Si le 1er Novembre m’était conté

Lutte de libération nationale

Il faut que notre résistance devienne plus forte que leur répression» ! Mohammed Belouizdad (dans son enseignement lors de ses efforts pour la reconstitution des rangs du PPA saignés par la tuerie de mai 1945).

On peut dire que ceux des «élèves» d’un Belouizdad pourvoyeur d’espoir qui ont déclenché Novembre ont parfaitement assimilé la leçon et ont réussi en la matière. Ils ont su susciter et organiser la résistance populaire à l’échelle nationale et la rendre si ferme qu’elle fera échouer la formidable guerre de reconquête lancée contre elle et, par là, l’objectif du pouvoir colonialiste de maintenir et protéger «l’Algérie française».

Comment cette résistance s’est-elle manifestée et organisée ?
Comment l’ALN est-elle née ? On ne dira jamais assez l’audace raisonnée de ce petit collectif des «22» qui s’érige ainsi en démiurge d’un mouvement qui bouleverse le monde colonial et au-delà, et participe de la libération de l’homme ! Comme tout ce qui est nouveau, cela n’a pas été facile ; mais engager la lutte armée, cette nouvelle façon de faire de la politique, en défendant notre propre champ politique national,c’est-à-dire en se situant hors du système colonial, et en le remettant en cause, c’était – répétons-le – vraiment une innovation !

Le sens des premières actions
Ce qui a préparé à l’implantation de l’ALN, ce sont les premières actionsdes «22» hommes de Novembre, et de la maigre cohorte de leurs compagnons de l’Os qui étaient décidés à les suivre, augmentés de ceux, sans doute un peu plus nombreux ? de Kabylie. Ces actions n’ont pas, toutes, rencontré le succès attendu. Il n’était pas facile, même pour les plus intrépides, de partir à l’assaut d’une forteresse réputée invincible pour marquer le nouveau champ politique national…

… et pour récupérer des armes afin d’abattre cette citadelle !
Mais ces actions ont retenti à travers tout le pays sur l’étendue duquel elles ont enclenché la lutte armée des paysans, marquant la volonté de négation de «l’Algérie française», et c’est ce qui fait leur importance. Les médias de la France coloniale, en Algérie et en ladite «métropole», la presse internationale témoignent, en ce 1er novembre 1954 de l’écho assourdissant de ces actions. Des actions armées étonnamment osées contre une puissance qui vient certes de subir le cuisant Dien Bien Phu, mais qui, de ce fait se promet de prendre sa revanche en ne se laissant plus faire dans la défense de la Grande France dont la République impériale l’a chargée… Les journaux colonialistes, cartes à l’appui, font le bilan de leur «nuit de la Toussaint» : des actions limitées, et «sporadiques», pas de quoi fouetter un chat, mais quand même un «crime odieux», dans les Aurès, commis par des bandits contre la Culture, contre un instituteur qui rejoignait avec sa femme son poste d’instituteur à Arris ! Cependant, une appréciation plus proche de la réalité du bilan de l’ennemi est portée par un des acteurs les plus symboliques de ladite guerre d’Algérie, je veux parler de l’«assassin» de Ben M’hidi, le général Aussaresses…
Je mets les guillemets à ce terme, puisque selon l’auteur de cet acte, son engagement dans les services spéciaux a décriminalisé ce qu’il a accompli comme «actions réprouvées par la morale ordinaire, tombant […] sous le coup de la loi […] : voler, assassiner, vandaliser, terroriser…» Il précise : «Tout cela pour la France…» (C’est moi qui souligne.) Rappelant que le 12 novembre, le conflit fut officialisé sans ambiguïté par la République : la seule négociation, c’est la guerre ! ce général précise : «Mais cette guerre, nous les hommes de l’ombre savions bien qu’elle était commencée depuis longtemps. Le gouvernement dont nous dépendions le savait aussi. Depuis près d’un an, le Service Action du SDECE […] commençait à préparer des actions visant à empêcher la rébellion de s’approvisionner en armes…»
Dien Bien Phu n’était pas encore digéré que «la lutte armée algérienne s’était ajoutée à ces préoccupations. Mais, à cette époque, selon la formule que [nos] autorités […] ne cessaient de rappeler, l’Algérie c’était la France et le SDECE n’avait pas le droit d’intervenir sur le territoire national. Du moins en théorie.» Il devenait nécessaire d’«intervenir directement contre la rébellion, et pour cela il fallait avoir un pied en Algérie […] Affecté depuis le 1er novembre 1954 à la 41e demi-brigade, je dus attendre la fin du mois de janvier 1955 pour embarquer de Marseille [pour] Philippeville…[auj. Skikda]».

Un tel état d’esprit ne peut s’accommoder du bilan d’actions «sporadiques»…
Et du côté du FLN-ALN, quel bilan ? Un bilan politique incontestable : c’est un marquage du champ politique national, un ébranlement décisif de la citadelle coloniale… qui établit, dans la Proclamation (et ces actions armées qui la mettent en exergue), «l’institution [qui] est là pour écarter l’interrogation, et l’angoisse liée à l’arbitraire qui se rappelle dans les commencements…», et fonde le droit du FLN de mobiliser le peuple à la résistance et de le conduire vers l’issue libératrice… Ce qui est intéressant dans ce propos (de Bourdieu), c’est justement ce pouvoir de l’institution… pouvoir qui, hier, par exemple, a permis, chez nous, le retour de Boudiaf pour régler la crise de la vacance du poste présidentiel, sans qu’on pût dire : «de quel droit ?»…
Pourtant, l’institution qui, chez nous, a ce pouvoir immense, n’a que soixante six ans d’âge ! La réunion des «22» a été l’instance qui a résolu «l’angoisse liée à l’arbitraire qui se rappelle dans les commencements» pour renouer avec l’Algérie historique. Cette angoisse était là, assurément, chez ces «22 Prométhée» qui ont donné le signal de l’assaut du ciel de la libération de la patrie enchaînée… Elle s’est exprimée par l’interrogation inquiète de Boudjemâa Souidani quant à ce qui lui est apparu hésitation chez ses camarades devant l’impératif de l’heure, pour lequel ils ont été choisis… Elle s’est alors résolue dans l’accord sur le lancement de la lutte armée et l’élection d’une direction pour le mettre en œuvre, ouvrant la voie à la Proclamation du 1er Novembre 1954 – acte fondateur et institution de l’État algérien – et à la mise en œuvre de ce programme.

Et le bilan en matière de récupération d’armes ?
Précisons d’abord que cette entrée dans l’histoire de l’homme – nié dans le colonisé – est vouée à la rendre universelle pour la première fois ; et cela mérite de se battre : «à défaut d’autres armes, la patience du couteau suffira», écrit Frantz Fanon. Qui répond ainsi pour ce qui est de la récupération d’armes pendant ces actions, où tous les espoirs ne sont pas exaucés : difficultés imprévues à atteindre les cibles, hésitations ou même abandon, devant la tâche, des militants prévus pour la mener, du fait de sa terrible nouveauté… Le bilan sur le terrain se mesure aussi aux arrestations et la mort au champ d’honneur parmi les initiateurs des actions, lors d’accrochages avec les forces d’occupation, tout de suite mobilisées. Ces pertes de la petite équipe qui a pris sur elle de conduire la lutte de libération sont importantes à prendre en considération au plan historique… Il est vrai que les paysans, qui étaient en attente d’apprendre que la situation est mûre pour une insurrection nationale, se sont mis en action ; et sur ce plan, la réussite est pleine. Si l’ALN manque d’armes, elle ne risque pas de souffrir faute d’hommes décidés à en prendre… y compris en allant, à mains nues, en délester l’ennemi.
«Que valent tous les chiffres, dira Fr. Fanon, en face de la sainte et colossale énergie qui maintient en ébullition tout un peuple ? Même s’il est prouvé que nos forces ne dépassent pas 5 000 hommes, mal armés, quelle valeur une telle connaissance peut-elle avoir puisque avec un million d’armes nous ferions encore des mécontents et des aigris…» Mais sur le plan de la direction des actions armées prévues sur le terrain, pour lancer le mouvement, la petite équipe n’était pas en surnombre… loin s’en faut ! Déjà, le groupe chargé du secteur de la capitale du Constantinois et de ses alentours n’est pas à son poste… Pour éviter toute surprise liée aux hésitations dont ils ont fait montre après la rencontre des «22», le grand événement aura lieu à leur insu… Ils rejoignent, ailleurs et dans la précipitation, le combat dont ils devaient être dirigeants dans la région mise sous leur autorité : deux d’entre eux tomberont au champ d’honneur, incognito, dans le maquis – gloire à eux ! –, et deux autres, arrêtés, ne seront libérés qu’à l’indépendance… Le manque à gagner de ce petit «couac»– si on peut dire ! – sera comblé plus tard (le 20 août 1955)…

L’aube – et non «la nuit» ! –, où les actions ont été engagées
Bien évidemment, ces premières actions ont été engagées là où elles avaient les meilleures chances de succès… dans «ces môles sociologiques de la Kabylie, des Aurès, de l’Ouarsenis»… dont J. Berque a signalé le «rôle considérable dès les premiers temps de l’insurrection», car «ils sauvegardent, sur le plan géographique, comme la femme sur le plan social et moral, des réduits de signifiance.» Et, parmi ces môles, les Aurès, entre autres, font parler d’eux en cette aube du 1er novembre 1954. Nous précisons ici l’aube – et non «la nuit», définitivement «coloniale» depuis que Ferhat Abbas l’a pertinemment ainsi qualifiée – ; ceci pour affirmer l’exacte symbolique de l’évènement et nous démarquer autant de celle, macabrement idéologique, de la «Nuit de la Toussaint»… que de celle de la «Nuit rebelle» adoptée par certains historiens et qui pèche en plus par le qualificatif qui induit la légitimité de l’autorité remise en cause.
(A suivre)
Abdelalim Medjoui