Le moment de vérité du Club des Pins

Mouvement étudiant

Le Club des Pins est entré fortuitement dans l’histoire de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA), un 19 février 1967, en abritant dans sa salle de conférences, fraîchement inaugurée, l’Assemblée générale élective du Comité de section de l’Université d’Alger.

C’était le premier test de la représentativité des instances de l’UNEA, Comité exécutif et Comité de section d’Alger démocratiquement élus par les étudiants mais non reconnus par le pouvoir issu du Coup d’Etat du 19 juin 1965, qui avait destitué Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante. En condamnant le coup d’Etat, le syndicat étudiant s’était libéré de la tutelle du FLN dont il était, «statutairement», une des organisations de masse. Dès la rentrée universitaire 1965-1966, l’UNEA, organisation démocratique, dotée de structures légales élues par les étudiants, a maintenu son activité. Son Comité de section d’Alger constitué de Hamid Ait Said, Fatima Medjahed, Larbi Oucherif et Mohamed Athmani, agissant ouvertement à l’Université, et son Comité exécutif composé de membres recherchés et en clandestinité – Aziz Belgacem, Noureddine Zenine, Abdelalim Medjaoui, Djamal Labidi et Djelloul Naceur – et deux en liberté, Mustapha Mékidèche et Bachir Hadjadj, qui étaient étudiants à la Faculté des Sciences, ont réussi, malgré le climat de répression, à continuer à préparer les luttes des étudiants autour de leurs revendications. A la rentrée universitaire suivante, 1966-67, l’UNEA autonome avait déjà adapté son activité à sa nouvelle situation d’organisation non reconnue et réprimée par le pouvoir. Mais, grâce au dévouement et au courage de ses militants, elle avait gagné l’entière confiance des étudiants.
L’Université d’Alger, la principale du pays, -les centres universitaires d’Oran et de Constantine lui étaient encore rattachées- comptait alors un peu plus de 7 000 étudiants. Pour «récupérer» l’UNEA et la replacer dans son giron, le FLN a créé deux structures, formées d’étudiants: la Direction préparatoire de la, Conférence nationale (DPCN) et la Fédération nationale des étudiants militants (FNEM). Au début de l’année 1967, la DPCN décide de la tenue d’une Assemblée générale des étudiants de l’Université d’Alger pour élire le Comité de section. A cet instant, le président Houari Boumediène en était encore à consolider son pouvoir. Le gouvernement qu’il a nommé le 10 juillet 1965 a déjà connu trois remaniements dus à des défections de ministres passés à l’opposition: le 10 avril 1966, Hadj Smaïn, ministre de la Reconstruction et de l’Habitat, quitte l’Algérie, les attributions de son ministère sont réparties entre les ministères de l’Intérieur et des Travaux publics; le 24 septembre Abdennour Ali Yahia, ministre des Travaux publics et de la Reconstruction, est nommé ministre de l’Agriculture en remplacement de Ali Mahsas qui a quitté l’Algérie; Lamine Khène est nommé ministre des Travaux publics; le 27 septembre, Rabah Bitat, ministre d’Etat, est chargé des Transports jusqu’ici dévolus au ministère des P.T.T; le 6 octobre, Bachir Boumaza, ministre de l’Information, est démis de ses fonctions et quittera l’Algérie, il est remplacé le 24 octobre 1966 par Mohammed Seddik Benyahia. Dans ce gouvernement, le ministre de l’Education nationale, en charge de l’Enseignement supérieur, est Ahmed Taleb Ibrahimi.
L’AG élective du Comité de section d’Alger de l’UNEA est fixée au 19 février 1967, deux semaines après les premières élections communales dans le pays. Elle se tiendra dans la salle de conférences (devenu Palais des Nations) du Club des Pins qui avait été construite pour abriter le 2ème Sommet des pays afro asiatiques prévu le 26 juin 1965 (dix ans après le 1er Sommet réuni à Bandoeng, en Indonésie, en avril 1955). C’est la Conférence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), réunie en juillet 1964 au Caire, qui a recommandé de tenir à Alger la 2ème Conférence afro-asiatique en 1965. Le mois suivant, en août, Ben Bella lance le projet de construction d’un hôtel avec salle de conférences et tout ce qu’il faut pour accueillir une soixantaine de délégations étrangères de haut niveau et les centaines de journalistes qui couvriront l’événement. Il fait disparaître le stade des Tagarins (sur les hauteurs d’Alger, face à la baie) pour ériger le futur Hôtel El Aurassi.
Ce projet ne plaît pas a l’architecte Jean de Maisonseul parce que, selon lui, la construction produit «un impact négatif sur la ligne des crêtes d’Alger», mais son avertissement contenu dans l’étude remise par Annie Steiner au président Ahmed Ben Bella, avant la réalisation du projet, ne fut pas écouté. Pour diverses raisons, la construction de l’Hôtel El Aurassi fut retardée. Ben Bella se tourna alors vers une station balnéaire, à 25 km à l’ouest d’Alger, près de Staouéli, appelée Club des Pins, et lança la construction en urgence d’une salle de conférences et d’une centaine de villas qui s’ajoutèrent à la vingtaine qui se trouvaient déjà sur le site entouré de pins. Le Club des Pins sera terminé dans les délais, mais le coup d’Etat du 19 juin 1965 compromet la tenue de la Conférence des pays afro-asiatiques. Quelques jours après, une bombe au plastic explose au Club des Pins, faisant dix blessés légers ; ce fait accroît l’incertitude sur la tenue du Sommet qui, finalement sera annulé. Le Palais des Nations est alors réservé aux rencontres organisées par le pouvoir et par le FLN.
La DPCN l’a choisi pour être le lieu du moment de vérité sur le mouvement étudiant, censé trancher définitivement le sort de l’UNEA, à travers l’élection démocratique de son Comité de section d’Alger. La salle Ibn Khaldoun, au centre d’Alger, convenait mieux, pour ses facilités d’accès et sa sobriété, d’autant plus qu’elle était familière aux étudiants puisque c’est là que se sont déroulées, après l’indépendance, les cérémonies des rentrées solennelles de l’Université. Le choix du Club des Pins était sans doute, tactiquement justifié par sa fonction au service du pouvoir, doté d’un côté plutôt pompeux de nature à impressionner les étudiants et les dissuader de s’y rendre. Mais, comme le rappellera plus tard Larbi Oucherif (El Watan, 21 mai 2006), «le nombre des étudiants à cette AG annonce la déconfiture des promoteurs», c’est-à-dire la DPCN. La désignation par vote à main levée du bureau de l’Assemblée élective, porta Omar Chaou à sa présidence. Il sut diriger les travaux de la façon la plus démocratique et déjouer les manœuvres des membres de la DPCN, isolés dans la salle grâce à la mobilisation des militants de l’UNEA et à leur intense travail d’explication vers les étudiants présents. Les membres de la DPCN ont invoqué l’absence de quorum- un mot que beaucoup entendaient pour la première fois- pour empêcher l’AG d’aboutir sur l’élection du Comité de section. Mais la vérité sur la représentativité des structures de l’UNEA autonome était devenue une évidence. Elle sera confirmée au mois d’avril suivant, cette fois dans l’enceinte même de l’Université, dans le grand amphi Ampère de la Faculté des Sciences, où, sans égard pour le problème du quorum qui ne se posait plus, un millier d’étudiants ont élu démocratiquement le Comité de section. Il faut souligner que le contexte politique évoluait favorablement.
L’année 1967 a été celle de la clarification de la politique du pouvoir. Ainsi, dans un discours prononcé à l’occasion de l’ouverture officielle du séminaire sur le socialisme arabe, le 22 mai 1967, le Président Boumediene précisait sa démarche: «l’Algérie affronte la bataille de l’industrialisation qu’elle lie étroitement à la bataille pour la récupération des richesses nationales en vue de liquider toutes les bases du néocolonialisme. Ce dernier ne manque pas de mobiliser toutes ses possibilités et d’user de tous les expédients afin de détourner notre pays de la voie qu’il s’est tracée. Mais l’Algérie n’a pas consenti le sacrifice d’un million et demi de ses fils pour favoriser l’établissement sur son territoire des mêmes exploitations affublées de formes nouvelles». Plus tard, le 1er Novembre de la même année, il expliquait le choix de la planification : «Le plan est d’une importance capitale pour l’émancipation économique et sociale, dans des délais raisonnables, car il représente non seulement une masse de projets, mais surtout le choix d’une méthode globale dans le développement en vue d’objectifs précis et selon des voies et moyens propres à les réaliser ».
Dans le même discours, il exposait la politique industrielle «Nous avons également jeté les bases de l’industrialisation de notre pays par l’implantation d’unités de moyenne importance afin de subvenir à notre propre consommation tout en préparant activement la mise sur pied d’une industrie lourde, et ce, par la réalisation de grands complexes industriels à Annaba et Constantine ». A la fin de l’année universitaire, à la suite de l’agression israélienne contre l’Egypte et la Syrie, dénoncée par les étudiants qui ont manifesté et réclamé une formation militaire. Larbi Oucherif évoque le tract de l’UNEA s’adressant au ministre de la Défense, Houari Boumediène, président du Conseil de la révolution, pour lui demander la mobilisation des étudiants sous les drapeaux. Cet appel fut entendu et «dès la fin des examens, la liste des étudiantes et étudiants mobilisés était publiée. Le 15 juillet 1967, les centres d’instruction militaire reçoivent pour 45 jours les étudiantes et les étudiants ainsi que les élèves des classes terminales des lycées. La fin de la période de formation, «l’apothéose, comme l’a décrite Larbi Oucherif, fut le début du rapprochement de la société et de son armée» et le prélude au Service national demandé par l’UNEA. Pour Larbi Oucherif, « l’année 1967 fut, sans conteste, l’année de l’UNEA en tant que courant démocratique dans la société, un pôle de modernité et de progrès, de solidarité nationale et internationale ».
M’hamed Rebah