Dans l’Europe des siècles passés

Chants populaires

Il nous a été donné de parler des esclaves noirs en Amérique qui ont inventé le jazz et le blues dans les champs de coton où ils ont trimé sous la menace et sans avoir jamais été payés par les exploiteurs européens qui avaient conquis le Nouveau Monde.

En Europe, du XVIIIe et du XIXe siècle, des situations d’exploitation de l’homme par l’homme ont marqué la vie des masses laborieuses, représentant l’écrasante majorité de la population pour l’enrichissement des riches bourgeois dont le but était d’accroître leurs capitaux. Les ouvriers n’avaient à l’époque aucun droit à la retraite, à une pension d’invalidité en cas d’accident, au congé de détente, au week-end. Lorsqu’ils tombaient malades du travail, ils étaient renvoyés et remplacés sans indemnité.

Que restait-il à ces pauvres exploités appelés les «sans culottes» ?
Chanter pour se soulager mutuellement, espérer un avenir meilleur, dire toute leur colère à défaut d’être reconnus ou défendus. Des chansons pour défendre des causes légitimes. A la manière des esclaves noirs qui extériorisaient leurs souffrances, dans les plantations en Amérique, par des chansons qu’ils composaient au fil des générations, les ouvriers des entreprises européennes composaient aussi des paroles pour exprimer les épreuves difficiles qu’ils subissaient dans l’anonymat et l’indifférence générale. Georges Coulonges a réuni un recueil de chants d’ouvriers de l’époque pour les publier aux éditions Messidor.
Quelquefois, il suffit de quelques extraits pour avoir une idée du contenu d’un ensemble de compositions. Ces quelques lignes sont là en guise d’illustration : «Lorsque les pauvres sans culottes, pour eux, tombent sanglants et nus, ils planent dans leur redingote, les trop connus». Les ouvriers chantaient pour tromper la vigilance des patrons qui ignoraient totalement leurs conditions de vie. Semblables aux hymnes nationaux, ces chansons servaient à la sensibilisation, à faire entendre des voix qui en disaient long sur le silence des masses travailleuses, unir pour des idéaux et être reconnus comme des humains, eux, condamnés à l’humiliation au quotidien.
Louise Michel qui a défendu les opprimés lors de la Commune de Paris avant de se retrouver déportés en Nouvelle-Calédonie a constitué un assez copieux recueil de chants et légendes qu’elle a appelés canaques, mais qui font allusion à tous les exclus des sociétés capitalistes et régimes colonialistes, comme les Algériens qu’elle a retrouvés dans cette grande île de l’océan Pacifique après qu’ils ont été envoyés là pour avoir participé activement au soulèvement d’El Mokrani.

Des chants idéologiquement marqués et devenus historiques
Pourquoi le sont-ils ainsi ? C’est parce qu’ils sont porteurs de messages forts à caractère revendicatifs et ce, à l’image de cet extrait perçu comme le prélude au livre les Damnés de la terre de Frantz Fanon : «Nègre à l’usine/Forçat de la mine/îlot du champ/lève-toi, peuple puissant/ouvrier, prends la machine/Prends la terre, paysan !». Que de messages ont été véhiculés pour être immortalisés par ces chansons récupérées par l’écriture après avoir été composés par des maîtres du verbe. Il faut se donner au moins la peine de les lire avec attention pour se rendre compte des valeurs anciennes et d’une longue histoire que nul n’a le droit d’oublier. Beaucoup de ces chansons sociales sont restées bien conservées pour leurs strophes à caractère mélodramatique. Elles semblent avoir été composées par des hommes ou femmes qui ont vécu dans leur chair et leur âme cette réalité insupportable, voire inhumaine d’un temps.
Que de belles chansons restent encore d’actualité pour leurs thèmes intemporels. C’est pourquoi dans la plupart des langues les plus répandues au monde, on les fait chanter même par des enfants devant apprendre à aimer tous les hommes et les femmes qui exercent au profit de tout le monde, des métiers qui usent tout en étant mal payés. On leur fait chanter la chanson du travailleur de la terre, mais d’un travailleur qui ne vit que du prix de son travail, ou du semeur et qui dit dans la chanson qu’on lui a composée : «Je sème du blé, qui le mange ?/Est-ce encore le corbeau vorace ?/Celui qui revient tous les ans/Se faire la panse bien grasse/ Avec le blé des pauvres gens».
Abed Boumediene