Genèse, caractéristiques, évolution et perspectives

Hirak

Dans cette modeste contribution, sur la base d’une tentative d’approche marxiste-léniniste (1) de l’histoire immédiate, sur le «Hirak» ou soulèvement populaire, je m’appuierai sur une reconstitution chronologique approximative des divers faits marquants amassés dans les sources journalistiques et orales de première main, en plus de certains échanges avec des camarades et ami(e)s, d’internet (avec la nécessaire prudence exigée à cause de la propagande perfide – fake news – des protagonistes), et de l’observation directe de l’événement à Oran pendant plusieurs semaines et Alger pendant le 8 novembre 2019 et les 21 /22 février 2020.

Principales caractéristiques du « Hirak»
Ce grandiose sursaut populaire patriotique à caractère national, anti-néocolonial, anti-impérialiste, antisioniste (17) massif mais hétérogène et interclassiste à dominance juvénile mixte et pacifique – dans sa première phase – qui se propagea dans tous les recoins urbains du pays, l’émigration et parmi la diaspora, peu à peu se fraya sa voie en s’autonomisant relativement par rapport aux douteux initiateurs et marginalisa les prétendus leaders politiques, y compris les postulants au trône d’El Mouradia, qui s’étaient compromis avec le pouvoir, prenant le train en marche et tentant vainement de le récupérer.(18) Il préserva sa force de frappe grâce à son unité autour de l’objectif commun et consensuel principal pour faire déguerpir le noyau dur de l’alliance présidentielle constitué autour du dauphin Saïd Bouteflika, qui en fait usurpait la fonction de son frère aîné depuis son handicap. (19) Mais ce dernier manœuvra jusqu’à la fin, en résistant de toute son énergie dans sa lente agonie, modifiant sa tactique d’alliance en renouant avec l’ex-chef du DRS et appelant à la rescousse l’assistance directe de l’Etat néocolonial (la France) à travers son ambassade et la DGSE qui l’avait soutenu jusqu’au bout.(20) Il était déterminé à s’accrocher à tout prix au pouvoir en faisant certaines concessions aux adversaires, même en recourant à la répression féroce par tous les moyens, en fomentant des troubles entre les manifestants et les forces de maintien de l’ordre, tentant de provoquer un bain de sang (21) et par conséquent une situation idoine à l’intervention étrangère impérialiste qui guette le moment propice.
L’enjeu politique capital de préserver un pôle important du pouvoir – la présidence – après avoir amassé une grosse fortune, formé un système clientéliste interne basé sur la redistribution calculée de la rente et l’idéologie du soufisme transformée en maraboutisme charlatanesque, (22) entretenir des soutiens internationaux auprès des multinationales, et les grandes puissances capitalistes (USA, France…), en dilapidant l’argent public, institutionnalisant la corruption, en vilipendant son peuple laborieux et le prenant en otage par toutes sortes de subterfuges. (23) Tout cela démontre l’étroitesse de vue d’un segment de l’oligarchie capitaliste financière et compradore montante qui par égoïsme et avidité n’ayant pas pris conscience pour soi à temps, qu’elle courut le risque de tout faire perdre à l’ensemble de sa classe sociale, en étant encore au stade d’une conscience en soi (24). L’irruption soudaine du «Hirak» n’est pas due à la puissance de la classe ouvrière et à ses organisations syndicales et politiques, qui ne sont nullement derrière son déclenchement en tant qu’initiateurs, mais à la discorde des représentants de diverses fractions de la classe bourgeoise qui n’ont pu s’accorder sur un candidat commun pour prendre le relai d’Abdelaziz Bouteflika sur la base d’un consensus politique.
Mais les causes profondes, qui ont fait que les masses populaires ont rejoint l’action de la revendication du rejet du 5éme mandat au fur et à mesure en participant aux marches unitaires et intergénérationnelles urbaines, ensuite par un mouvement gréviste de la classe ouvrière qui paralysa toute l’économie nationale en s’étendant même aux hydrocarbures (26) – plus efficace quant à son effet sur la décision des centres du pouvoir, sont matérielles et à caractère socioéconomique d’abord engendrées par la voie libérale suivie depuis 1981, approfondie ensuite en 1994, par l’injonction du FMI. et de la Banque Mondiale et aggravée par les mesures du pouvoir partagé toufiko-bouteflikien jusqu’en 2014– contrairement aux racontars actuels des idéologues dirigeants les partis du libéralisme (laïcs et islamistes), de la social-démocratie (dont la variante trotskyste) et les falsifications des analystes de tout acabit. Ce choix a eu des conséquences néfastes sur la vie de la majorité des algériens (précarité et chômage, misère, difficultés de se soigner, de trouver un toit, inflation, inégalités, «Harga», mendicité et même faire les poubelles…), en plus évidemment des restrictions imposées aux travailleurs de s’organiser sur un plan syndical ou politique, l’entrave au droit de grève, le délit d’opinion. Les luttes des différentes catégories sociales opprimées, (27) sous toutes les formes, accumulées depuis plusieurs décennies contre la politique capitaliste – avec son lot de malheur et de répression – ont contribué à élever la conscience sociale, à acquérir de l’expérience dans l’organisation et à tirer des enseignements des échecs.
La transmission orale ou écrite des leçons de l’histoire et la mémoire populaire contribua à l’éducation militante de la jeune génération, surtout à l’ère de la connexion par le portable et l’internet qui ont modifié radicalement les conditions de communication, accéléré le flux de l’information, et facilité l’échange et la coordination virtuellement avant de concrétiser sur le terrain un objectif quelconque. (28) L’attitude abstentionniste graduelle et exponentielle des masses populaires durant les deux dernières décennies, qui à défaut de s’exprimer par d’autres formes de lutte possible s’imposa, reflétait une forme de résistance politique passive lors de tous les scrutins, et non une quelconque démission totale. (29) Ces divers facteurs objectifs et subjectifs dans leur rapport dialectique complexe rendent intelligible la dynamique de l’évolution sociopolitique. Dans le cas du «Hirak», il aurait fallut un catalyseur pour que le mouvement populaire de cette dimension, malgré ses contradictions internes, se propulsât de l’avant et balayât l’obstacle principal qui entravait sa progression pour atteindre le but commun qu’il s’était fixé, en tenant compte des rapports de force et des limites de l’étape (30) historique de la révolution démocratique nationale, qui après avoir connu des phases de recul, voire de régression remettant en cause le caractère social et républicain, acquis de son mouvement de libération nationale pour lequel des sacrifices inouïs ont été fait, une sorte de régime de gouvernance amalgamé de despotisme et de népotisme s’appuyant sur l’alliance d’élites représentantes de néo-assabiyates.
Cette forme inédite de superstructure est le produit particulier de l’histoire algérienne correspondant à une base matérielle ou infrastructure d’un capitalisme parasitaire néo-colonisé représenté par la mainmise des multinationales et une nouvelle oligarchie compradore divisée en fractions concurrentes qui a proliféré sur les ruines du secteur public productif déstructuré par les reformes libérales incessantes, la remise en cause du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur et la libéralisation du secteur banquier ainsi que le début d’émergence d’une tendance monopoliste privée d’un capitalisme de la périphérie au développement entravé. (31) Le renouvellement de la sainte alliance, entre Saïd Bouteflika et le général – major Mediène Toufik, concoctée dans la précipitation, après la rupture de 2014, exprimant des intérêts colossaux de l’oligarchie qui foisonna à l’ombre du pouvoir bouteflikien, se prépara même à la guerre civile pour défendre par la violence milicienne(32) sa position dominante dans la société et son hégémonie sur les principaux leviers du pouvoir. Mais une autre alliance adverse naissante et insoupçonnable, constitua un vrai rempart infranchissable à ses desseins machiavéliques, celle de l’ANP – guidée par un courant patriotique héritier de la belle époque boumédieniste de «Djeïch Chaâb dhad erradj3iya», renforçant progressivement sa position sur le commandement de l’armée depuis l’année 2015 – et des masses populaires constituant le principal contingent insurgé du «Hirak», avec le slogan ‘’Djeïch Chaâb khawa khawa’’ dans la première phase de cette révolte populaire. (33) Le plus dangereux piège fut tendu à ce dernier et aux forces de police le vendredi 12 avril 2019 – il y a eu certes d’autres escarmouches successives auparavant, même mort d’homme – pour enclencher l’affrontement entre les deux blocs alliés et noyer dans le sang la marée humaine à la place Maurice Audin devant l’entrée du tunnel, à travers l’intrusion de casseurs. C’était un plan prémédité dont une voix avait averti la veille timidement dans les réseaux sociaux, (34) alors que le président avait été déjà démis de ses fonctions le 02 avril 2019, dans le but de briser l’alliance entre le peuple et l’ANP, qui seule était capable de féconder une puissance à un degré suffisant pour neutraliser l’adversaire redoutable rompu aux manœuvres de la diversion, de la désinformation et de l’intoxication. L’ex-DRS avait une longueur d’avance importante d’influence sur la société par rapport à l’Etat-major de l’ANP qui lui, renforça sa position dans l’armée et les autres services de sécurité de 2015 à 2018. (35)
(A suivre) B. Lechleche.
Chercheur-Historien