Le Makhzen, corruption, intrigues et pillage

Maroc

Akka, qui espérait sans doute faire une belle carrière au Maghzen – le sultan cherchait des hommes qui avaient fait preuve d’un zèle inhabituel – après ce coup d’éclat, obligea des administrés à rentrer dans le giron du Palais et à payer leurs impôts sans couper la tête aux percepteurs boulimiques.

Pour le récompenser de sa fidélité, Madani El Glaoui l’avait mandé à Fèz, en décembre 1910. La fortune d’Akka était donc faite. Akka avait sauté sur son plus beau cheval, sans oublier de garnir une mule de jolis cadeaux. Cinq heures plus tard, il était jeté dans un cul de basse fosse. Pour le motif habituel et inavoué : on voulait en tirer encore plus. Effectivement, deux mois plus tard, il sortait de son trou à rats après avoir payé une rançon fabuleuse et complété la collection de douros de Madani El Glaoui, l’anthropophage (le «mangeur d’or») ! Les contribuables d’Akka lui rembourseraient très vite la rançon, mais rien ni personne ne le dédommagerait de son humiliation et de ses ambitions déçues. Ivre de rage, le caïd Akka entra aussitôt en campagne, visita tous les caïds des grandes tribus voisines (Beni Mtir, Zémour et Querrouane, plusieurs centaines de milliers d’hommes) et le 22 février 1911, un mois après sa ruineuse libération, Akka réunissait les conjurés à Agouraï (sud de Meknès). Son plan était simple et fut approuvé immédiatement : profitant de la fête du Mouloud qui aurait lieu trois semaines plus tard à Fèz, les cavaliers des tribus révoltées viendraient y rendre hommage au sultan, comme le veut la tradition et l’enlèveraient avec son âme damnée Glaoui. Akka savait très bien que personne ne défendrait le sultan.
L’impopularité du trône était telle qu’après avoir mitraillé Abdelaziz, l’adolescent prolongé, les sujets excédés d’Hafid le paranoïaque, n’avaient plus qu’une ressource : son élimination physique. Pas de légalité pour les ennemis de la légalité. Contre le gang au pouvoir, des méthodes expéditives et définitives. Akka n’avait oublié qu’une chose : il y avait des sujets de mécontentement encore plus pressés que lui. Les Cherarda se soulèveront avant la prise d’otage imaginée par Akka. C’était d’autant plus grave pour le Palais que les Cherada sont une tribu «guich », une tribu qui fournit le service militaire par roulement et qui, en échange de son «sang», ne paye pas d’impôts. Vieux système des monarchies qui fabriquent des privilégiés pour les lancer contre le reste de la nation écrasée d’impôts ! Monarchie alaouite, ferment de dislocation. Les Charada avaient déjà converti les Beni Hassen et le Hejaoua et risquaient surtout d’entraîner les trois autres tribus «guich», fer de lance émoussé, mais suffisamment aigu pour mettre fin à la présence alaouite sur le trône. Ces tribus étaient en «Siba », mot que les historiens colonialistes adorent employer, qu’ils traduisent par « anarchie » (raisonnement : Maroc= anarchie, = nécessité de l’ordre, = occupation = «protectorat») et qui n’était que le refus clairement manifesté de ne pas céder au caprice sanglant du Palais.
Devant cette levée en masse, Hafid s’affola et réclama aussitôt l’intervention de l’armée française qui restait l’arme au pied dans le Mechouar du palais de Fès. Le commandant Mangin prit donc la tête d’une colonne de 2.600 hommes et s’installa sur le Djebel Tselfat, point culminant du territoire des Cherardas où les pluies de printemps le figèrent dans 60 centimètres de boue. Akka, ses Beni Mtir et leurs alliés ne pouvaient plus attendre le Mouloud pour enlever le sultan : il fallait d’abord éliminer ces mercenaires étrangers qui lui servaient d’épée et de bouclier. Il attaqua le camp enlisé de Mangin et le 12 mars 1911, ses troupes grossies de ses tribus du Saïs, coupèrent toutes les routes qui mènent de Fès au port atlantique. C’était bien joué : les renforts français ne pouvaient passer. Incapable de vaincre, Hafid résolut de convaincre et de « traiter» avec les insurgés, autrement dit de les diviser, ruse alaouite vieille de 250 ans d’expériences. Les notables des tribus révoltées se seraient sans doute laissé prendre à sa stratégie de l’araignée, si la «base» n’avait hurlé à la trahison. Les Marocains ne voulaient plus ni reculer ni subir. Ils voulaient marcher sur Fèz pour renverser le régime. Hafid avait pourtant envoyé le caïd Mtouggui, grand maître de l’Atlas occidental, de Marrakech à Agadir, vieux renard encore finaud, endurci par quarante années de relation avec le makhzen, mais rallié in extremis à Hafid, il était donc prêt à toutes les compromissions.
Encore une créature des occupants, sans doute chassé par la colère populaire le vieux Borgia de l’Atlas rentra le17 mars 1911 à Fèz. Bloquée à l’Ouest par Akka et ses amis, la ville venait d’être investie à l’Est par les Aït Youssi, descendus des hauteurs de Séfrou, le plus beau jardin du Maroc. Encerclée, la ville d’Idriss était un camp (mal) retranché. Mangin profita de la nuit pour laisser son camp de Tselfat au commandant Brémond. Il retrouva un Hafid atterré. Il était trop tard pour se soumettre. Il aurait fallu se démettre, si le jeu des forces politiques proprement marocaines avait joué seul. Mais ce Mangin réconforta le sultan aux abois : depuis son arrivée à Fèz, comme chef de la mission militaire française, il avait réussi à faire venir officiers et sous-officiers par petits paquets de 10 ou 20. C’était plus discret à Paris comme à Fèz. Mangin avait rapidement fait ses comptes. Il avait deux milles hommes de troupe, débris de la garde noire et les mehallas du sultan, hommes de main de Madani El Glaoui et des grands féodaux du Sud. Pas brillant. Pratiquement pas opérationnelles, les forces propres du sultan étaient incapables de le protéger. Mais Mangin avait sa bonne artillerie qui avait déjà débarrassé l’Alaouite de son rival Bou Hmara. Canons français (80 de montagne et 75 Schneider), servants français, commandement français : le «Commandeur des croyants» avait fière allure.
Dans un sursaut d’orgueil malheureux, Hafid lança « ses » troupes contre le camp d’Akka, le 26 mars 1911, sans rien dire à Mangin. Hafid y perdit en moins d’une heure 40 tués, 50 blessés et 30 prisonniers. Akka et les siens qui n’avaient eu une égratignure contre-attaquèrent derrière les fuyards à la dérive. Fèz n’était plus qu’à une demi-heure de cheval. Prévenu à temps, Mangin fit tonner toutes ses pièces. La charge qui sans cela eût été irrésistible, se brisa sur les obus de 75. L’artillerie française avait une nouvelle fois bien rempli son rôle : elle sauvait le sultan des occupants. Jamais un sultan n’avait été humilié à ce point : ses prédécesseurs avaient été dépouillés en rase campagne, il était le premier à être bousculé chez lui. Sauvé le 2 mars 1911 par les obus de Mangin, il le fut encore le 9 mars. Mais les rangs des insurgés s’enflaient de jour en jour et la marée allait mathématiquement submerger Hafid. L’existence de la monarchie n’était plus qu’une question de jours, voire d’heures. «On ne lance pas une jeunesse à l’assaut du ciel », se défend Hassan II dans son unique livre et recueil de mensonges. Mais un peuple bafoué se lance tout seul à l’assaut d’une féodalité anachronique, défendue par l’artillerie docile de la Troisième République néo-jacobine juivée. Mangin fit rappeler Brémond qui surveillait toujours les Chérarda sur le Djebel Tselfat. Et fraya un passage scabreux à coups de canon. Hafid faisait massacrer ses «sujets» pour se protéger d’une rébellion, inconsidérée sans doute et «romantique».
Il envoya trois courriers à pied – ses fabuleux «rekkas » qui peuvent parcourir 70 kilomètres par jour – dans trois directions différentes, le 27 avril 1911. Deux furent pris et massacrés par les insurgés, mais le troisième se faufila entre les tentes, les feux de bivouac et les sentinelles sans doute endormies et parvint à Oujda où il déposa son message entre les mains de l’autorité française : son maître «demandait instamment l’envoi de troupes française» au gouvernement parisien. Le sultan reconnaissait à la face du monde qu’il ne voulait même plus de ses propres troupes : la fiction de son autorité s’effondrait. Des conseillers militaires ne lui suffisaient plus, c’est une armée cent pour cent coloniale qu’il réclamait «instamment» et une intervention militaire étrangère, massive, car ses soldats n’obéissaient plus à leurs instructeurs français, ce qui se comprend fort bien, même quand on a servi un pareil maître, la faim au ventre, ils désertaient en masse pour rejoindre les insurgés dont ils comprenaient les motivations : eux aussi avaient eu des parents ou des amis razziés et molestés par le pouvoir makhzénien alaouite. Ils étaient des témoins des abus de pouvoir tous les jours. Hafid n’avait plus un sou pour les nourrir et comme le couvert et la maigre solde étaient la seule raison de leurs présences après tant d’avanie, il n’avait plus rien pour les retenir. Les juifs faisaient dorénavant leurs affaires directement avec les nouveaux propriétaires du pays, les occupants français et et espagnoles.
Le Glaoui refusait même de lui avancer de l’argent pour régler les soldes et alimenter les popotes pourtant frugales. Ainsi le Glaoui sciait vraiment la branche sur laquelle il était assis. Il croyait sans doute que Hakka déroulerait le tapis rouge sous les babouches de son auguste bourreau, quand il rentrerait dans le mechouar du palais en vainqueur et lui jurerait une amitié éternelle. La cupidité conduit à une cécité politique totale. Finalement, cette querelle de boutiquier besogneux fut réglée par un commerçant juif «français» installé à Fez et qui manipulait son consul : le négociant juif qui trouvait son compte au maintien du système accepta les traites de Hafid et donna de l’or garanti par du papier. L’armée du sultan put dîner et les désertions se maintinrent à un niveau raisonnable, c’est-à-dire que le créneaux furent suffisamment garnis pour éviter au petit peuple de Fèz la tentation d’ouvrir nuitamment la porte aux assiégeants. L’armée alaouite restait à son poste pour faire de la figuration. De l’or juif, des soldats français, la monarchie a beaucoup fait vraiment pour l’indépendance nationale ! Malgré toutes les «réalisations historiques» de Moulay Hafid, le makhzen d’aujourd’hui oublie de donner son nom à des lycées, à des barrages, et à des grands boulevards comme il a fait pour honorer la triste mémoire des autres potentats sultans voleurs alaouites! Les historiographes officiels du du palais sont-ils donc amnésiques ?
Mohamed El Ouahed