Par sa fonction et son ancienneté, il occupe une place centrale

L’artisan est la mémoire d’un quartier ou d’une agglomération

Il s’agit de l’artisan qui a vécu au milieu de son public, qui a beaucoup d’estime pour lui en raison des services rendus à tout le monde, depuis des décennies, et qui a permis que son échoppe soit un lieu d’échange.

Ainsi va la tradition, dans une localité où l’artisan occupe une place centrale parce qu’il est ancien, que tout le monde a une grande estime pour lui, qu’il a toujours fait un travail satisfaisant à tous ceux qui le lui ont demandé et pour un prix raisonnable. Et les liens d’amitié entre la population et l’artisan, sont des liens fondés sur le respect réciproque et un esprit de bonne moralité. De ce fait, l’artisan a toujours répondu présent pour des travaux d’intérêt général. En somme l’estime, ça se mérite et être de bonne moralité compte énormément. Si c’est un cordonnier, il doit être avant tout un bon artisan sachant travailler pour satisfaire ses clients.
Et les qualités que ceux-ci admirent le plus, c’est la ponctualité et l’honnêteté. Savoir être là pour le respect de la parole donnée, rendre un travail fait soigneusement à une date fixée, ne pas être trop demandeur vis-à-vis des petites bourses, qualités fort appréciées par les plus modestes. Et parmi les artisans sachant se rendre utiles à tous, c’est aussi le bon menuisier qui répond présent à chaque fois qu’on lui demande de menus travaux : une planche à raboter ou à scier, un tabouret de cuisine sur mesure, une petite table etc.. On a souvent besoin des services du menuisier qui, en retour essaie de se rendre utile pour le plaisir et non par intérêt. Dans l’ordre d’importance, le coiffeur occupe une place non négligeable, il coupe les cheveux à tous ceux qui le désirent dans un local assez grand pour contenir beaucoup de monde. De plus, le bon coiffeur pour l’ensemble, c’est celui qui accepte que la plupart se regroupent chez lui, par mauvais temps.

Rencontrer les autres et échanger avec eux, chaque jour, est une thérapie
L’artisan est supposé être l’un des plus anciens parmi ses concitoyens, pour ne pas dire le doyen qui a toujours été à l’écoute de tout le monde depuis longtemps. Il a appris à connaître les bons et les mauvais, parce que vu le métier qu’il exerce, il connaît presque toute la population, les hommes et aussi les femmes quand il s’agit du cordonnier. Il mémorise à peu près tous les évènements concernant la collectivité et les mésaventures qu’il a vécues avec les plus mauvais, les uns lui ont menti sur un tas de choses, d’autres l’ont escroqué, mais la vie est longue, dit-il quand il se met à raconter. Et ayant vécu pendant quatre ou cinq décennies, il a fini par connaître l’histoire de toutes les familles, particulièrement les plus influentes. Il a surtout appris énormément par les discussions au fil du temps à son lieu de travail.
Durant des années, des gens de toutes catégories et de toutes les générations passaient leur temps dans échoppe à palabrer de tout, de l’actualité, des faits et évènements historiques qui ont le plus marqué des familles, des anecdotes drôles qui ont fait rire des générations ; bref, c’est tout le vécu collectif ancien et actuel qui ressort à chaque discussion et dans le sens de l’enrichissement. Le parler local développe ses affinités mettant toujours en relief les tournures particulières qui en disent plus long que l’on pense, les images métaphoriques exprimant des sous entendus ou des non dits que seuls les participants aux débats publics du salon de coiffure, de l’échoppe du cordonnier, de l’atelier de l’ébéniste saisissent au vol, là où les discussions vont bon train sur des sujets divers, cela se ressent comme un soulagement dans la mesure où ceci permet à chacun de s’extérioriser et d’atténuer les tensions.
Le tait d’avoir pu dire ce qu’on ne peut garder intérieurement ; quand on a des idées nouvelles intéressant la communauté, on éprouve du plaisir à les transmettre pour faire avancer la pensée collective et de mieux comprendre la complexité des problèmes quotidiens en faisant l’effort de leur apporter des solutions. Le chromo a de tout temps pesé sur la conscience et la diversité des idées permet de répondre à cette soif d’ouverture et d’épanouissement.

Etre la mémoire de toute une localité, c’est avoir été le point de convergences des idées publiques
Depuis la nuit des temps, l’artisan, pour peu qu’il ait été compréhensif, dans une localité : une petite agglomération ou un village, a toujours fait de son lieu de travail un foyer d’échanges langagiers, porteurs d’idées nouvelles. Echanger les idées, ce n’est pas bavarder pour ne rien dire. L’artisan, c’est malgré lui qu’il est devenu le point de convergences des idées publiques et communes à la population d’une localité. Si les gens viennent chez l’artisan, c’est tout le monde qui a de la sympathie pour lui et qu’on lui fait confiance ; il a coutume de recevoir chacun courtoisement pour discuter pendant qu’il travaille manuellement, ça ne le gêne en aucune façon, il peut faire l’animateur des débats. Le grand philosophe antique, Socrate qui n’écrivait jamais, mais parlait beaucoup et intelligemment, aimait rester le plus longtemps possible dans la boutique d’un forgeron où il rencontrait beaucoup de monde intéressant, pour discuter utilement ; ceux qui le cherchaient pour un débat d’idées, se dirigeaient droit vers son lieu de prédilection, la forge. Et il y allait non pas seulement pour palabrer, mais surtout par admiration du forgeron qui passait sa vie à travailler le fer chauffé à blanc pour façonner des outils utiles aux paysans de son temps.
Ce travail dur et noircissant devait lui donner à réfléchir et il aimait cet artisan qui devait être aussi un artisan du langage ; un artisan du fer et du langage qui a vu défiler des générations de clients auprès de qui il a dû apprendre une diversité d’histoires enrichissantes, imaginaires et vécues. L’artisan de tous les temps est à l’écoute du monde qu’il reçoit, les uns pour des commandes qui le font vivre, d’autres pour le plaisir de débattre de divers sujets intéressants. Dans les petites localités, s’asseoir chez l’artisan est devenu presque un rituel, mais ne reste pas dans la boutique qui veut, il faut avoir des affinités avec l’artisan lui-même, savoir discuter, être d’un comportement irréprochable, avoir atteint l’âge de la sagesse. Et l’artisan aime la bonne compagnie, entendre parler chez lui est un plaisir immense pour lui et tous les artisans dont on se souvient ont aimé être bien entourés : les forgerons surtout malgré le bruit du marteau, le savetier et le cordonnier n’aiment pas travailler dans la solitude comme l’ébéniste ou le menuisier.
Quant au coiffeur, il est d’un genre particulier ; chacun des clients qui se faire couper les cheveux, subit un interrogatoire sur ce qu’il fait, ses préférences, ses relations ; il lui fait subir une sorte de test psychologique, en lui parlant de ses fréquentations, de ses goûts et tout ce qui concerne sa vie privée. L’interrogatoire va bon train pendant la durée de la coupe, il l’a fait durer à dessein pour en savoir plus sur la vie de chacun. Le coiffeur chargé de s’occuper des cheveux de chacun, se permet d’installer un climat de familiarité. Du côté clientèle, il n’y a rien à craindre, c’est le coiffeur d’une localité, d’un village ou d’une petite agglomération où il n’y a pas beaucoup d’habitants et où les gens se connaissent, y compris l’artisan considéré comme un des leurs.
C’est de cette façon que l’artisan qui a exercé pendant longtemps dans un seul endroit dont il est lui même originaire finit par être au courant de la vie de chacun. Quelquefois même si ce n’est pas souvent, l’artisan qui arrive à avoir plusieurs sons de cloche à propos de tel ou tel, sinon d’une majorité d’habitants. Ainsi, l’artisan arrive à être le dépositaire de la mémoire d’une collectivité, étant donné qu’il exerce un métier stable et en un lieu fixe. Nanti de cette qualité, il est devenu une référence pour tous, gens de la cité ou étranger voulant avoir quelques informations à propos de tel ou tel habitant. Evidemment, pour qu’il renseigne, il faut qu’il ait une totale confiance en la personne demandeuse de renseignements. L’artisan reste le gardien des secrets des habitants de la localité, du patrimoine culturel et moral commun. Il a passé sa vie auprès des siens qui lui font confiance et il doit s’en montrer digne par sa discrétion en ce qui concerne la vie de ses concitoyens.
Boumediene Abed