«Face au poids de certains lobbies qui ne veulent pas d’une relation apaisée, la France et l’Algérie doivent avoir une vision commune de leur devenir»

Pr Abderrahmane Mebtoul

Depuis des années, l’épanouissement de la relation «stratégique approfondie» entre l’Algérie et la France est systématiquement entravé, pour des «raisons» obscures, chaque protagoniste paraîssant s’évertuer à revendiquer le titre de champion de la maladresse. L’annulation de la visite du PM Jean Castex en Algérie en est un triste exemple de plus…

Le report de la visite du Premier ministre français Jean Castex en Algérie, qui devait permettre de relancer la coopération entre l’Algérie et la France, a été compromis par de puissants lobbies qui, selon les propos de l’ambassadeur d’Algérie en France, ne veulent pas d’une relation apaisée entre l’Algérie et la France. Ayant reçu à sa demande une importante personnalité française à Oran, il y a deux mois en tant qu’expert international indépendant, les autorités algériennes ayant été averti, nous avons eu un long entretien sur des sujets sensibles outre la situation économique de l’Algérie et les perspectives déterminant, thème que j’ai abordé d’ailleurs à l’invitation de la fondation allemande Friedrich Ebert et de l’Union européenne en vidéoconférence le 31 mars 2021, où j’ai demandé des éclaircissements sur des sujets sensibles.
Ont été abordés, sans tabou : le devoir de mémoire, indispensable pour consolider des relations durables entre l’Algérie et la France (voir notre contribution à Afrik Economy du 24 mars 2021 : «Reconnaître le fait colonial afin de dépassionner les relations entre l’Algérie et la France») chaque pays ayant un agenda propre – l’élection présidentielle en France se fera dans une année, et le renouvellement de l’APN en juin 2021 pour l’Algérie ; la décontamination nécessaire à la suite des essais nucléaires français, où la responsabilité française est entière, comme cela a été souligné récemment par le chef d’État major de l’ANP, et une position conforme aux résolutions des Nations unis concernant le Sahara occidental. Les questions sensibles étant évoquées, venons-en aux arguments plaidant en faveur du rapprochement entre l’Algérie et la France.

Des relations économiques fortes, mais avec une belle marge de progression
En dépit des relations politiques mouvementées depuis de longues décennies, l’Europe via la France demeure le premier partenaire de l’Algérie, mais les échanges restent loin d’un optimum possible, comme en témoigne la structure du commerce extérieur du pays pour 2019 et les 11 premiers mois de 2020. En 2019, la France était le 1er client de l’Algérie (14% du total), devant l’Italie (13%) et l’Espagne (11%). La Chine était en 2019 le 1er fournisseur de l’Algérie (avec une part de marché de 18%), suivie par la France (10%) et l’Italie (8%). Pour 2020, sur la liste des pays fournisseurs de l’Algérie, la France occupe la première place parmi les pays de l’UE avec 10%, suivie de l’Italie (7%), de l’Allemagne (6,5%) et de l’Espagne (6,2%) contre 17% pour la Chine. En matière d’exportations, l’Italie est le premier client de l’Algérie avec un taux de 14,5% suivie de la France (13,7%) et l’Espagne (10%) contre 9% pour la Turquie et 5% pour la Chine.
Pour les 11 premiers mois de 2020, selon les statistiques douanières, la Chine est premier fournisseur avec 16,91%, suivie de la France 10,72% (3,36 milliards de dollars), l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne avec respectivement 7,03%, 6,27% et 6,23%. Concernant les clients, nous avons l’Italie avec 14,50%, la France 13,68% (2,94 milliards de dollars), l’Espagne 9,10%, la Turquie 8,81% et la Chine 5,14%. Par zone géographique, l’Europe demeure le premier partenaire avec 51,50% suivi de l’Asie et l’Océanie 33,17%. Avec l’Afrique, les échanges sont dérisoires : les importations représentent 2,76% pour l’Afrique septentrionale, 0,48% pour l’Afrique subsaharienne et pour les exportations 7,61% pour l’Afrique septentrionale et 0,80% pour l’Afrique subsaharienne.
Pour les données récentes, selon les statistiques douanières du 5 avril 2021, la Chine est le principal exportateur de l’Algérie avec une part estimée à 18,33% de la valeur totale des importations, suivie de la France (9,72%), de l’Allemagne (6,88%), de l’Italie (6,25%) et de l’Espagne (5,70%). Pour les exportations, l’Italie est en tête avec une part de 17,45%, suivie par la France (15,48%), la Turquie (15,25%), l’Espagne (8,88%) et les Pays-Bas (5,47%). Face à ces données du commerce extérieur, il faut reconnaître que les relations économiques entre l’Algérie et la France, malgré des discours de bonnes intentions, sont loin des attentes entre les deux pays, se limitant essentiellement aux hydrocarbures pour la partie algérienne, les services notamment bancaires, l’agroalimentaire, les produits pharmaceutiques et les produits issus de l’industrie automobile pour la partie française, alors que les potentialités sont énormes. La France dans bon nombre d’affaires en Algérie est devancée par l’Italie et la Chine, qui prennent des parts de marché de plus en plus importantes.

L’Algérie reconnue comme acteur stratégique au niveau régional
Mais les relations ne se limitent pas aux aspects économiques, l’Algérie étant considérée comme un acteur-clé pour la stabilité de la région méditerranéenne et africaine. Dans plusieurs rapports entre 2018/2020, les autorités tant américaines que françaises ont tenu à souligner qu’avec les tensions au niveau de la région qui influent par ricochet, sur l’Europe, les autorités algériennes contribuent à la stabilisation de son voisinage immédiat, notamment au Sahel, et que l’Algérie demeure un acteur-clé au niveau régional. L’effort continu de modernisation des équipements, ainsi que les nombreux effectifs de sécurité dont l’Algérie dispose, ont permis au pays de contrer de façon efficace les menaces terroristes, notamment avec les crises libyenne et malienne.
Dans le domaine économique, tous les pays, tout en respectant les accords internationaux, protègent une partie de leur production nationale grâce à l’État stratège et régulateur en économie de marché, pouvant détenir des minorités de blocage dans des segments stratégiques, à ne pas confondre avec le retour à l’État gestionnaire de l’ex-économie soviétique, comme le montrent les décisions récentes de bon nombre de pays développés et émergents, avec l’impact de l’épidémie du coronavirus. Dans ce cadre, l’Algérie entend lever les obstacles à la règle des 49/51% qui bloque l’attrait de l’investissement étranger ainsi que la lutte contre la bureaucratie et la corruption qui freinent l’attrait de l’investissement, tant local qu’étranger. Sur le plan énergétique, au travers du GNL et des canalisations Medgaz et Transmed, l’Algérie est un acteur stratégique pour l’approvisionnement en énergie tant de la France que de l’Europe (voir sur ce sujet nos interviews à l’American Herald Tribune du 28 décembre 2016, et différentes contributions sur le site AfricaPresse.Paris, et à la télévision américaine Al Hurra, le 10/8/2020).
L’essentiel pour l’Algérie est de favoriser une accumulation de savoir-faire managérial et technologique, grâce à un partenariat gagnant-gagnant, l’État pouvant détenir des minorités de blocage pour des segments stratégiques, l’objectif étant une valeur ajoutée interne positive. Et ce afin de mettre fin à la faiblesse du tissu productif en Algérie, l’économie algérienne étant une économie foncièrement rentière : 98% d’exportations sont issues d’hydrocarbures brut et semi-bruts, et plus de 80% des besoins des entreprises et des ménages sont couverts par les importations. Mais ne soyons pas utopistes ! Dans la pratique des affaires, il n’y a pas de fraternité, de sentiments et l’Algérie doit privilégier uniquement ses intérêts, comme c’est le cas de la France, car les opérateurs – qu’ils soient arabes, algériens, chinois, français ou américains – étant mus par la logique du gain, ils iront là où les contraintes sociopolitiques et socio-économiques sont mineures, leur objectif étant de réaliser le profit maximum. Aussi, il faut être conscient que les nouvelles relations internationales ne se fondent plus essentiellement sur des relations personnalisées entre chefs d’État ou ministres, mais sur des réseaux décentralisés, par l’implication des entreprises et de la société civile qui peuvent favoriser la coopération.

L’Algérie, futur pays pivot de l’espace euro-méditerranéen et africain
Sous réserve d’une meilleure gouvernance, de la valorisation du savoir–richesse bien plus importante que toutes les réserves d’hydrocarbures – et de la levée des contraintes d’environnement, ainsi qu’avec une plus grande visibilité et cohérence de sa politique socio-économique, et en évitant l’instabilité juridique et monétaire, l’Algérie a les potentialités pour passer d’une économie de rente à une économie hors hydrocarbures et devenir un pays pivot au sein de l’espace euro-méditerranéen et africain (cf. notre interview à American Herald Tribune, 2018). L’attractivité du marché algérien découle des avantages comparatifs suivants : la proximité géographique des marchés potentiels d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient ; la taille du marché intérieur estimée à plus de 44 millions de consommateurs ; des richesses naturelles importantes ; des ressources humaines ; un endettement extérieur inférieur à 6 milliards de dollars ; des réserves de change – bien qu’en baisse – de 42 milliards de dollars à la fin de 2020 ; une dette extérieure faible inférieure à 6 milliards de dollars… Aussi, n’oublions pas le nombre de résidents d’origine algérienne dans le monde, et notamment en France.
Quel que soit le nombre, la diaspora est un élément essentiel du rapprochement entre l’Algérie et la France, du fait qu’elle recèle d’importantes potentialités intellectuelles, économiques et financières. La promotion des relations entre l’Algérie et sa communauté émigrée doit mobiliser à divers stades d’intervention l’initiative de l’ensemble des parties concernées, à savoir le gouvernement, les missions diplomatiques, les universités, les entrepreneurs et la société civile. Cependant, en cette ère de profondes mutations géostratégiques, économiques, sociales, cultuelles au niveau mondial, avec la consolidation des grands espaces, il est dans l’intérêt de tous les pays du Maghreb d’accélérer l’intégration économique, étant suicidaire de faire cavalier seul, si l’on veut attirer des investisseurs potentiels intéressés non par des micro-espaces, mais par un marché de plus de 100 millions d’habitants.
Dans une contribution parue le 28 avril 2011 à l’Institut français des Relations Internationales (IFRI) de Paris, France sous le titre «La coopération Europe/Maghreb», j’avais mis en relief que les échanges intra-maghrébines ne dépassaient pas 3%, les résultats mitigés du processus de Barcelone, posant l’urgence d’une nouvelle conception des relations internationales. J’ai soutenu que le format qui me semblait le plus à même d’être opérationnel à moyen terme au niveau de la Méditerranée occidentale est l’espace des 5+5 + Allemagne, afin de réaliser une prospérité partagée conciliant développement et démocratie en tenant compte des anthropologies culturelles et grâce à la société civile (réseaux décentralisés) qui, à côté des États et des institutions internationales, sera le vecteur dynamisant au XXIe siècle.
(A suivre)
Professeur des universités, expert international Dr Abderrahmane Mebtoul