Lettre à mes enfants, «Si j’avais eu une autre fille, je l’aurais nommé Algérie»

Histoire

Depuis un certain temps, je discute avec nos ancêtres par lettres. J’écris des lettres de toutes sortes dont certaines sont destinées à ceux qui en 1870 en Algérie avaient été traumatisés par le fait d’être faits citoyens étrangers dans leur propre pays.

Cela faisait déjà quarante ans qu’ils étaient colonisés par les Français, et même si le choix de demander la nationalité française leur avait été offert auparavant, ils ne pouvaient pas imaginer qu’un jour, soixante-six mots imprimés sur un morceau de papier puissent faire des Juifs autochtones (appelés par les Français «Juifs indigènes») vivant en Algérie des citoyens français. Quelle malédiction ce décret ! Quelle malédiction cette proclamation – la malédiction de la citoyenneté ! Quarante-quatre mots furent attribués à ce nouveau statut, et les douze restants furent utilisés pour abolir toutes les ordonnances précédentes également imposées par les colonisateurs.
Tous ces mots avaient un seul but : définir qui ils étaient, qui ils n’étaient pas, ce qu’ils avaient le droit de dire ou de faire, comment et avec qui. Colonisés dès 1830, nos ancêtres algériens avaient déjà de la peine à s’identifier à la classification raciale d’«israélites indigènes», car cette dénomination réduisait ce qu’ils étaient et leur conception d’eux-mêmes. Elle a renié leur appartenance au Maghreb. Certains d’entre eux vivaient dans les montagnes, d’autres en ville. Certains avaient des traditions religieuses plus musulmanes ou berbères que juives, d’autres étaient expulsés d’Espagne et avaient émigré du Maroc ou encore d’Italie en tant que marchands.
Ils ne se sont pas reconnus dans le sujet historique reconnu comme «le peuple juif» – inventé en France et importé en l’Algérie par les colonisateurs ainsi que par les Juifs français qui venaient avec eux pour civiliser les Juifs arabes. Leur identité, en tant que juifs, ainsi que leurs traditions, leurs cosmologies étaient inséparables des lieux où ils vivaient avec d’autres qui n’étaient pas juifs.

Écrire à nos ancêtres me donne l’impression de pouvoir retrouver l’Étoile du Nord derrière d’épais nuages
Deux projets de colonisations, deux nationalités, les ont cachés de moi, faisant en sorte que je ne puisse pas vivre ou rendre visite à cette terre de mes ancêtres (l’Algérie) ou continuer à vivre dans cet endroit où nous étions tous nés (Israël, ou plutôt toujours Palestine) et vous apporter, à vous et vos enfants, mes petits-enfants, un espace familial convivial où nous puissions vivre proches les uns des autres. La violence impériale nous fait croire que ces deux noms propres désignent deux récits distincts, chacun façonné par une histoire soi-disant inévitable et dans laquelle nous faisons nos propres petits choix. Je n’ai pas choisi de ne pas être de l’endroit de mes ancêtres, et aujourd’hui je comprends que mon père ne l’a pas choisi non plus. Ce colonialisme l’a déchiré de son pays et l’a poussé à chercher sa place ailleurs dans le monde. Même s’il en était autrement, ce n’est pas vraiment par choix que je ne pouvais plus vivre dans le pays où nous sommes nés. Nous avons décidé que j’y reviendrais seulement quand les Palestiniens pourront y revenir. Le fait que je décide de ne pas y retourner n’est pas vraiment un choix, si on prend en compte la manière dont ces projets coloniaux ont défini ce que l’on peut choisir.
Il s’agit plutôt d’un refus d’accepter ces ruptures au pluriel comme étant inévitables et détachées les unes des autres. J’ai choisi d’habiter ce monde dont le colonialisme essaye de nous faire croire qu’il est un passé lointain et d’en faire une partie de mon présent. L’amnésie coloniale est produite à travers nous, et nous naissons pour continuer à effacer les petits vestiges que nos ancêtres ont mis beaucoup d’effort à nous les transmettre sous formes différentes. J’ai quitté la géographie du désaveu colonial que l’on m’a imposé comme étant mon présent et mon histoire afin de me rapprocher de mes ancêtres et de ses potentialités. Et avec ce départ, leurs demi-choix — ou plutôt l’absence de choix — et les miens sont devenus moins flous. Le brouillage des temporalités et des lieux dans les lettres que j’écris est autant une proposition politique que cosmologique : nous devons révoquer la citoyenneté que l’on nous a octroyée en échange de notre déracinement des mondes de nos ancêtres, du monde judéo-arabe qui est devenu presque impossible à imaginer au dehors du ridicule discours diplomatique. Un déracinement qui reflète leur propre déracinement de leurs mondes.
Je suis arrivée à la réflexion que la nationalité et la citoyenneté par laquelle le déracinement se matérialise sont carcérales. Elles nous emprisonnent dans la logique impériale. À travers la nationalité, nous sommes sans cesse instrumentalisés par les régimes impériaux du monde. Mais ces derniers ne peuvent exister que si nous continuons à être séparés de nos ancêtres, si notre place parmi eux nous est niée, si nous continuons à croire que les histoires sont séparés par les frontières imposées partout contre les peuples et à la faveur des corporations d’armes de toute sorte, et si nous sommes privés de leur sagesse, leur savoir-faire et leur manière d’aimer et d’être. Nous vivons à Pawtucket à Rhode Island, mais ce n’est pas «mon chez-moi». C’est une terre non cédée appartenant aux Américains d’origine, c’est-à-dire ceux qui ne sont plus chez eux ici. Auparavant, ils appelaient cet endroit La Grande Cascade, Pawtucket, avant que les colons n’arrivent et détruisent la vie autour des cascades, avant qu’ils ne fassent de la région un complexe industriel produisant du textile appelé «ville». Je ne suis pas chez moi ici, mais il n’y a aucun autre endroit où je me sens chez moi.
Je me sens étrangère partout, y compris dans l’endroit où je suis née et où j’ai vécu plus de la moitié de ma vie. Et je dirai particulièrement là-bas, peut-être, puisque la fabrication d’uniformité sur ce qu’est un Israélien fait plus de mal qu’elle ne soulage mes plaies coloniales dormantes. Ma langue maternelle, comme la vôtre, est l’israélien. Une sorte d’hébreu saturé de violence, de destruction du lieu, de mensonges, de dissociations, d’exagérations, de réprimandes, d’invasions, de militarisme, de racisme, de gronderie, d’ordres, de grandeur, d’entrepreneuriat, de racisme. Ici et là, des individus tentent de détacher leur langue de l’israélien et de ne parler que l’hébreu, mais ils n’y arrivent que de façon parcellaire, et ceci se fait surtout à l’écrit. L’israélien parlé assourdit mes oreilles. C’est plus prononcé dans les médias ou dans les discours politiques. En Israël, où chaque citoyen est un politicien qui essaie de gérer le «conflit» au cœur de la langue israélienne dont je tente de m’émanciper.
J’ai fini par réaliser que la langue israélienne était un piège viscéral pour les juifs arabes dont la migration depuis des pays musulmans vers Israël a été provoquée et accélérée par les sionistes pour de multiples raisons démographiques, militaires et de main d’œuvre. La langue israélienne ne nous permet pas, à nous, Juifs arabes, de réfléchir en tant que juifs-arabes, puisque les Arabes sont l’objet du verbe alors que les juifs en sont le sujet, et vice versa. Il est plus facile de repérer cette scission dans la géographie militarisée du pays qu’au sein de notre langue. Mais cette réalité existe dans les deux. Elle est tellement prédominante qu’à la récente lecture d’un livre en hébreu des versions arabes des histoires bibliques, mes oreilles sonnaient. Cette lecture a eu un effet apaisant sur moi. Commençant par la création de la terre, la fameuse première phrase était habitée non pas par dieu, mais par la présence d’Allah : «Au commencement, Allah créa les cieux et la terre». (בראשית ברא אללה את השמים ואת הארץ). Elle était suivie d’une belle histoire sur la création du zodiaque et le ciseau sacré qui a gravé dans le ciel tout ce qui a précédé la création de la terre, l’histoire de la création et tout ce qui pourrait arriver. Ce texte, écrit dans un hébreu biblique et racontant la tradition musulmane arabe, n’est pas une œuvre de réconciliation, mais celle qui précède la rupture de l’arabe et du juif.
Il se peut que l’auteur juif qui avait rassemblé ces histoires dans la Palestine des années 1920 ait été motivé par une peur prophétique que ces contes n’allaient peut-être pas survivre en hébreu. Heureusement, ces histoires ont été écrites. Et ceci relève presque du miracle. C’est comme retrouver une langue hébraïque qu’on a pensé perdue ; une langue dont on ne réalise même pas qu’on la parle jusqu’à ce qu’on l’entend. Ces histoires m’ont fait pleurer, et j’aurais aimé pouvoir vous les lire quand vous étiez plus jeunes. J’espère toujours pouvoir les lire à vos enfants. Dans un monde où la nationalité est devenue la forme la plus acceptable d’être gouverné et un mécanisme pour enterrer les origines coloniales, il est devenu très difficile de démontrer le rôle joué par la citoyenneté dans la normalisation de la destruction de la diversité des mondes.
La nationalité est une transaction qui exige de celui qui l’obtient de couper ses attachements aux autres mondes, car cela pourrait leur donner la force de refuser les conditions de cette transaction. Nous avons le droit de lutter contre le colonialisme de ces modes de vivre ensemble par la nationalité et la citoyenneté. Ceci demande une position ferme contre l’historiographie commune qui libère la citoyenneté de sa violence inhérente. Ces lettres que j’écris à nos ancêtres, mais aussi à d’autres gens que je ne connais pas : je choisis mes proches (Sylvia Wynter, Hannah Arendt, Franz Fanon, Wassila Tamzali et d’autres) qui se sont engagés à faire ce travail. Sans désapprendre l’impérialisme jusqu’au bout, les combats des autres pour la décolonisation ne peuvent être menés. Les États-nations impériaux exigent la fin de la diversité des modes de vie politique des peuples gouvernés.
(A suivre)
Par Ariella Aïsha Azoulay