Un cauchemar enfantin venu du froid

Cannes 2021 : « The Innocents » du Norvégien Eskil Vogt

Deuxième réalisation du scénariste norvégien Eskil Vogt, ce conte surnaturel suit les jeux risqués de quatre gamins doués de pouvoirs. À découvrir absolument.

Entre deux films-sédatifs à l’académisme plombant signés de cinéastes habitués de la compétition, un cinéma plus nerveux et imaginatif perce, parfois, dans les sections parallèles. Entre la Quinzaine des réalisateurs, Un certain regard ou les croustillantes séances de minuit, les amateurs de fugues hors des sentiers battus trouvent régulièrement de quoi les réveiller de leur torpeur cannoise. Et, en 2021, c’est un choc venu du froid qui a fait office de coup de chaud, dans la sélection Un certain regard. Deuxième long-métrage du norvégien Eskil Vogt, 47 ans, scénariste des films de son compatriote Joachim Trier (dont Oslo 31 août et Julie (en 12 chapitres), ce dernier concourant pour la Palme d’or cette année), The Innocents plonge dans le monde pas si joyeux, voire plutôt angoissant, de quatre enfants amenés à faire connaissance au pied d’une barre d’immeuble cossue jouxtant une ample forêt. Les sœurs Ida (Rakel Lenora Fløttum) et Anna (Alva Brynsmo Ramstad) viennent de s’installer dans les murs avec leurs parents.
La première sympathise avec le jeune Ben (Sam Ashraf), qui vit seul avec sa mère, tandis qu’Anna, autiste, établit une connexion télépathique mystérieuse avec Aisha (Mina Yasmin Bremseth Asheim), une autre résidente qui, elle aussi, est élevée par une mère célibataire. Tout d’abord émerveillés et amusés par les pouvoirs qu’ils se découvrent, les gamins vont inexorablement glisser sur une pente plus dangereuse, dans l’ignorance totale des adultes. Quelques plans suffisent à Eskil Vogt pour accrocher le spectateur dans une ambiance à mi-chemin entre le conte merveilleux et un réalisme clinique voisin des premiers films de David Cronenberg.
On pense aussi fortement au roman La Nuit des enfants rois de Bernard Lenteric (adapté en 2011 par le film d’animation The Prodigies), pour le lien puissant qui unit de jeunes surdoués bientôt entraînés dans une spirale de violence incontrôlable par les adultes, qui n’y voient que du feu. En marge de parents aimants, mais à des années-lumière de saisir le drame en marche, enclenché par la dérive maléfique de Ben, Tina, Anna et Aisha sont impliquées dans un combat de titans en culottes courtes, certes moins spectaculaire que chez Marvel mais dont l’issue sera tout sauf rose bonbon.

« Je ne crois pas à l’enfance angélique »
C’était d’ailleurs l’intention du réalisateur : aborder l’enfance sous un angle plus réaliste, selon lui, que la vision joyeuse, nostalgique et idéalisée renvoyée le plus souvent au cinéma. Dans The Innocents – qui n’est paradoxalement pas spécialement une référence au classique de Jack Clayton – les plus petits n’ont justement rien d’innocent et, sous le crâne des chères têtes blondes et brunes, bouillonne une tempête d’angoisses et de peurs : « L’idée du film m’est venue après mon premier enfant, à l’âge de 35 ans », nous explique Eskil Vogt, père d’un garçon et d’une fille. « J’ai ressenti de nouveau ce que c’était qu’être un enfant, cette découverte maladroite du monde… Des souvenirs que j’avais complètement oubliés sont remontés et j’ai réalisé à quel point ce monde-là est différent du monde adulte. Je ne crois pas au cliché des enfants angéliques, blancs comme neige… Nous venons au monde sans code moral, sans sympathie, un peu comme des sociopathes narcissiques et il faut apprendre en grandissant les codes de socialisation.
Mais en attendant, l’enfant vit dans son monde et, quand une chose impossible ou inexplicable se présente à lui, il se dit juste Okay ! et passe à autre chose. Parallèlement, on ressent à ces âges des angoisses, et je voulais aborder cette magie intérieure de l’enfance à travers un récit fantastique. » Mesurant mal la portée morale de certains de leurs jeux, les enfants de The Innocents vont en quelque sorte apprendre sur le tas, lors d’un inévitable point de rupture. Film typique d’une certaine narration scandinave épurée, exigeante et sans grandes embardées dramaturgiques, The Innocents n’en distille pas moins un savant malaise qui ne plaira pas à tout le monde, notamment lors d’une scène de cruauté envers un pauvre chat, qui a provoqué, lorsque de la projection du film ce dimanche, un très audible murmure d’effroi et de dégoût chez les spectateurs.
Parfaitement dirigés, les enfants, tous âgés de 7 à 10 ans pendant le tournage, furent sélectionnés parmi 2 000 candidats auditionnés en écumant les écoles élémentaires de Norvège. Pour tous les quatre, The Innocents est leur première fois à l’écran. Il a donc fallu les entourer en permanence d’une coach de jeu et d’une conseillère psychologique, en amont et pendant le tournage, lequel s’étala sur 46 jours à l’automne 2019, en raison de journées raccourcies pour ménager ce jeune casting. À reculons, Vogt a dû aussi se frotter aux effets spéciaux, aussi bien exécutés en plateau que composés en images de synthèse et, malgré (ou grâce à ) leur sobriété, ils convainquent amplement.
Dans son dernier acte, The Innocents prend une dimension cauchemardesque et, lors d’une confrontation finale tétanisante, Vogt recycle à dose infinitésimale les codes du film de super-héros, sans jamais dévier d’une ligne minimaliste et anxiogène à l’impact émotionnel maximal. Face à la maîtrise visuelle impressionnante du résultat et la méticulosité des plans, on ne serait pas étonné qu’un jour ou l’autre Marvel Studios ou Warner Bros/DC frappe à la porte du scénariste/réalisateur.
P.G.