Si le 1er Novembre m’était conté (III)

Lutte de libération nationale

Belle gestion politique du collectif des militants destinés à la lutte armée, où ils n’ont pas été perturbés par des enjeux idéologiques liés à la crise à la tête du MTLD ! Elle montre un Krim qui, tout en étant convaincu de l’inanité des luttes légalistes au sein du système colonial pour les droits de «l’indigène», penche sentimentalement vers celle, plébéienne, des deux tendances qui se disputent la direction du parti…
Il est intéressant de retrouver la même inclination chez Abbane : «Moi, d’instinct, je suis messaliste», a-t-il dit à Mazouzi dans la discussion où ils supputaient sur l’identité de Novembre… Et n’oublions pas le verdict critique de Benboulaïd rapporté par Belaïd Abdesslam devant le Cc : «… politiquement, c’est Messali qui a raison…»! Décidément, chez les révolutionnaires, la plèbe, même réformiste, a toujours meilleure presse que l’aristocratie, ouvrière ou nationaliste…

Le 1er Novembre dans les Aurès
Dans cet autre «môle sociologique» des Aurès, on part des mêmes prémisses qu’en Kabylie : ici aussi, l’OS a été préservée de la dissolution indument ordonnée par le CC… ; «camouflée» en daïra du parti, sous la responsabilité de Benboulaïd, lui-même membre dudit CC, et mise ainsi à l’abri des luttes idéologiques du sommet du parti, ses hommes sont, donc, uniquement préoccupés par la préparation de la lutte armée. Le tableau évoqué plus haut donne une liste des actions opérées dans la zone. Elle concerne six localités : Biskra, Khenchela, Batna, FoumToub, Aïn M’lila et les Gorges de Tighanimine. Mais, par bonheur, une autre recension donne une idée plus complète et surtout, donne chair à ces actions. Le travail de M.-L. Madaci, un essai de reconstitution des faits[18], dont ceux du 1er Novembre, à partir des souvenirs de sept participants encore heureusement en vie en 1969, date où il a commencé sa quête… Il s’agit donc de faits plus incarnés que ceux synthétisés dans les rapports de police.
On y apprend que Benboulaïd avait bien préparé ses hommes. Il en a formé 25 groupes bien armés[19] et habillés de treillis militaires, avec des objectifs bien étudiés, couvrant toute la zone (1-les Aurès-Nememcha) : … de Biskra-M’chounech, au Sud, à Aïn M’lila, au nord, à Khenchela à l’est, en passant par T’kout-Foum Toub, au centre… C’est le plus grand ensemble d’actions armées organisé en cette aube du 1er novembre 1954… Ce que ne reflètent pas les tableaux évoqués plus haut. Les témoins de Madaci n’exagèrent-ils pas ? Ils n’édulcorent en tout cas pas les faits. Si le déploiement des hommes de la zone a été effectif et impressionnant, toutes les actions n’ont pas porté les fruits espérés, par perte de sang froid, ou indiscipline, ou par défection…

Toujours la même fragilité de l’homme quand il défie l’impossible !
Les comptes-rendus, attendus avec impatience, arrivent au compte-gouttes. On apprend à Si Mostefa que T’kout, Ouldja, Kimmel, Taberdga, Lemsara, Tamza, El Ksar, Arris, Ichemoul et Inoughissen ont été plus ou moins harcelés, que des ponts entre Arris et Batna ont été coupés, que des poteaux téléphoniques ont été sciés, que des tracts ont été distribués… Abbas Laghrour, très en colère explique l’échec de l’attaque contre le commissariat de Khenchela dont il rend compte : les hommes de Yanous ont fait faux bond, mais il exalte le courage des jeunes dont malheureusement le manque d’expérience et la défection de Yanous ont fait qu’ils se sont repliés sans prendre les armes des policiers… Si Mostefa le calme en lui disant que la radio en a parlé et que c’est important…
Cependant, concernant Batna, pour l’attaque de laquelle il avait préparé une forte expédition, et dont il a accompagné les hommes jusqu’aux portes de la ville, l’action n’a pas eu les résultats escomptés, au point que notre «tamiseur» conclut (p. 14) : «Mostefa ignore que son savant échafaudage va s’écrouler comme un château de cartes»… Mais c’est Benboulaïd qui, avant même d’avoir les comptes-rendus, donnera la juste appréciation – politique – des résultats à la fin de la matinée de cette aube montante : «s’il n’y a pas eu succès complet, il n’y a pas eu d’échec total non plus. Cent cinquante hommes armés sont lâchés dans la nature, il en sortira bien quelque chose !»

La radio de l’ennemi, lui dit-on, aurait parlé de 3 000 hommes !
Ce qui le fait rire… Mais, comme pour la Kabylie, autant l’une que l’autre de ces deux appréciations sont «confirmées» par l’immédiate grande mobilisation des forces militaires et policières ennemies pour tenter de faire face à ce nouveau développement, malgré tout, inattendu… Par ailleurs, Si Mostefa a beaucoup insisté sur le côté politique de l’entreprise : «La lutte armée n’est qu’un volet du combat. Vous ne devez jamais vous lasser d’expliquer les buts de la Révolution, en toute occasion, tant à vos hommes qu’à la population. (…) On vous donnera des tracts*. Distribuez-les, expliquez-les avec patience.» (p. 23, 31)

[*Proclamation du 1er Novembre et Appel au peuple…]
Un tiers de l’effectif lancé dans l’action en cette aube pas comme les autres, est chargé de cette tâche pacifique… C’est d’ailleurs un groupe de ce genre, celui de Taghit, qui a créé l’événement : dirigé par Mohamed Sbaïhi – et non par Chihani[20], il s’est placé sur le chemin de l’autobus où le hasard avait fait embarquer le malheureux instituteur Monnerot et sa femme, qu’accompagnait le caïd de M’chounech. Ordre a été donné aux passagers de descendre pour être informés de «l’Annonce grandiose – An-Naba’ al- ‘adhîm» (Coran, lxxviii, 2) – de l’ère nouvelle ouverte en Algérie. Mais voilà que le caïd de M’chounech veut remettre l’heure coloniale en brandissant son petit 6.35… Un djoundi, plus prompt, le vise d’une rafale… qui atteint mortellement l’instituteur et blesse sa femme ! Informé, Si Mostefa blâme et re-blâme l’acte et le chef qui n’a pas su le prévenir… C’était l’erreur à ne pas faire ! Plus de 30 ans après les faits, et plus de 10 ans après l’âpre négociation qui a mis fin à l’immense et inégal affrontement et pour le récit de laquelle il a prêté son grand talent[21], Jean Lacouture, rappelle ce fait avec sa délicate «objectivité» orientaliste : «Cruauté aveugle ou provocatrice des premières actions du FLN (l’assassinat notamment de l’instituteur Monnerot, ami notoire (sic) des Algériens)…» ! (p. 8) Les êtres frustes qui ont causé sa mort inutile n’ont sans doute pas déchiffré cette qualité pourtant inscrite en lettres bien visibles sur son front ! Pour en revenir à Si Mostefa, le 5 novembre, il n’a pas encore de nouvelles de ce qui s’est passé au sud, à M’chounech et ses environs.
Il y rejoint Berrehaïl, ex-«bandit d’honneur», chargé des actions dans la région, jusqu’à Biskra-Tolga[22]. Il le tance de ne pas s’être présenté pour rendre compte au commandement. Il s’inquiète auprès de lui du groupe communiste de Mohamed Guerrouf de Ouled Kebbach, chez qui ils se rendent ; il se montre heureux de la venue de Si Mostefa : «Mon groupe est à ta disposition. Nous sommes prêts à nous battre à tes côtés, mais nous restons sous l’autorité de notre parti». Impossible ! Si Mostefa refuse et exige alors que les armes lui soient remises. Guerrouf parlemente, puis demande un délai de 10 jours, pour en référer à Alger. Il le lui accorde… Et notre «tamiseur «de préciser, en note : Si Mostefa fait part de son doute que les communistes répondent, ni remettent les armes. Mais 15 jours plus tard, Guerrouf les remet et s’extrait du maquis, sur instruction d’Alger. Encore un ou deux derniers mots encore sur la zone 1. Devant certains comportements bravaches inutiles et porteurs de danger, Si Mostefa insiste sur le respect des règles de la guérilla. «Ne sous-estimez jamais l’ennemi, méfiez-vous de l’avion». Terminons ce rapide survol par un point important déjà signalé pour la zone 3. Lors du premier rendez-vous pour faire le point sur les actions dans la zone, une dizaine d’hommes qui avaient fait défection ont demandé à reprendre leur liberté pour retourner dans leurs foyers. «Mostefa les rend immédiatement à la vie civile puisque, comme il l’affirme, le militantisme est basé sur un strict volontariat.»

Le 1er Novembre en zone 2, région historiquement riche en potentiel de lutte
Ali Kafi raconte un de ses contacts avec Mourad Didouche qui l’a chargé, écrit-il, de lui «arranger un rendez-vous avec le chef de daïra du parti à Skikda, Chaâbane…». «… ils se rencontrèrent au café […], pendant que je surveillais, attablé en face. Je remarquai que le visage de Chaâbane se transformait […] jusqu’à devenir jaune comme le citron ; l’entretien ne dura pas plus d’une demi-heure […]». Ayant fait quelques pas avec Didouche, je lui dis : «On voyait sur son visage qu’il n’était pas content de sa rencontre avec toi». […il] me répondit sèchement : «S’il ne marche pas avec la révolution, je l’abattrai moi-même !». [23]
(A suivre)
Abdelalim Medjoui