Kateb Yacine et les évènements du 8 Mai 1945

Littérature et Histoire

Cette écriture unique au monde a pris forme le 8 mai 1945, événement déterminant pour l’Algérie et pour l’homme de plume qui venait de découvrir en lui les prémices d’une vocation de romancier et de dramaturge moderniste, mais avec un esprit à la fois inventif et prolifique.

Pour qu’un phénomène se produise, il faut un facteur déclenchant. Ce qui l’a été pour Kateb Yacine avec les évènements de 1945 auxquels il avait pris une part active, ce qui lui a causé l’exclusion du lycée de Sétif où il avait été un brillant élève prédestiné à des études de haute qualité. Kateb a préféré le parti des héros que celui des embusqués. La suite, fruit d’un concours de circonstances, nous incite à dire qu’a quelque chose, malheur est bon. Tout le monde sait dans les pays ex colonisateurs et colonisés, que le 8 mai a été de la victoire sur l’Allemagne nazie, après six années de guerre atroce ayant entraîné des millions de morts dont beaucoup d’Algériens enrôlés de force par la France pour faire une guerre qui ne les concernait pas, avec la promesse d’une reconnaissance en cas de victoire, mais le retournement de situation fut tels que les Algériens ont fini par comprendre que ces droits élémentaires comme le droit à la liberté, à l’autonomie à la dignité devaient être arrachés. C’est en revendiquant en mai 1945 ces droits que les Algériens de Sétif, Guelma, Kherrata ont subi à la répression sanglante de la police, la gendarmerie, l’armée coloniale.
La manifestation de rue pourtant légitime a été suivie de massacres inexcusables. Ce triste événement a été marqué par la mort de 45 000 nationaux mais ce n’était que le prélude à la guerre de libération nationale, certaine quant à son issue. Pour Kateb, c’était le point de départ à un itinéraire qui allait le conduire à une consécration digne des plus grands écrivains révolutionnaires et c’en était un malgré des obstacles dressés par des individus manipulés, ou réfractaires à toute idée de remise en question positive. L’histoire de l’Algérie qui a porté gravement les stigmates de cet événement déclenchant d’un mouvement de libération décisif, était désormais devenue l’objet d’une quête continue pour Kateb qui, au lendemain de son exclusion du lycée et de la répression aveugle du système colonial, avait acquis une conscience politique. En 1946, il a fait une conférence à Paris sur l’Emir Abdelkader. En parcourant le monde, il avait rencontré de grands hommes de la politique ou du théâtre comme Ho Chiminh, Bertolt Bucht. Il s’est consacré longuement à la littérature de la Grèce antique ainsi qu’à celle des Anglo-saxons. Ainsi, il s’était forgé une personnalité.
Avant que «Le cadavre encerclé» n’ait pris forme Ceci dans une écriture originale qui a donné naissance à une trilogie : deux tragédies et une comédie dont les personnages sont porteurs de marques d’une longue histoire ; ils ont été choisis pour jouer des rôles essentiels. Dans «Le cadavre encerclé», Nedjma, Lakhdar, Hassan, Tahar, Marguerite occupant le devant de la scène comme porteurs d’images de la diversité sociale et les fortes connotations de chaque nom. Le père de Marguerite est arrivé en Algérie pour une mission devant servir le système colonial répressif quant à l’autre femme, pour qui connaît la vie de Kateb, elle doit être sa mère devenue folle, à cause des évènements de 1945 qui ont bouleversé la société algérienne et la famille Kateb en a subi un coup dur. Mais, en réalité, à quelque chose malheur est bon, l’errance pour Kateb Yacine a été bénéfique, tout de suite après son exclusion du lycée, il s’est livré à un travail d’investigation dont les résultats ont été fructueux.
A la faveur de ses prédisposions naturelles, de son intelligence exceptionnellement performante, ses lectures du théâtre de la Grèce antique, de la littérature à valeur universelle, comme les romans ainsi que ses investigations à la manière d’un archéologue averti, lui ont apporté les matériaux nécessaires à l’élaboration de Nedjma et de la trilogie théâtrale : «Le cadavre encerclé», «La poudre d’intelligence», «Les Ancêtres redoublent de férocité». La première est une tragédie consacrée aux évènements du 8 mai 1945, au cours desquels à Sétif ainsi qu’à Guelma et à Kherrata, 45 000 Algériens sont tombés sous les balles de l’armée coloniale, de la police et de la gendarmerie de l’administration française. Le seul tort des manifestants nationaux était de marcher pour des revendications légitimes : l’indépendance. La deuxième est une comédie dont la substance est d’origine populaire, des histoires et légendes du patrimoine algérien, en majorité du légendaire Djeha.
La troisième est bien plus complexe, il s’agit d’une tragédie constituée, après avoir été conçue intelligemment, d’éléments du patrimoine culturel comme le culte de l’invisible, le mythe du vautour tournant au-dessus des vivants, depuis la nuit des temps, il semble que cet oiseau soit représentatif de l’omniprésence des ancêtres. Cette tragédie qui s’intitule « Les Ancêtres redoublent de férocité » doit être jouée pour être mieux décryptée. A la redécouverte des mythes anciens Kateb Yacine avait pris conscience de la répression et de l’exploitation outrageuse et inhumaines de l’administration coloniale. Il s’est rendu au lendemain du 8 Mai 1945 aux sources de l’histoire et il a erré utilement en quête des mythes populaires, indicateurs des origines. On le retrouve dans l’antique Carthage et à l’île de Djerba, ces deux sites anciens ont vu passer Homère qui avait la conviction que l’Iliale de l’Odyssée d’Ulysse étaient partis de là. Donc, la Tunisie a été considérée comme le point de convergence des mythes et cultures de la méditerranée marquée aussi par le mythe de l’Atlantide.
Il s’agit des mêmes légendes et mythes qui ont inspiré les Amrouche, écrivains de toutes les générations. A Djerba, Kateb a découvert des Noirs originaires du Soudan, transplantés là à des époques déterminées de l’histoire de la Méditerranée. Dans cet extrait, Kateb dit : «Le long des haies, vers l’unique fontaine des ombres glissent, porteuses d’eau, certaines sont les Soudanaises, filles d’esclaves qui continuent à servir les mêmes puissantes familles, sont durement traitées, ne reçoivent aucun salaire -out juste nourries- ne dorment pas toujours sur la peau de mouton réservées aux domestiques. Elles passeront ainsi toute leur vie, si elles ne sont pas mariées, à un affranchi qui leur rendra leur dignité».
Abed Boumdiene