Entre tradition et créativité (II)

Poésie arabe

Pour ne pas m’éloigner de ma problématique, par exemple, Imru’ Al-Qays y est classé en tête du peloton car il a fait preuve de créativité et les arabes l’ont suivi dans cette voie, comme pleurer sa douce-aimée en présence de compagnons, le raffinement de l’expression de sa nostalgie, ses métaphores et comparaisons sont jugées excellentes à ses yeux. Plus généralement, le facteur historique est omniprésent dans les autres critères de classement des poètes. Ainsi, dans son classement géographique, il classe Médine en tête de liste bien avant la Mecque, Tâèf et autres contrées géographiques car, selon lui, cette ville a connu plus de guerres, d’où le développement particulier de la poésie à Médine. Donc le facteur de créativité, autrement dit la distinction ancien/nouveau, ainsi que le critère historique participaient de la distinction et de la hiérarchisation des poètes et de la poésie en tant qu’art, et ce dès l’aube de la critique littéraire arabe ! Pourtant, il est considéré comme «conservateur» par certains historiens, car il n’a pas abordé les grands poètes contemporains novateurs, et s’est limité aux «anciens». Cette question de l’ancien et du nouveau dans la poésie est encore plus claire dans l’ouvrage du juge et théologien Ibn Qutayba (m. 276h). Dans son ouvrage «Achi’r wa Chu’àrâ», il recense plus de 200 poètes, de la Jahiliyya jusqu’au début de l’ère Abbasside.
Il écrit : «Je n’ai pas glorifié le poète selon son ancienneté, ni dénigré le plus récent parmi eux, mais plutôt je les ai jugés équitablement…», pour lui on ne doit pas considérer le poète selon sa position dans le temps, mais selon son excellence dans cet art. On voit donc bien que la question du nouveau et de l’ancien était déjà posée à cette époque là ! Certains historiens pensent qu’il fait référence à Al-Jumahî. Il ajoute : «J’ai vu parmi nos savants qui apprécient la poésie, pourtant de mauvaise qualité, au motif qu’elle est ancienne, et dénigrent la poésie de bonne qualité au seul motif que le poète est un contemporain». Il ajoute avec lucidité que «Allah n’a pas restreint la science, la poésie et la balagha à une époque sans les autres époques, ni les a confiées à un peuple en privant d’autres…». Enfin, terminons par un troisième exemple, à savoir l’ouvrage de Al-Âmidî (m. 371h) où il fait l’étude critique et comparative de deux célèbres poètes qui ont marqué l’histoire de la discipline, Abou Tammâm et Al-Buhturî. La question de l’ancien et du nouveau traverse aussi cette étude devenue usuelle dans l’histoire de la critique littéraire arabe. Cet exemple est assez intéressant car il porte exclusivement sur les jugements esthétiques qui doivent nous permettre de départager ces deux grands poètes. Malgré son parti pris pour Al-Buhturî, Al-Âmidî discute les thèses populaires qui polarisent les partisans de l’un et l’autre. Il distingue deux courants : l’un fidèle à la tradition poétique, aux «anciens», dont le style est classique et les significations claires, sans aucun besoin d’artifices et d’explications.
C’est le courant d’Al-Buhturî. Tandis qu’Abou Tammâm utilise dans ses poèmes des significations plus profondes, plus philosophiques qui nécessitent plus d’efforts, en cela il rompt avec les anciens. Donc, vous voyez, la question du nouveau et de l’ancien est omniprésente dans la poésie arabe dite classique. Cette poésie n’a jamais été figée, elle s’est renouvelée continuellement. Et surtout, j’attire l’attention du lecteur sur ce point très important, le renouveau dans la poésie se constatait a posteriori, après coup, il se pratiquait en toute autonomie, il se vivait, mais ne se décrétait pas ! En résumé, que ce soit la poésie ou la critique littéraire de cette poésie, elles ont connu toutes les deux des évolutions relativement constructives qui n’ont jamais remis en cause l’existence de cet art sous sa forme traditionnelle, sa musicalité et sa structure pour l’essentiel. Et l’attachement aux règles formelles de cet art n’a jamais constitué un frein à l’enrichissement de cette poésie dite «classique» qui a toujours été plurielle.
La poésie engagée de Mutanabbi n’est pas le pessimisme d’Ibn Roumi ou d’Al-Ma’arrî, et l’amour d’Ibn Al-Farèd ou l’ascétisme d’Abou Al-‘Atâhiya n’est pas la luxure d’Abou Nouass, et la fluidité de Jarîr diffère malgré tout de la sobriété de Farazdaq, l’amour courtois de ´Antara n’est pas l’amour obscène de Imru’ Al-Qays, et ainsi de suite. Pas un seul poète ne ressemble à un autre. Étrangement, bizarrement, curieusement, drôlement… la question du «renouveau» dans la poésie arabe deviendra une obsession, que dis-je ! une hystérie au lendemain de la colonisation des pays arabes par l’Occident. Certains lecteurs pourraient aisément me rappeler que les intellectuels de l’ère classique sont pourtant entrés en contact avec les autres civilisations, notamment perse, et certainement en a résulté un changement sur le plan littéraire. Certes, le contact a eu lieu de façon structurelle et plus accentuée dès l’époque Omayyade, mais nous avons vu que les changements n’ont pas remis en cause la structure de la poésie arabe, c’est-à-dire ce qui fait sa spécificité, son identité propre. Ibn Al-Muqaffa’ pour gagner sa place dans l’histoire de la prose arabe, dût se plier aux règles de cette langue.
De nombreux poètes d’origine étrangère ont dû se soumettre à la tradition poétique arabe pour pouvoir entrer dans le palmarès de la poésie arabe, qu’ils soient perses ou romains d’origine, comme c’est le cas de Bashâr Ibn Burd ou encore Ibn ar-Rûmî. Quant aux intellectuels franchement arabophobes, hostiles à la langue et culture arabes (qu’on appelle Ashu’ûbiyûn), ils ont rencontré de vives oppositions, comme on le voit dans l’œuvre de Al-Jâhidh (m. 255h) pourtant très ouvert sur les autres cultures, que ce soit dans ses «Bukhalâ» ou dans son «Al-Bayân wa At-Tabyîn». Près de la moitié de ce dernier ouvrage est composée de poèmes arabes ! Ces Shu’ûbiyyûn n’ont pas réussi à toucher aux fondements de cette poésie. Quant à la philosophie grecque, la rhétorique et la logique d’Aristote ont effectivement influencé la littérature arabe, je ne nie pas cette réalité, comme nous pouvons le voir notamment chez le critique littéraire Qudâmah Ibn Jaafar (m. 337h), mais encore une fois cette influence n’a pas impacté la pratique de la poésie dans sa forme. C’est justement à Qudâmah que l’on doit la définition formelle la plus claire et la plus répandue : la poésie est à ses yeux celle qui a un «mètre», une «rime» et un «sens». Qu’est-ce que la poésie arabe sans mètre, ni rime ni sens ?! Revenons à notre problématique. En quoi consiste alors cet appel au renouveau de la poésie arabe au XXe siècle ? De quoi est-il le nom ? Et quelles sont les transformations qui ont traversé la poésie arabe contemporaine ?

La langue arabe comme obstacle au renouveau dans la poésie à l’ère moderne ?
Avant de traiter des changements subis par la poésie arabe dès le début du XXe siècle, il convient d’aborder en préambule la question de la langue poétique, sur laquelle je reviendrai en deuxième partie. Tout d’abord, au cours de mes recherches, je me suis aperçu que l’appel au renouveau dans la poésie est étroitement lié à la langue Coran. En guise d’amorce, l’article du célèbre poète égyptien Fârouq Juwaydah, publié dans Al-Ahrâm en janvier 2021 et intitulé «la langue du noble Coran est en danger», est la parfaite illustration du lien implicite entre la langue du Coran et les appels au renouveau. Il constate un «clivage au sein de l’élite arabe dans ses prises de position envers la langue arabe. Il y a d’une part ceux qui courent après la modernité voyant en elle le renouveau et la contemporanéité, et d’autre part, ceux qui pensent que la langue est la conscience et les piliers culturels de la oumma». Dans le même article, il constate des «attaques prédatrices que subit la langue arabe sous des concepts comme le renouveau, la modernité et les vagues d’occidentalisation qui ont altéré les sources de la créativité».

Ce discours est-il nouveau ?
Absolument pas. Prenons le début du 20e siècle, l’illustre «poète du Nil» Hâfiz Ibrâhîm tient le même discours déjà en 1903, notamment dans son poème anthologique «la langue arabe pleure sa propre mort», sous la colonisation. Le contenu du poème est assez révélateur des débats en vigueur à cette époque. Ce n’est pas tant ce poème que le climat intellectuel qu’il reflète qui m’intéresse. Dans ce classique de la littérature, la langue arabe parlant de son propre sort, nous dit sous la plume du poète, que son peuple la considère «stérile» alors qu’elle a apporté au Coran «terminologie», «finalités» et «morale». Son peuple lui reproche aussi de ne pas pouvoir mettre des mots sur les nouvelles technologies, et la langue arabe de répondre que ce discours et cette mentalité proviennent de «l’Occident». Si aujourd’hui beaucoup d’intellectuels arabes pleurent encore le sort de cette langue, c’est qu’en face d’eux le discours de la «modernisation «persiste et se radicalise parfois. Je donnerai deux exemples qui me suffisent amplement pour illustrer la persistance de ce discours tout au long du XXe siècle et qui permettront ensuite de comprendre les origines de cet appel au renouveau. Le premier exemple est celui du penseur Ahmed Amîne. L’auteur de la célèbre trilogie sur l’islam se propose de dresser une vaste histoire strictement «rationnelle» du patrimoine islamique.
Marqué par les jugements orientalistes sur la civilisation arabe, selon lequel le degré d’abstraction est lacunaire dans la littérature arabe, c’est le principe de rationalité qui guide en permanence sa lecture du patrimoine. Dans le premier volume, «Fajr Al-Islâm» publié en 1929, il écrit ceci : «Le principe de causalité fait défaut aux arabes de la Jahiliyya» ainsi que la «profondeur de la pensée». Il ajoute en confirmant et avec complaisance que «des orientalistes ont constaté que la nature de la raison arabe ne perçoit pas les choses d’une vision générale et globale (…) l’Arabe ne voit pas le monde dans sa globalité comme l’a fait le Grec par exemple». A. Amîne nous dit que l’analyse précise et l’abstraction sont «incompatibles avec la raison arabe». Par exemple, «devant un arbre, il ne l’appréhende pas dans sa globalité, mais observe un élément précis de cet arabe», affirme A. Amîne. Il s’ensuit que la langue et la poésie arabes de la Jahiliyya présenteraient un caractère primitif… manquant cruellement de raffinement. La langue serait pauvre car correspondant à la vie du désert, et la poésie «monolithique», «monotone» et «peu créative» jusqu’à sa musicalité à cause de l’environnement rude et aride. Et de conclure, «en résumé, la poésie Jahiliyya ne reflète pas une imagination large et diversifiée».
Le deuxième exemple est l’ouvrage de Mohammed Âbed Al-Jabrî, «Formation de la raison arabe». Considérant que la première activité scientifique qui a contribué à la structuration de la raison arabe est la compilation des règles linguistiques, Al-Jabrî s’est attelé à montrer que la langue arabe, comme tout autre langue, «contribue fondamentalement à définir la vision du monde et la représentation de l’univers». S’appuyant sur Herder notamment, il affirme qu’on parle comme on pense et on pense comme on parle. La langue n’est pas un simple outil, elle porte autant qu’elle structure une vision du monde bien déterminée. Partant de là, il analyse principalement les travaux du linguiste et auteur de la métrique arabe Al-Khalîl Al-Farâhidî pour montrer in fine que les linguistes arabes ont sclérosé et figé la langue à une époque et un environnement précis, dans une vie primitive et bédouine, et dans des catégories rigides, ils auraient alors occulté le réel mouvant.
Pour Al-Jabrî, ils ont rendu la langue arabe «incapable d’accompagner l’évolution et d’accepter ce qui doit se renouveler». Son verdict est sans appel, la «méthode d’Al-Khalîl» notamment a fait de cette langue une «langue anhistorique car elle ne se renouvelle pas avec le renouvellement des situations et n’évolue pas avec l’évolution des époques (…), elle est en dehors de l’histoire en ce qu’elle ne tient pas compte des défis de l’évolution». L’auteur est allé jusqu’à croire que la langue dialectale est plus flexible et plus en phase avec l’évolution que la langue littérale ! Mon objectif ici n’est pas de discuter ces deux dernières thèses qui sont évidemment très fragiles de mon point de vue, mais de montrer, au travers d’une analyse socio-historique, le lien étroit entre l’occidentalisation, l’orientalisme, la langue du Coran et la question du renouveau de la poésie arabe. Dans ce cadre intellectuel, en quoi consiste finalement les appels au renouveau de la poésie arabe ?
(Suite et fin)
Jaroui Mihoub