La littérature de voyage, c’est quoi ? (II)

En 1835, il fonda l’Ecole des langues qui a grandement contribué au développement des sciences, du droit, de la littérature et de l’égyptologie au XIXe siècle. Ainsi, ses œuvres inspirèrent, à leur tour, beaucoup de futurs érudits y compris Mohammad Abdou.

Lady Mary Wortley Montagu (1689-1762)
Elle est devenue célèbre grâce au succès considérable de ses lettres rédigées pendant ses divers voyages et qui étaient importantes pour les futures femmes écrivains voyageuses. Ses lettres publiées sous le titre original : «Turkish Embassy Letters», décrivent sa vie en tant qu’épouse d’ambassadeur en Turquie et sont considérées parmi les premiers textes féminins traitant du monde musulman. Entre les années 1716 et 1718, Lady Mary Wortley Montagu accompagnait son époux alors ambassadeur de l’empire Ottoman dans ses voyages à Vienne, Belgrade et Edirne (Adrinople). Après un séjour à Constantinople, le couple reprit son chemin de retour via Tunis, Gêne et Paris. C’est au cours de ce séjour que Lady Mary écrivit ses lettres, il s’agit d’un récit de vie qui ne fut publié qu’après sa mort en 1762.

Lady Mary Wortley Montagu
L’un des contemporains de Mary Wortley Montagu l’a décrite comme «l’un des personnages les plus extraordinaires et les plus brillants de l’époque». Ses lettres, rassemblées racontent ses voyages à travers l’Europe et la Turquie en 1716 où son époux était nommé ambassadeur. Sa vivacité les rendait agréables à lire et son intelligence exceptionnelle posait un regard singulier sur son époque. L’habileté de s’ouvrir sur d’autres cultures suivant ses propres valeurs et de se voir à travers les regards des autres, a fait de Mary la femme la plus fascinante et la plus douée des tout premiers écrivains-voyageurs. Comme le rapport des forces a basculé de l’Empire Ottoman vers l’Europe après la bataille de Lépante en 1571 et en dépit des similitudes entre l’Occident et l’Orient concernant la position subalterne de la femme, la femme voilée est devenue l’une des plus puissants symboles de l’islam. La littérature de voyage du XVIIIe et XIXe siècles est devenue une industrie en vogue répondant à un penchant prononcé pour les contes «exotiques» d’orient, où la femme est toujours «voilée et opprimée». Les femmes orientales, ces «imaginaires» trouvent souvent leurs expressions dans des œuvres telles que : «Un compte rendu complet et juste sur l’état actuel de l’Empire Ottoman» d’Aaron Hill, «Un nouveau voyage au Levant» de Gean Dumont, «Premiers voyages dans le Levant» de John Cavel et «Un voyage au Levant» de Robert Heywood. Ces récits de voyage où règne du voyeurisme, tentent d’occulter le problème de l’inégalité des sexes dans leurs pays, présentant l’Orient comme un lieu qui a besoin d’être délivré et qui conforte le lecteur dans l’idée d’une Europe libre, juste et civilisée, en soutenant le rôle de l’Empire.
Ces récits permettent aussi au lecteur masculin de tenir le rôle d’un héros tout en satisfaisant ses fantasmes de mâle dominateur. Toutefois, Lady Mary Wortley Montagu, l’une des premières femmes à avoir pérégriner à travers l’Empire Ottoman, a voulu remettre en question l’image des femmes turques et leur asservissement en insistant sur la liberté des femmes voilées. Dans ses lettres «Turkish Embassy Letters», elle rompt avec le discours orientaliste révélant au grand jour les failles du discours sur la modernité occidentale, la raison, la barbarie et l’irrationalité de l’Orient, du moins telle qu’elle est représentée par la figure de la femme (non) voilée. Dans cette description, Montagu évoque la tradition des récits de voyage du XVIIIe siècle qui se plaisaient à décrire la condition servile des femmes orientales et la «lamentation sur le confinement misérable des femmes turques» (p. 134). Bien plus, elle a commencé à remettre en question le rapport que la femme occidentale entretient avec son propre corps. Ainsi, elle a décrit les bains turcs publics en évoquant l’image des femmes qui se dévêtaient et dévoilaient leur corps sans complexe. Cette image nouvelle de la femme orientale, secoua le lecteur anglais dans ses certitudes et dérangea d’autant plus son statut de lecteur colonialiste héroïque.
Cette façon de se dévêtir ou de se dévoiler n’implique pas une liberté sans entraves mais démontre plutôt un ordre social sexué qui sous-tend le vrai discours rationnel. Les écrits de Montagu sur la Turquie s’opposent aux thèses orientalistes actuelles, ce qui a ouvert la voie devant la critique des tendances colonialistes. Lassé de la pratique du droit et conseillé de voyager pour des raisons de santé, il entreprend en 1834 un voyage qui le mène en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, où il est particulièrement attiré par de nombreux sites archéologiques. Deux livres populaires en sont issus, Incidents of Travel in Egypt, Arabia Petraea, and the Holy Land, 2 vol. (1837), et Incidents of Travel in Greece, Turkey, Russia, and Poland, 2 vol. (1838), avec des dessins de l’illustrateur et archéologue anglais Frederick Catherwood. Il a écrit une série de lettres, qui est parue dans le Hoffman’s American Monthly Magazine, où il décrivait son voyage. De retour à New-York en 1836, il a découvert que ses lettres étaient la rubrique la plus lue du magazine. Cette popularité l’a poussé à nous relater ses voyages au Moyen Orient avec plus de détails et à les publier dans un ouvrage intitulé : «Incidents of Travel in Egypt, Arabia Petroea and the Holy land» (volume 2. New-York, 1837).

John Lloyd Stephens
Peut-être plus connu pour sa découverte des ruines mayas dans le Yucatan, l’avocat devenu archéologue John Lloyd Stephens (1805-1852) est l’auteur d’un certain nombre de livres de voyage très appréciés. Son premier effort dans le genre : «Incidents of Travel in Egypt, Arabia Petraea and the Holy Land», a été largement salué par les critiques, dont Edgar Allan Poe, qui l’a trouvé «écrit avec une fraîcheur de manières qui témoigne de la virilité des sentiments». Ce livre, qui se veut un récit agréable et sans prétention du voyage d’un an de l’auteur à travers le Moyen-Orient, intègre des observations détaillées de merveilles architecturales telles que les pyramides, les temples de Karnak, la ville de Pétra et bien d’autres encore. Il offre des récits charmants sur un bain turc, la façon d’attraper un crocodile, la garde-robe d’une demoiselle nubienne, une nuit dans un tombeau, l’hospitalité des Arabes, les chevaux du désert, Pâques à Jérusalem, et bien d’autres choses encore. Agrémenté de 38 superbes illustrations de Frederick Catherwood et d’autres, ce volume de Stephens ravira les voyageurs en fauteuil grâce au «style facile, riant et en prose qui donne à ses livres leur charme». Au Caire, Stephens a été accueilli par George Gliddon, fils du consul américain et homme qui s’est fait un devoir de s’occuper des Américains. Gliddon, partisan de la conservation des antiquités égyptiennes en Égypte, a rapidement organisé une présentation de Mohammad Ali, fondateur de l’Égypte moderne et ensuite son dirigeant.
Mohammad Ali envoya un splendide cheval pour que Stephens le monte au palais et le reçut dans la salle d’audience, une pièce de 80 pieds de long, avec des peintures d’arabesques sur les murs. À cette époque, Mohammad Ali avait 65 ans et avait, selon Stephens, «des traits forts et des yeux sombres d’une finesse peu commune». Comme il s’intéressait aussi de près aux États-Unis, non coloniaux mais puissants, Mohammad Ali l’écouta patiemment lorsque Stephens lui dit que la moitié du monde était curieux de voir l’Égypte et suggéra qu’un service de bateaux à vapeur soit mis en place entre Alexandrie et Le Caire. La réunion s’est très bien déroulée et Mohammad Ali a gracieusement offert l’hospitalité de l’Égypte à Stephens. Certaines des vues que Stephens a vues au Caire l’ont consterné. Au Palais de Justice, il a vu un pauvre misérable se faire battre sur la plante des pieds : l’infâme bastinado. Il a également visité le marché aux esclaves, où il y avait «cinq ou six cents esclaves assis sur des nattes en groupes de dix, vingt ou trente, chacun appartenant à un propriétaire différent». Ils étaient nus, a-t-il dit, venaient du Soudan et de l’Abyssinie et étaient vendus à des prix allant de 20 à 100 dollars.

Voyager, pourquoi ?
Le voyage est un exercice à la fois physique et mental – il s’agit de s’immerger dans une autre culture. Voyager est le processus de lâcher prise et de s’immerger dans différentes façons de connaître et de voir. Le dialogue est évidemment très important, mais il doit être fondé sur la connaissance et non sur l’ignorance. Et la seule façon de développer des connaissances sur une autre culture et une autre religion est de vivre dans cette culture et s’immerger dans la religion de ses habitants, pendant une période de temps considérable. Vous ne pouvez tout simplement pas entrer dans une ville complètement différente, avec une culture différente, une foi différent et entamer un dialogue raisonnable. Les livres ne peuvent pas tout apprendre; pour vraiment connaître une culture, il faut vivre et voir le monde à travers ses yeux. Si vous faites cela, alors oui, il est acceptable de soulever des questions sur le comportement des autres.
(Suite et fin)
Dr Mohamed Chtatou Professeur et chercheur universitaire à l’Université Internationale de Rabat -UIR-et l’Institute for Leadership and Cultural Studies -ILCS- à Rabat au Maroc dans le domaine des études culturelles, politiques et anthropologiques.