Un art, une tradition ancienne

Chants religieux ou patriotiques

« Je voudrais que mes phrases soient écrites pour toujours », disait Hemingway. Il aspirait à écrire des livres vrais, qui resteraient en nous à tout jamais.

Il s’agit d’œuvres composées dans un langage particulier ou commun et destinées à un public intéressé. Les chants sont à caractère religieux ou patriotiques. Quant aux romans, ils se présentent de manière inhabituelle : écrit avec «je» de la première personne mais qui renvoie à plusieurs locuteurs, d’où le qualificatif polyphonique. On n’entend pas parler de polyphonie bien que les chants exécutés par un ensemble existent chez nous depuis la nuit des temps. Que de fois avons-nous entendu, de nos jours des femmes et des hommes, chanter en chœur des chants religieux à l’occasion d’évènements divers : fêtes, cérémonies funèbres.
Les hommes, ont coutume de chanter ensemble, mais dans des circonstances particulières et combien ils occupent leur place au sein du public. Concernant le roman la polyphonie a un tout autre sens. Il signifie roman à plusieurs voix qui ne parlent pas en même temps mais interviennent en des temps déterminés pour apporter chacune un plus d’informations en vue d’éclairer les lecteurs soucieux d’aller droit au sens.

Les chants polyphoniques
Cela a existé depuis la nuit des temps dans les sociétés à fortes traditions culturelles. Lorsque les femmes unissent leurs voix pour chanter c’est pour répondre à un besoin de paroles élevées par un groupe d’entre elles pour porter haut et fort un message à l’adresse des malheureux qui ont besoin d’être réconfortés. C’est le cas des femmes d’une même agglomération ou d’un village unies par un même destin et qui chantent pour défendre une cause ou mieux pour marquer leur solidarité vis-à-vis de ceux ou de celles qui sont frappés par un malheur. Et ces derniers qui traversent une période d’épreuve difficile se sentent soulagés. Par exemple lorsque quelqu’un est en deuil parce qu’il vient de perdre un être cher, ces femmes vont en groupe chanter des chants religieux dans la maison du défunt pour partager la douleur de la famille endeuillée. Ceci est conforme à une coutume ancienne.
Dans toute société traditionnelle il y a toujours eu des femmes pour composer des paroles pour des chansons de circonstances, il s’agit généralement de femmes douées pour la versification. Elles ont passé leur vie à apprendre des poèmes chantés et de ce qui constitue textes de l’oralité si bien qu’elles sont devenues les gardiennes de la tradition. Dans l’ancien temps des groupes de femmes allaient en procession en chantant des chants religieux en allant en visite dans les mausolées de saints, de la même importance que sidi Aberrahmane d’Alger. Chez les hommes, c’est pareil mais pour d’autres occasions. Ils chantent quand ils ont une corvée importante, celle de faire rouler les deux meules de moulin à huile jusqu’à l’endroit où doit être installé un nouveau moulin. Comme ces meules pèsent très lourd, au moins trois à quatre quintaux chacune, on s’en occupe l’une après l’autre. ; sur du plat on la fait rouler facilement, mais sur un terrain accidenté et un chemin en pente raide, c’est compliqué.
Il faut beaucoup d’hommes capables de tirer avec des cordes à l’arrière et beaucoup d’hommes capables de tirer en avant. Et ainsi jusqu’à l’arrivée. Pendant tout le temps consacré à la corvée colossale les hommes chantent en chœur des chants religieux invoquant Dieu pour se donner du courage et créer un climat d’enthousiasme. Les hommes, jeunes et vieux chantent à tue-tête pour une œuvre d’intérêt publique : transporter bénévolement le matériel lourd d’un moulin appartenant à celui qui en a fait l’acquisition, aider quelqu’un d’autre à rentrer sa récolte ou quiconque fait un travail nécessitant beaucoup de main d’œuvre. Les hommes chantent des chants anciens et transmis par l’oralité de génération en génération comme dans tous les peuples à longues traditions où les groupes d’hommes et de femmes exécutent de vieux airs du pays, c’est le cas de la Corse où les hommes unissent leurs voix pour chanter l’amour du pays, la solidarité nationale et d’autres thèmes qui prônent l’union.

La polyphonie dans le roman
Cette polyphonie est omniprésente dans le roman. Il s’agit d’une forme de récit où l’univers est présenté aux lecteurs à travers une multiplicité de voix qui exclut le point de vue centralisateur et qui donne aux textes les deux qualités qui lui permettent pertinent : l’unité et la cohérence. Ces voix multiples traitent des mêmes problèmes dans un rapport de complémentarité. Pour concrétiser ce système à plusieurs voix dans un roman, on peut citer comme exemple «Nedjma» de Kateb Yacine dont chaque personnage est un participant comme narrateur : Nedjma, Lakhdar, Mustapha, Améziane, le professeur du lycée, la fille d’un colon, et beaucoup d’autres. Chacun intervient pour apporter un plus d’informations au récit. Ce qui rend le roman plus complexe dans sa structure, c’est le fait qu’il n’y ait pas de chronologie et le contenu échappe si l’on n’y prend garde. Beaucoup de lecteurs, parmi les plus avertis se soit laissés aller au découragement pour n’avoir pu suivre la trame du roman de Kateb.
Toujours de Kateb, «Le Polygone étoilé» est un chef d’œuvre dans la littérature où chaque personnage est une voix, c’est-à-dire un locuteur ayant sa place importante dans le récit. Son père, sa mère aussi sont des participants actifs et ce, d’autant plus qu’il s’agit de personnes lettrées. Si les voix peuvent se substituer les unes aux autres, elles peuvent aussi fusionner, parler simultanément et dans un même énoncé. Il arrive que cette simultanéité soit trop apparente par le nombre de «je» désignant tous les locuteurs qui ont pris la parole et ceci est courant dans les romans de Taos Amrouche comme «Rue des tambourins» ou «L’Amant invisible» où le nombre de «je» est impressionnant, il renvoie à autant de locuteurs.
Il faut lire avec beaucoup de concentration pour comprendre à chaque fois qui parle, pour qui et pourquoi ? Le récit est relayé par plusieurs interlocuteurs racontant chacun une tranche d’histoire, à sa manière, selon un angle de vue particulier et son style personnel. Le récit se fait ainsi à plusieurs voix. Les lecteurs peuvent alors les percevoir sous des aspects diversifiés. Il existe aussi des romans où l’auteur délègue un narrateur à l’intérieur du roman pour faire le récit des évènements qui doivent étoffer le roman. C’est une voix de narrateur qui s’ajoute à celle de l’écrivain, autrement dit, il s’agit de l’écrivain et de son double, une forme de polyphonie à deux voix. Les deux voix alternent ou se superposent tout au long du récit, dans un rapport de contradiction ou de parfaite concordance des idées. Cela devient plus intéressant s’il y a discordance des voix multiples. On débouche alors sur une forme de théâtralisation du roman. C’est un genre de roman qui intéresse le public des lecteurs.
Abed Boumediene