Lettre à mes enfants, «Si j’avais eu une autre fille, je l’aurais nommée Algérie» (II)

Histoire

Ils atteignent cet objectif en transformant des groupes de population en «problèmes» auxquels ils offrent ensuite des «solutions». Le fondement du pouvoir impérialiste sur les populations réside dans le fait de contraindre ces dernières à se reconnaître dans les identités produites à travers une violence ancrée dans l’espace et le temps. Récupérer notre diversité brisée est une lutte contre l’amnésie coloniale et une reconnaissance du refus transmis par nos ancêtres.

Le concept de juif israélien ne pouvait exister en dehors du contexte de l’État militaire fondé sur une guerre contre les Arabes. Nous sommes des juifs algériens, des juifs palestiniens, des juifs andalous, toutes les identités que ce double colonialisme a détruites. Vous n’êtes pas obligés d’être juifs israéliens : nous pouvons tous le refuser. Accompagnée de mes ancêtres algériens, en récupérant des souvenirs de leurs vies avant la colonisation française et les exils, je refuse d’être dissociée d’eux, d’être exilée du monde de mes ancêtres. Leur exil, comme celui de divers autres juifs à travers la colonisation, la destruction de l’autonomie et l’extermination, les a prédisposés à être modernes, c’est-à-dire des citoyens de l’Empire. Et dans la définition impériale des crimes et des récompenses à la suite de la Seconde Guerre mondiale, leur récompense a été celle d’obtenir un pays à eux pour qu’ils puissent participer à la normalisation de ce régime. Nous devons reconnaître cette perversion. Au lieu d’abolir les régimes responsables de leurs malheurs, ils ont reçu un État dans lequel ils peuvent reproduire le même régime. Ce «nouveau commencement» inauguré par la Révolution française qui signifiait que ce genre de «citoyenneté par le désastre» ne doit pas nous tromper.
Ce type de commencement qui a «émancipé» les juifs en France (et en Europe) nous a volé notre héritage qui avait mille faces et non pas une seule histoire (du «peuple Juif»). En transformant des juifs déracinés après la guerre en agents coloniaux dans le monde arabe, les puissances impérialistes ont pensé que le compte est bon et nous en payons la destruction de la diversité du monde par la monnaie de la nationalité. Nous devons refuser cela. Parmi les puissances impérialistes, l’État d’Israël était proposé comme une compensation adéquate pour la longue destruction des mondes juifs dont l’Holocauste a été l’instance la plus meurtrière et la plus récente. Ceci a été un marché impérialiste. Nous sommes nés Israéliens et nous avons ainsi été forcés à légitimer cela : des formes diverses de vie juive commune à travers le monde en échange d’une nationalité individuelle dans des endroits différents et sous une seule forme de vie collective, synthétique et fabriquée en Israël en tant que colonisateurs ! On nous a volé notre capacité à rêver d’être libres de la géographie impérialiste et carcérale, du personnage du citoyen de l’État-nation impérialiste.
Mais nous avons le droit de refuser. Accompagnée de mes ancêtres, j’ai compris que nous ne pouvons pas nous libérer du projet sioniste uniquement en le dénonçant pour son traitement des Palestiniens. Nous devons aussi dénoncer ce qu’il a fait aux mondes divers des juifs et sa contribution dans la normalisation de l’État-nation comme seul mode de vie collectif. À travers l’assimilation par la nationalité, l’État-nation impérialiste a détruit les modes de vie collective juive (judéo-arabe, judéo-berbère et judéo-musulmane) en les remplaçant par une communauté juive atomisée, des citoyens discrets, séparés des communautés dans lesquelles ils vivaient. Le Juif-Algérien est devenu une catégorie impossible à incarner, mettant ainsi fin à des milliers d’années de présence juive en Algérie. C’était l’identité de mon père, votre grand-père, même s’il enorgueillit de sa nationalité française. Si j’avais eu seulement la patience d’écouter Enrico Macias avec lui, s’il avait eu juste la patience de m’apprendre le français quand j’étais enfant, j’aurais pu pleurer avec lui quand Macias chantait à propos de son pays : «J’ai quitté mon pays/ J’ai quitté ma maison/ Ma vie/ ma triste vie/ J’ai quitté mon soleil/ J’ai quitté ma mer bleue/ Leurs souvenirs se réveillent/ Bien après mon adieu». Est-ce possible que les racines des juifs algériens, leurs mondes depuis deux mille ans, soient complètement perdues ? Pour toujours ? Qui suis-je, dans ce cas ? Et vous ? Non, je suis une juive algérienne. Je suis une juive algérienne et je refuse de ne pas l’être. Je n’ai pas de passeport ou de laissez-passer.
Et pourtant, je suis une juive algérienne. Répéter ces identités est une tentative de vivre avec nos ancêtres afin de désapprendre ce que les projets coloniaux et nationaux ont voulu détruire. Les vies juives faisaient partie des lieux des pays musulmans, comme cela se reflète dans différentes langues juives. Les Juifs n’étaient pas obligés d’oublier leur judéité pour être au milieu des autres, car les autres faisaient partie d’eux. Les habitudes étaient partagées et échappaient souvent aux lignes droites tracées par les catégories coloniales pour séparer les gens les uns des autres. De la même manière, les Juifs qui sont venus de pays européens vers Israël. Ils ont été envoyés dans des pays musulmans afin de les inciter à immigrer en Israël, et ils ont eu du mal à reconnaître les Juifs parmi les populations locales. Ils cherchaient des Juifs qui avaient l’air d’être Arabes. Plutôt que d’admettre qu’ils étaient en fait des Arabes, des Juifs-arabes, ils ont cherché des Juifs qui avaient l’air Arabes. Juifs et Arabes, pensaient-ils, ne pouvaient exister en une seule et même personne. Nous avons été maltraités par l’invention de l’État-nation, comme nous le sommes par «notre» État-nation.
Nous avons le droit non seulement de critiquer cette institution, mais aussi de nous opposer à son existence, de sortir d’un projet qui vise à nous forcer d’oublier que nous vivions en lien avec notre parenté, avec tous les organismes vivants, les astres et la Terre. Des milliers de millions de personnes aspirent à cette citoyenneté, depuis qu’elle est devenue leur unique moyen de vivre dans ce monde qui n’est pas digne de confiance. Cependant, ce désir commode ne devrait pas nous empêcher de demander urgemment son abolition. Qui a construit les prisons que de nombreuses voix appellent à abolir ? Notre citoyenneté est faite de la même substance que les prisons, même si elle porte la signature de la liberté. Juste après la colonisation de l’Algérie, des décennies avant que les Juifs ne soient forcés de devenir citoyens, les Français ont dit aux Juifs : nous savons quelle est votre vraie foi et nous vous fournirons les moyens de l’administrer séparément de vos voisins.
Alors que le traité de capitulation entre les Français et le Dey d’Alger, signé en juin 1830, garantissait explicitement la liberté des cultes religieux, en octobre de la même année, les Français mettaient en place un tribunal juif, nommaient trois rabbins pour le diriger, et définissaient les affaires sur lesquelles il devrait statuer. Quatre ans plus tard, ils décidèrent que ce tribunal s’occuperait uniquement des problèmes religieux, redessinant de fait la ligne qui séparait la vie religieuse des autres sphères de la vie. Nos ancêtres savaient que la citoyenneté qui leur avait était offerte allait mettre fin à leur façon de vivre. Il ne leur a pas traversé l’esprit d’être loyal à l’État, par opposition à un lieu, un groupe de parents, une communauté, une personne, une tradition. Je suis résolue à mettre ça par écrit, à le rendre accessible à vos enfants et à leurs enfants : n’oubliez pas le refus de nos ancêtres d’être citoyens.

«Si j’avais eu une autre fille, Je l’aurais appelée Algérie»
J’entends ce poème de Ronny Somek dans ma tête quand je pense à nos ancêtres qui ont d’abord refusé de demander la citoyenneté en 1865, lorsque cela était offert à tous les indigènes. Je ne connais pas leurs noms. Mais je sais qu’en 1870, après qu’ils aient été forcés d’adopter la nationalité française, ils eurent une autre fille. Ils l’appelèrent Marianne. C’était comme l’appeler France. Mais quand Marianne, mon arrière-grand-mère, grandit, elle eut aussi une fille, et elle l’appela Aïcha (le nom de l’une des épouses de Mohamed). C’était comme l’appeler Islam, et dire «Va te faire voir, France». Marianne, une juive, a dit aux colons français à travers le nom de sa fille, «l’Islam est ma culture, aux côtés de ma foi juive. Ma judéité est aussi la culture de mes voisins, dont la foi est l’islam.» Aujourd’hui, je dis «Va te faire voir, Israël, je m’appelle Aïsha, même mon père, presque trois générations après l’assimilation des Juifs par la France coloniale, avait honte que sa famille soit toujours enveloppée d’arabité, qu’elle échoue à devenir assez blanche.» Mon père n’a pas réussi à m’appeler Algérie, même pas Aïcha. Après sa mort, je me suis moi-même prénommée par le nom de ma grand-mère, changeant une lettre pour me rappeler que mon père ne me l’a pas donné -. Mon père n’a pas réussi à m’inviter à entrevoir la beauté de l’Afrique. Peut-être qu’il a cessé de la voir alors que les colons d’Afrique du Nord avaient remplacé l’Étoile du Nord par des décrets.
(Suite et fin) Par Ariella Aïsha Azoulay