné ; travail ardu qui nécessite de la patience et beaucoup de savoir-faire au cours duquel, les participants, tous des hommes valides, se soutiennent mutuellement en chantant tout le long du trajet, des chants polyphoniques religieux qui créent de l’enthousiasme qui aide à mener une mission à son terme. Il y a des régions d’Algérie où les groupes de femmes chantent en chœur quand elles vont en procession et à divers autres occasions.

Contes et légendes de l’ancien temps et racontés en langue populaire
On ne peut pas imaginer le nombre de ces récits fictifs ou réels laissés par nos aïeux, surtout les vieilles qui avaient la langue facile en ont beaucoup composé dans le genre contes populaires. Chaque région d’Algérie a de quoi constituer des recueils assez copieux d’origine purement orale et locale que les anciens connaissaient parfaitement et qui servaient de guide dans la vie quotidienne. Avant que le monde ne sombre dans un modernisme appauvrissant d’un point de vue culturel, les gens baignaient dans une ambiance saine faite de rencontres fréquentes des jeunes avec les vieux pour la transmission de la tradition culturelle de grand-mère ou grand-père aux petits enfants qui éprouvaient du plaisir à les entendre raconter toutes sortes d’histoires anciennes et enrichissantes, des histoires vécues comme des évènements marquants, des contes anciens mais intéressants dont certains ont un rapport avec l’actualité. Rien ne s’écrivait, il fallait être bien concentré pour comprendre et mémoriser tout ce qui se passait de bouche à oreille. Il fallait saisir au vol l’essentiel. Les jeunes qui étaient attentifs arrivaient à retenir la totalité des récits avec les proverbes et maximes qui les accompagnaient. Quelques uns ont toujours une valeur d’actualité. On va choisir un exemple pour illustrer ce qui a été dit. «Dans l’ancien temps, il y avait un roi bien connu pour sa générosité. Un matin, alors qu’il faisait sa promenade habituelle, à dos de cheval, il fit une rencontre insolite, un jeune mal vêtu et gémissant et étendu sur le sol, il tendait la main à qui voudrait l’aider à se soulever. Le roi lui proposa de le monter sur son cheval ; bien volontiers lui répondit le malheureux. Le roi descendit et alla droit vers lui, il l’aida à monter. L’inconnu prit les rênes et partit au galop, il s’avéra que ce n’était qu’un voyou voulant faire le malade pour voler le cheval. Tu m’as eu lui dit, mais, attends, je t’en supplie je vais te dire quelques mots importants, ne raconte pas que tu as trompé un roi au point de lui voler le cheval, sinon tu vas tuer la confiance et tout le monde va commencer à se méfier de chacun, plus personne ne rendra service à un autre.
Boumediene Abed