Les «fondamentaux» de l’UNEA

Dissoute il y a cinquante ans

Le procès qui a abouti, en décembre dernier, à la condamnation par le tribunal de Sidi M’hamed, à Alger, de deux anciens ministres de la Solidarité nationale, les docteurs Djamel Ould Abbès et Said Barkat, jugés pour «dilapidation et détournement de deniers publics», «conclusion de marchés en violation de la législation» et «abus de fonction», a dévoilé, incidemment, un impact inattendu du fléau de la corruption en Algérie : le milieu estudiantin, à travers l’implication de l’Organisation nationale des étudiants algériens (ONEA), qui a reçu d’importants fonds pour acquérir des bus, des denrées alimentaires, des trousseaux scolaires, censés être distribués aux couches défavorisées de la population.

Heureusement, il ne s’agit que d’une anomalie, circonscrite à cette seule organisation, comme l’indique le procès. Des journalistes ont mentionné par erreur dans leurs comptes rendus, le sigle de l’Union nationale des étudiants algériens, UNEA, sans doute à cause de la ressemblance avec le sigle ONEA (deux paronymes). Mais le plus curieux a été, pour beaucoup, de constater que l’UNEA est présente dans le mouvement estudiantin, alors qu’elle a été dissoute en janvier 1971. En fait, dans les années 1980, sans que l’on n’y prête attention sur le moment, les conditions étaient préparées pour reconstituer l’UNEA à partir de structures estudiantines liées au FLN, alors parti unique. Le contexte, à cette période, était à l’encouragement à «faire des affaires», prélude, chaque fois que les conditions seront réunies, à un enrichissement personnel illicite qui finira par être toléré et même considéré comme signe de réussite sociale. Par rapport à l’engagement désintéressé qui a motivé l’action politique et syndicale dans les deux premières décennies de l’indépendance, l’inversion des valeurs imposée à partir des années 1980, propice à l’individualisme et à l’égoïsme, au détriment du partage, a été défavorable à la mobilisation autour de ce que l’on appelait les tâches d’intérêt national.
Après les manifestations d’octobre 1988, l’UNEA réapparaît dans le champ syndical à l’Université à la faveur d’une démarche du pouvoir autorisant la création d’organisations estudiantines. Quelques-unes ont accepté de bénéficier de privilèges alors que les signes de l’incurie et de la rapine commençaient à être visibles, surtout à la suite de la privatisation de prestations rentables tels que transport des étudiants, restauration, cafétéria, etc… La «prédation» tournait également autour de l’importation d’équipements, mobilier, consommables, destinés aux besoins des universités. La doctrine libérale du désengagement de l’Etat a conduit à réduire la fonction de contrôle, facilitant les comportements délictueux qui ont fini par affecter le milieu universitaire, avec l’intrusion de la corruption, comme l’a démontré le procès impliquant l’ONEA. Dans son réquisitoire rapporté par la presse, le procureur a résumé l’affaire jugée en décembre 2020, en ces termes : «Nous sommes devant une corruption d’un niveau très spécial, parce qu’elle consiste en la dilapidation des fonds destinés à des pauvres, des handicapés, des personnes qui, parfois, n’ont même pas de quoi nourrir leurs enfants, et qui ont servi à la construction de châteaux, à l’acquisition de voitures de luxe et à l’achat de billets pour des destinations de rêve». Certes, l’UNEA (reconstituée) a lancé des alertes pour attirer l’attention des autorités sur les pratiques illégales entravant la bonne marche de l’Université.
C’est ce qu’a fait, en janvier 2003, un de ses dirigeants en dénonçant dans les colonnes d’un quotidien national, «les corruptions actives, même de la part des syndicats d’étudiants(es) d’où, entre autres, une restauration de plus en plus infecte…». Il dénonçait également les «indus occupants dans les résidences universitaires avec la complicité de certains responsables». Il signalait l’inscription de personnes qui n’avaient pas le bac et il demandait aussi à connaître les noms des bénéficiaires des bourses à l’étranger. Mais c’est loin de suffire pour faire honneur à un sigle dont le prestige repose sur les «fondamentaux» légués par les «anciens» qui ont créé l’UNEA : l’autonomie de l’organisation, le fonctionnement démocratique, la probité de ses responsables irréprochables en tout, la défense ferme et résolue des intérêts matériels et moraux des étudiants, la contribution à l’amélioration de l’enseignement supérieur, la solidarité avec les couches populaires, l’appui aux causes justes dans le monde (actuellement la Palestine occupée et le Sahara occidental). Ces fondamentaux sont toujours valables. Les étudiants qui ont choisi d’adhérer à l’UNEA reconstituée, devraient savoir qu’ils sont tenus de les respecter. A l’origine, l’UNEA créée en avril 1963 avait, elle-même, marqué son attachement aux traditions de lutte héritées du mouvement estudiantin pendant l’occupation coloniale, et sa fidélité à la mémoire des étudiants tombés au champ d’honneur durant la Guerre pour l’indépendance.
Le tournant majeur dans la vie de l’UNEA a été le coup d’Etat du 19 juin 1965, appelé «redressement révolutionnaire» par ses auteurs. Dans un livre intitulé «Parcours d’un étudiant algérien, de l’UGEMA à l’UNEA», Houari Mouffok – président de l’UNEA de 1963 à 1965 – a décrit avec une remarquable précision, comment, dans les heures qui suivirent le coup de force et sans rien attendre, le Comité exécutif de l’UNEA a adopté une déclaration qui plaçait l’organisation dans l’opposition au nouveau pouvoir, entraînant l’arrestation de plusieurs de ses dirigeants. A partir de cet instant, les militants de l’UNEA seront exposés à l’arbitraire du pouvoir : arrestation sans mandat d’arrêt, mise au secret et pratique de la torture, détention illégale sans procès. Dès la rentrée universitaire 1965-1966, l’UNEA, dotée de structures légales élues par les étudiants, est confrontée, dans son fonctionnement et ses activités, à la répression. A contre-courant d’une ambiance de morosité politique sans égale, alourdie par le climat répressif, les membres de la section d’Alger de l’UNEA, orientés par le Comité exécutif en clandestinité, et prenant appui sur des étudiants politisés fraîchement arrivés à l’Université, réussissent à mobiliser des étudiantes et des étudiants qui donneront toute sa force à l’UNEA… jusqu’au 15 janvier 1971, quand fut annoncée sa dissolution par le ministère de l’Intérieur. Une mesure en violation des statuts de l’organisation, adoptés à son 6ème Congrès tenu à Alger du 3 au 15 août 1964, dont l’article 53 stipule que la dissolution de l’UNEA ne peut être prononcée que par le Congrès «à la majorité des deux tiers». Un prétexte fallacieux a été avancé pour justifier la dissolution : «l’UNEA sert de couverture à un mouvement contre-révolutionnaire». La prétendue «preuve matérielle» est constituée par un rapport interne du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) trouvé dans le cartable du coordinateur du Comité de section d’Alger de l’UNEA, arrêté par un soir glacial de décembre 1970, à la veille des vacances d’hiver, alors qu’il sortait avec d’autres responsables, d’un petit restaurant, à Alger-centre.
L’arrestation opérée sans mandat d’arrêt par des individus en civil, était non seulement illégale mais pouvait être considérée comme un enlèvement. Un autre membre du Comité de section d’Alger – démocratiquement élu par les étudiants, faut-il le rappeler -, Berrakâa Keddar, qui avait réussi, ce soir-là, à échapper aux kidnappeurs, s’était glissé sous une voiture garée tout près, pour se cacher, mais est resté trop longtemps sur le sol froid et mouillé. C’est ainsi que Berrakâa a contracté une pneumonie qu’il ne pouvait soigner correctement dans les conditions de la clandestinité à laquelle il a été contraint, pour éviter d’être arrêté par la police qui le recherchait. Il décèdera quelques semaines plus tard, le 6 mars 1971. Berrakâa est mort pour la démocratie et le socialisme, après ses deux frères chahid, Mohamed et Belkacem, morts pour l’indépendance, dans les rangs de l’Armée de libération nationale (ALN). La rentrée, en janvier 1971, après les vacances d’hiver, avait été marquée par une grève des étudiants, déclenchée dans les trois universités (Alger, Oran et Constantine) pour protester contre les arrestations. Pour faire face à la grève des étudiants, un Conseil interministériel sous la présidence de Houari Boumediene, a réuni le responsable de l’Appareil central du FLN, le Haut commissaire au service national, le Directeur général de la Sûreté nationale, et plusieurs ministres dont celui de l’Enseignement supérieur et Recherche scientifique, ainsi que le wali d’Alger et les recteurs des Universités d’Alger, Oran et Constantine.
Des mesures ont été prises pour «la bonne marche de l’Université», notamment la création d’un corps de gardes universitaires sous l’autorité des recteurs. La présence dans cette réunion du Haut commissaire au Service national, est justifiée – on le comprendra plus tard – par la décision de l’incorporation anticipée, en mars 1971, des militants et responsables de l’UNEA arrêtés ou recherchés (qualifiés de «groupe subversif»). L’incorporation forcée – contraire à la loi sur le service national qui accorde un sursis au citoyen qui poursuit des études ou une formation – aura des répercussions sur les études : coupure de deux ans pour ceux qui reprendront dans leurs filières, changement de filière pour d’autres. Auparavant, le 24 février 1971, c’est en détention, pour ceux qui avaient été arrêtés, ou en clandestinité, pour les recherchés, que les militants de l’UNEA apprennent les nationalisations des hydrocarbures, qu’ils soutiennent. Ils saluent également la Révolution agraire, qui interviendra peu après avoir été annoncée dans les discours du président Boumediene. Ces mesures n’étaient pas étrangères à la répression contre l’UNEA et à sa dissolution comme l’expliquera Mohand Arezki Boudiba, qui était étudiant en Mathématiques à la Faculté des Sciences de l’Université d’Alger, et responsable UNEA : «Les tendances hégémoniques du FLN poussées par les conservateurs et la réaction avaient réagi par peur de l’essor de l’expression libre des masses dévoilant leurs manœuvres contradictoires avec les intérêts du pays». Peu avant sa mort (décédé en août 2020 à Tizi Ouzou, et enterré dans son village natal à Seddouk Oufella), Mohand Arezki Boudiba résumait, en quelques mots, le souvenir qu’il a gardé de l’UNEA : «Une école de patriotisme et d’engagement pour le progrès».
M’hamed Rebah