W.E.B. Du Bois, chroniqueur et analyste de l’Amérique ségrégationniste

Chemins d’écriture

Précurseur de Martin Luther King, de Malcolm X et du mouvement de la négritude, l’Américain W.E.B. Du Bois a consacré sa vie à la lutte contre le racisme et à la défense de la culture noire.

Son œuvre monumentale, composée d’essais sociologiques et historiques, mais aussi de fictions et de récits autobiographiques proches de la poésie en prose, frappe par la modernité sidérante des analyses des rapports de force entre les races aux Etats-Unis qu’elle donne à lire. A l’occasion de la parution en français d’un ouvrage autobiographique de Du Bois, la chronique littéraire de ce samedi brosse le portrait de ce grand intellectuel africain-américain. «C’est quoi la vie, sinon des hommes et des femmes qui cherchent le bonheur, faisant fi du mal qui règne dans le monde et se satisfaisant de ce que la vie leur offre en abondance : le soleil, les rivières, les arbres, les fleurs et l’inépuisable amour des leurs. Nous voulons percer l’énigme de l’univers et comprendre comment fonctionnent les lois qui régissent si admirablement nos vies. Qui sommes-nous réellement ? A quoi pensons-nous ? Qu’est-ce qui nous pousse à agir ? Puissions-nous marcher dans les pas de ceux qui nous ont précédés au cours des siècles passés et nous inspirer aujourd’hui de leurs accomplissements pour aller de l’avant.» Ainsi parlait William Du Bois ou Du Boyce, comme l’auteur de ces propos souhaitait qu’on l’appelle. Cet homme fut pendant la première moitié du XXe siècle l’une des figures intellectuelles majeures de l’Amérique noire, de l’Amérique tout court. Qui était réellement Du Bois ? Il était écrivain, penseur politique, sociologue, militant antiraciste, père fondateur de la NAACP, puissante association américaine pour la promotion des gens de couleur, et last but not least inventeur du panafricanisme. Il fit ses études à l’université de Harvard où il fut le premier Africain-Américain à obtenir un doctorat (1895).
Auteur d’une cinquantaine de livres, dont des essais, des romans, des récits autobiographiques, des manifestes, des articles, Du Bois a profondément influencé la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Dignité noire Penseur de la dignité noire, Du Bois était, selon les africanistes, le véritable père de la négritude. Ses ouvrages, notamment son opus Les âmes du peuple noir paru en 1903, qui dénonçait la situation scandaleuse faite aux Noirs aux Etats-Unis, étaient les livres de chevet de Senghor et de ses amis au Quartier latin, dans les années 1930. C’est, semble-t-il, dans les pages de la revue The Crisis, l’organe de la NAACP, que les étudiants noirs de Paris ont entendu parler pour la première fois de la negro-renaissance, mouvement à caractère social et culturel qui manifestait la prise de conscience par le Noir américain de son identité. Ce mouvement traduisait aussi la volonté des Africains-Américains de reprendre en main leur histoire dont ils avaient été dépossédés par l’idéologie esclavagiste et la culture dominante. C’était une quête à la fois politique et spirituelle. Cette quête avait commencé au XIXe siècle avec les premiers écrivains et militants de la cause noire, mais à laquelle le talent de penseur et d’écrivain de Du Bois sut donner une forme et une force peu commune, transformant le «problème noir» en une dynamique de revendication identitaire, devenue depuis le modèle pour les diasporas noires à travers le monde. Métis, né en 1868, d’une mère noire et d’un père huguenot français, d’où son nom à consonance francophone, Du Bois a grandi dans le village de Great Barrington, dans le Massachusetts, aux Etats-Unis. Il est né trois ans après la fin de la Guerre de sécession qui mit un terme à l’esclavage dans le continent nord-américain.
Nonagénaire, il décèdera en 1963 à Accra, au Ghana, pays dont il avait acquis la nationalité. Il avait dû s’y exiler dans les dernières années de sa vie en raison de ses sympathies communistes, plutôt mal vues, comme l’on peut imaginer, dans l’Amérique de la guerre froide. L’écrivain se plaignait aussi des vexations dont il fut l’objet tout au long de sa vie dans son pays : «Dans mon propre pays, pendant presque un siècle, je ne fus rien qu’un nègre». Du Bois décéda à la veille de la marche sur Washington menée le 28 août 1963 par Martin Luther King, marche pendant laquelle le pasteur noir prononça son célèbre discours I have a dream. En juillet 1964, moins d’un an après la mort de Du Bois, l’Amérique adoptait sa première grande loi sur l’égalité des droits civils. Ces repères temporels donnent une idée des conditions dans lesquelles cet homme a vécu, milité et écrit, s’imposant dans le monde noir et panafricain par sa stature d’intellectuel et d’activiste. «Pénombre de l’aube» Rien ne témoigne mieux de la grande qualité intellectuelle de ce penseur hors norme que ses lectures des rapports de force entre les races dans la société américaine. Elles sont d’une modernité sidérante, comme on le constate en parcourant son livre «Pénombre de l’aube» qui vient de paraître en traduction française.
Il s’agit d’un recueil d’essais autobiographiques, mais qui se situe d’emblée au confluent de plusieurs genres : témoignages, récit de voyage, analyse et réflexion, avec pour thème central le racisme, ce que suggère le sous-titre de l’ouvrage : «Essai d’autobiographie d’un concept de race». L’auteur décrypte ici le concept du racisme en s’appuyant sur les événements qui ont marqué son propre parcours dans l’Amérique ségrégationniste, ainsi qu’explique le traducteur de l’ouvrage Jean Pavans : «Il a voulu mélanger un essai sur le concept de race avec sa propre expérience, en disant qui lui était l’illustration partiulière d’une situation raciale qui est le fondement de l’Amérique. Enfin, c’est sun des fondements de l’Amérique.» Le racisme et la quête de l’égalité sont les thématiques majeures dans l’essentiel des œuvres de Du Bois. Ce dernier aborde la question du «préjugé racial» comme une construction sociale et historique et reformule ce qu’on appelait alors le «problème noir» comme avant tout un «problème blanc», produit d’un «faisceau de réalités, de forces et de tendances», comme il l’a écrit dans les pages de «Pénombre de l’aube». Cette modernité de pensée, basée sur des méthodes d’enquête empiriques, notamment dans les monographies universitaires que Du Bois a publiées quand il était encore chercheur, explique que les universités américaines sont depuis quelques années en train de redécouvrir ses travaux sociologiques, tels que Les Noirs de Philadelphie, publié en 1899 et considéré comme un classique du genre.
Ces travaux étaient minorés du vivant de l’auteur, sans doute parce qu’il était noir. Or l’intérêt de Pénombre de l’aube qui a fait du racisme la grille de lecture de l’itinéraire intellectuelle et sentimentale de l’auteur n’est pas que documentaire, il est aussi littéraire. Tout comme dans Les Ames du peuple noir, Du Bois s’exprime ici à la fois en théoricien, en historien et en conteur, ponctuant ses essais de métaphores, de récits et de prose poétiques, comme dans ce passage nostalgique d’un voyage au Liberia : «Pourrai-je jamais oublier la nuit où pour la première fois j’ai posé le pied sur le sol d’Afrique ? J’appartiens à la sixième génération issue des aïeux qui quittent cette terre. C’était la pleine lune, et les eaux de l’Atlantique étaient étales comme celle d’un lac. Tout au long du lent après-midi, tandis que le soleil s’enrobait à l’ouest des voiles écarlates de nuages brumeux, j’avais contemplé au loin l’Afrique. Le Grand Cape Mount, ce puissant promontoire avec ses courbes jumelles, sentinelle septentrionale du royaume du Liberia, se dessina dans la brume à trois heures et demie, s’assombrit et devint net…» Cette narration imagée, incisive et poétique constitue la marque de fabrique de la prose de William Du Bois, partagée entre le discours savant et des fulgurances littéraires. Comment s’étonner alors que son auteur soit considéré comme le précurseur incontournable de la grande littérature noire américaine ? T. Chanda in RFI Pénombre de l’aube, par W.E.B. Du Bois. Traduit de l’anglais par Jean Pavans. Vendemiaire, 420 pages, 22 euros.