Berrakaâ Keddar, un parcours exemplaire inachevé

Mouvement étudiant

Le 24 février 1971, alors que le président Houari Boumediene annonçait le contrôle par l’Algérie de ses ressources en hydrocarbures (le fameux «qararna!», «nous avons décidé!», expression de la souveraineté nationale), des responsables de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA) se trouvaient en prison, et d’autres, recherchés par la police, étaient obligés de se cacher pour éviter l’arrestation et poursuivre, en clandestinité, leurs activités syndicales.

Ils payaient ainsi leur attachement à l’autonomie de l’organisation estudiantine et à son fonctionnement démocratique au service des intérêts des étudiants mais également au service des orientations de progrès dans le pays. Le volet «unitaire» de cette position – soutien aux mesures de progrès – dérangeait ce que l’on appelait la «droite réactionnaire», qui avait la mainmise sur le FLN, parti unique au pouvoir. Et le volet «indépendant» – intransigeance sur les libertés démocratiques et syndicales – n’avait pas les faveurs des «progressistes», au sein de ce pouvoir qui, finalement, toutes tendances confondues, n’admettait pas que l’UNEA soit «l’organisation des étudiants et d’eux seuls», une formule proclamée avec insistance par ses dirigeants. Le «pouvoir révolutionnaire», comme il se qualifiait à l’époque, voulait que l’UNEA rentre dans le rang, c’est-à-dire qu’elle se soumette à l’autorité du FLN, pour participer à la bataille du développement économique, la seule, selon le Président Houari Boumediene, à être menée. Cette conviction l’a conduit à lancer, en janvier 1970, le premier Plan quadriennal, 1970-1973, motivé par la volonté de construire une économie nationale moderne et indépendante, dans le but de permettre à chaque Algérien de vivre dans des conditions décentes, autrement dit : créer les conditions de la sortie du sous-développement à court terme, au bout de la décennie suivante.
Toutes les décisions prises en 1970, s’inscrivaient dans cette perspective, aussi bien le contrôle par l’Etat algérien des intérêts économiques étrangers que l’arsenal répressif déployé contre la fraude fiscale et les transferts illicites de capitaux, et après, en 1971, les nationalisations dans le secteur des hydrocarbures (24 février), et les promulgations des chartes de la Révolution agraire (RA, 8 novembre) et de la Gestion socialiste des entreprises (GSE, 16 novembre). Dans cette bataille, le rôle dévolu au FLN, consistant à «orienter et mobiliser», à travers les organisations de masse, était plutôt défaillant. En 1970, le Parti unique avait sous sa tutelle les organisations des travailleurs (UGTA), des femmes (UNFA), des paysans (UNPA) et, dans la jeunesse, la JFLN et les SMA (Scouts), mais l’UNEA, qui avait, sur les autres, l’avantage d’être dynamique et représentative, lui échappait toujours, malgré l’acharnement, durant cinq ans, à la «caporaliser» (la mettre aux ordres du pouvoir), en combinant la répression et les tentatives d’installer des comités «fantoches» (non représentatifs) et de les imposer aux étudiants sans passer par les élections. En janvier 1970, la dernière opération de «reprise en main» de l’organisation estudiantine, à l’Université d’Alger, s’est terminée par un échec. Des assemblées générales d’étudiants ont été organisées par le Parti unique, dans le cadre de «la normalisation des activités de l’UNEA», sans résultat. Les étudiants font confiance à l’UNEA non reconnue officiellement, et élisent, sous son égide, leurs Comités renouvelés démocratiquement chaque année.
C’est ce qu’ils font à la rentrée 1970-1971, malgré une surveillance policière flagrante. Sitôt élus, les nouveaux Comités s’attellent à l’activité syndicale centrée sur leurs revendications : essentiellement l’amélioration des conditions de vie et d’études et le respect des libertés démocratiques. Les lycéens, également, sont actifs en cette rentrée scolaire : mouvement de grèves dans les lycées et manifestations dans les principales villes du pays. On a entendu parler d’une réunion tenue le 21 décembre 1970, à la veille des vacances d’hiver, au siège du FLN, entre Ahmed Kaïd, responsable de l’Appareil du parti unique, le ministre des Enseignements primaire et secondaire (Abdelkrim Benmahmoud), le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (Mohamed Seddik Ben Yahia) et le ministre de l’Intérieur (Ahmed Medeghri), pour «discuter des problèmes d’enseignement». Le lendemain, 22 décembre, les étudiants quittent les Universités et les cités universitaires pour rejoindre, un peu partout, leurs familles. Un moment propice à la répression contre les militants et les responsables de l’UNEA. Vers la fin décembre 1970, par un soir glacial, des individus en civil kidnappent le coordinateur du Comité de section UNEA d’Alger, alors qu’il sortait avec d’autres responsables, d’un petit restaurant, au centre-ville.
Un membre du Comité de section, Berrakâa Keddar, étudiant en 5ème année d’architecture à l’Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme (EPAU), présent sur les lieux, échappe à l’enlèvement en se glissant sous une voiture garée à côté, pour se cacher. Il reste étendu sur le sol mouillé et froid, en attendant que le danger passe, et il contracte ainsi une pneumonie qui va s’aggraver dans les semaines qui suivent, dans les conditions de la clandestinité à laquelle il est contraint. El Moudjahid du lundi 4 janvier 1971, jour de la reprise après les vacances d’hiver, annonce qu’«un groupuscule subversif a été mis hors d’état de nuire» en citant les noms de plusieurs étudiants de l’Université d’Alger qui ont été enlevés dans la rue, vers la fin décembre 1970, ou qui ont été arrêtés parce qu’ils faisaient partie de délégations de protestation. «D’autres personnes en fuite sont activement recherchées». Il y aura d’autres arrestations parmi les militants de l’UNEA, à Alger, Oran et Constantine. La reprise est marquée par une grève des étudiants, déclenchée dans les trois Universités (Alger, Oran et Constantine) pour protester contre les arrestations. Un communiqué du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique menace de sanctions les étudiants grévistes. Pour faire face à la grève, un Conseil interministériel sous la présidence de Houari Boumediene, a réuni le responsable de l’Appareil central du FLN, le Haut commissaire au service national, le Directeur général de la Sûreté nationale, et plusieurs ministres dont celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, ainsi que le wali d’Alger et les recteurs des Universités d’Alger, Oran et Constantine.
Parmi les mesures prises pour «la bonne marche de l’Université», la création d’un corps de gardes universitaires sous l’autorité des recteurs, et surtout l’incorporation anticipée des militants et responsables de l’UNEA arrêtés ou recherchés. Le 15 janvier 1971, est annoncée la dissolution de l’UNEA sous le prétexte fallacieux qu’elle «sert de couverture à un mouvement contre-révolutionnaire», la prétendue «preuve matérielle» étant constituée par un rapport interne du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) trouvé dans le cartable du coordinateur du Comité de section d’Alger de l’UNEA arrêté. Les activités de l’UNEA deviennent carrément illégales, mais elles sont maintenues. Le 24 février 1971, c’est en détention, pour ceux qui avaient été arrêtés, ou en clandestinité, pour ceux qui étaient recherchés, dont Berrakâa Keddar, que les militants de l’UNEA apprennent les nationalisations des hydrocarbures, qu’ils soutiennent. Les jours suivants, l’actualité politique nationale est marquée par les réactions aux nationalisations des hydrocarbures et par la bataille du «pétrole rouge», ainsi désigné par la France. L’actualité internationale est dominée par la guerre au Vietnam avec l’intensification des bombardements de l’aviation américaine qui deviennent quotidiens, au Nord, sur les villes, et, au Sud, sur les champs et forêts dévastés par l’agent orange, pour isoler les patriotes vietnamiens.
A Alger, sur la lancée du Festival panafricain de l’été 1969, une riche activité culturelle se développe malgré l’agitation de noyaux réactionnaires implantés particulièrement en milieu étudiant, qui tentent d’ailleurs de faire de l’Université un foyer de contestation de l’Etat moderne et de ses orientations de progrès. Au Théâtre national d’Alger, la Compagnie Antoine Vitez présente Andromaque, la pièce de Jean Racine, les 4, 5 et 6 mars, avec des matinées scolaires à 15h le jeudi 4 et le samedi 6 mars. Au Mouggar, les sections de sociologie et d’ethnologie de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université d’Alger, présentent le 2 mars, des projections de films (dont Hassan Ettero), «au profit d’un voyage d’études au Hoggar, dirigé par Youcef Necib et Farouk Benatia». Près d’une trentaine de cinémas projettent en plusieurs séances par jour des films en tous genres, dont certains passent au même moment dans les grandes villes européennes. La Cinémathèque d’Alger programme un cycle en hommage à Fernandel qui venait de décéder. La Société des concerts du Conservatoire d’Alger donne le samedi 6 mars à 21h, à la Salle Ibn Khaldoun, son 2ème concert symphonique (sous la direction de M. Boudjemia) avec au programme… Mozart. Les soutenances de thèses de doctorat de 3ème cycle sont annoncées dans la presse. Dans cette ambiance, l’UNEA continue d’agir sous l’impulsion de ses responsables en clandestinité, parmi lesquels Berrakâa Keddar, affaibli par une pneumonie qui finira par l’emporter le dimanche 7 mars 1971, à l’âge de 25 ans.
L’inhumation de Berrakâa à Aïn Défla, sa ville natale, organisée avec l’aide de la famille Embarek, a été suivie par une foule considérable ; outre ses proches et des habitants d’Aïn Défla, de nombreux étudiants et étudiantes sont venus d’Alger, ainsi que d’autres personnes qui voulaient ainsi manifester leur solidarité avec l’UNEA. Son père Ahmed Keddar, ancien membre du Comité central du Parti communiste algérien (PCA), a évoqué Berrakâa en ces termes : «Au cours de la rédaction de mes mémoires, les étudiants viennent me rappeler par la voie du journal «El Moudjahid» que j’ai un enfant, leur camarade, Keddar Berrakâa, mort pour la démocratie et le socialisme. Quelle joie pour moi, il vient de renaître pour toujours, moi qui avais l’intention d’en parler dans mes mémoires, tant de lui que de ses frères, Mohamed et Belkacem, morts au champ d’honneur. Je voulais en parler beaucoup. Beaucoup, pour que la voix des morts soit entendue, mais maintenant, je suis satisfait et ces quelques lignes suffisent puisque les combattants pour la justice, le bien-être, la liberté et la démocratie restent vivants dans la mémoire de leurs compagnons». Enfant, Berrakâa a eu à prendre très tôt des responsabilités familiales en l’absence de son père arrêté par l’armée d’occupation coloniale en juin 1955, et de ses trois frères aînés qui ont rejoint l’Armée de libération nationale (ALN) dont deux sont tombés au champ d’honneur.
La famille Keddar élargie a eu 20 martyrs durant la Guerre de libération nationale. Ces circonstances particulières ont certainement forgé la personnalité de Berrakâa qui a vite montré une combativité exemplaire dans son activité militante. Il était rentré à l’Enaba (Ecole nationale d’architecture et des beaux-arts) comme étudiant en architecture, en octobre 1965. Il incarnait parfaitement la qualité exceptionnelle des relations humaines entre les militants de l’UNEA et dans leurs rapports avec les étudiants. Berrakâa a été de toutes les luttes de l’UNEA, pour la démocratie et pour la défense des intérêts matériels et moraux des étudiants, contre les forces obscurantistes qui émergeaient déjà à l’Université ; il était dans toutes les manifestations de solidarité avec les peuples en lutte pour la liberté et l’indépendance, au Vietnam, en Palestine et dans les pays africains colonisés. Toujours au milieu des étudiants, il intervenait à chaque occasion, pour expliquer et mobiliser. C’était un homme de conviction, courageux, très généreux et sociable.
Plusieurs de ses camarades ont appris la disparition de Berrakâa, alors qu’ils étaient en clandestinité ou en prison. «Le choc fut d’autant plus terrible que nous ne pouvions ni l’accompagner à sa dernière demeure ni rencontrer ses proches», se rappelle l’un d’eux, qui n’a pu rendre visite à sa famille que lors de la première permission du Service National, après son incorporation anticipée, soit près d’une année plus tard. «J’ai encore en mémoire l’accueil émouvant et très digne du père de notre ami». Un ancien membre du Comité exécutif de l’UNEA garde intact le souvenir de Berrakâa : «A la pointe de la lutte étudiante, fraternel, souriant, meneur d’hommes par le seul exemple. Nous n’avions pas seulement de l’estime et du respect pour lui, nous l’aimions tous».
M’hamed Rebah