L’identité imaginaire, le climat des affaires, le 1er novembre, la société civile et autres questions…

Constitution

Le 12 septembre 2019, des amis m’ont demandé de réagir dans l’urgence à l’irruption du néologisme «Tamazgha» dans les textes de l’avant-projet de la Constitution Laraba.

Je n’avais pas à ma disposition ce texte. Je m’étais intéressé à comprendre comment ce néologisme a pu séduire tant de personnes adultes ou jeunes. Si telle est la compréhension du rapport Etat-Islam, on pourrait comprendre qu’en dehors des règles édictées, toute acceptation d’appropriation ou d’exploitation par des groupements ou individus de cette religion, sous prétexte de la défendre, signifie pour l’Etat qu’il n’est pas en mesure d’assumer les prérogatives que lui fixe sa Constitution. Un tel constat porterait un préjudice certain à la perception et à la crédibilité du système institutionnel dont les attributions sur d’autres sujets peuvent aussi être remises en cause, à l’initiative d’associations ou de clans d’intérêts. C’est pourquoi d’ailleurs et afin d’éviter tout dérapage, il est important que l’Etat définisse par des dispositions légales et réglementaires ce qui est de sa compétence et ce qui est de la compétence des partis ou des associations en matière religieuse.

Partout, depuis les luttes de libérations nationales, qu’ils soient d’inspiration socialiste ou capitaliste, les développements économiques se sont réalisés sur les grandes aires de civilisations car elles sont les aires des développements précédents de l’humanité et les premiers universalismes. Partout renaît la science, la culture, d’autres options économiques sur ces aires qui furent celles des routes commerciales protégées. Cette pensée «correcte» aux standards de l’Empire et de l’auto-proclamée «Communauté internationale» est l’officialisation de notre assimilation au monde qui nous a colonisés. Nous sommes sortis ainsi de la Proclamation du 1er novembre qui parlait de la Nation algérienne. Cette proclamation affirmait aussi que l’Etat algérien devait être social, c’est-à-dire au profit de tout le peuple en tant qu’ensemble sans distinction de classes. Ben M’hidi dans son texte «Les buts fondamentaux de notre révolution» (El Moudjahed, 1956) parlait même de réforme agraire et de socialisme :

«Le peuple algérien reprend une autre fois les armes pour chasser l’occupant impérialiste, pour se donner comme forme de gouvernement une République démocratique et sociale, pour un système socialiste comportant notamment des réformes agraires profondes et révolutionnaires, pour une vie morale et matérielle décente, pour la paix au Maghreb». Or, l’article 43, qui reconduit aussi une disposition de la Constitution Bouteflika, énonce que : «La liberté d’investissement et de commerce est reconnue. Elle s’exerce dans le cadre de la loi. L’Etat œuvre à améliorer le climat des affaires. Il encourage, sans discrimination, l’épanouissement des entreprises au service du développement économique national. La loi interdit le monopole et la concurrence déloyale». L’Etat régule le marché. La loi protège les droits des consommateurs».

La liberté d’entreprendre, c’est l’euphémisme qui adoucit la rapine capitaliste : la liberté du renard dans le poulailler. En aucun cas un Etat qui inscrit cette devise dans son fronton ne peut être un Etat social. Aucun intérêt collectif, celui de la Nation compris, ne peut plus être opposé à ce principe du droit, qui plus est énoncé sous la forme idéologique et philosophique directe qui a légitimé la primauté de la propriété et l’intérêt individuels sur les intérêts et besoins collectifs. La traduction de ce choix pour le capitalisme dans la constitution et dans cette forme idéologique nous prévient qu’il est irréversible. Cette brutalité idéologique devient carrément politique quand le texte assure une garantie par l’Etat du «climat des affaires».

Le bon «climat des affaires» est une exigence politique du FMI, de la Banque Mondiale, des multinationales et des « investisseurs pour que les Etats assouplissent, modifient ou ajustent leurs lois et règlementations aux besoins des acteurs mondiaux du commerce et de l’industrie. Ce n’est plus le droit pérenne qui encadre les entreprises mais les entrepreneurs qui dictent aux administrations les arrangements nécessaires. Affirmer dans la même formulation que ce privilège est accordé «sans discrimination» revient à l’accorder à toute entreprise étrangère aussi. Cette redondance est une garantie donnée aux institutions financières internationales que notre pays se «normalise», devient conformes aux standards et aux normes.

Il se trouve que cette formulation ne renvoie pas au capitalisme en général, comme procès de production et d’échange ou comme phénomène historique, mais à une phase particulière du capitalisme, et la pire de toutes : le néolibéralisme. Même dans le système capitaliste développé, le néolibéralisme est objet de critiques comme phase du capitalisme entrée en crise. Quant au supposé garde-fou que représente la formule «au service du développement économique national», l’on peut se demander quand sera évaluée la réalisation de cette condition : après le pillage des ressources, le rapatriement de dividendes plusieurs fois supérieures à «l’investissement» de départ, l’assèchement des nappes phréatiques, etc ?

Et comment résilier alors les arrangements pris ? Sous quel arbitrage ? Auront-nous gain de cause comme l’Australie, qui ne s’en est sortie qu’in extremis[2] ? La constitution Laraba est celle de l’ambition des oligarchies de sortir de leur réalité de gangs sous la gouvernance du président Bouteflika et de devenir une classe sociale au sens moderne du terme. Cela veut dire que chaque fortune constituée, chaque groupe d’oligarques admettent qu’il doivent se penser comme classe dont l’intérêt commun est supérieur à l’intérêt de chacun de ses membres et la somme de leurs intérêts réunis. Cela est la grande leçon des procès actuels et du séisme de la mobilisation populaire de février à mai 2019 qui a failli emporter et les oligarques qui avaient accaparé les appareils d’Etat et les commis complices et corrompus de cet Etat.

Ce capitalisme assisté, capitalisme de la mamelle, s’est enrichi par la monopolisation des ressources de l’Etat. Cet article 43 promet que l’Etat annulera tout monopole, entendez tout monopole sur le commerce et l’industrie, règle actuelle pour beaucoup de produits importés. Mais il faut entendre surtout tout monopole sur les ressources de l’Etat. Pour que ce projet de capitalisme «civilisé» soit possible, cette ambition de classe projetée par la Constitution Laraba doit faire admettre que les intérêts particuliers de cette classe sont les intérêts de toute la société. Ces groupes oligarchiques viennent de perdre toute chance de se constituer comme classe. Devenir une classe est un long processus par lequel une classe se pense par elle-même sur la base de son expérience historique concrète et réelle.

Or, dans cette constitution, c’est une pensée standard, une pensée «clés en main» dont la fonction politique réelle est de normaliser notre Etat dans le cadre de sa réintégration depuis l’Infitah de Chadli, dans l’économie de marché mondialisée. Aucune Nation, ni aucune classe dominante ne peut se réaliser par l’emprunt des idées, le mimétisme n’est pas une quête de soi mais un anéantissement de soi. Pour les Etats nationaux c’est encore pire : ils ne peuvent être sur le plan international qu’en représentant la volonté d’une nation, pas en exécutant la volonté des autres. La constitutionnalisation et l’institutionnalisation de la notion de société civile est une autre importation d’une notion idéologique. La société civile telle que définie par Hegel est le système des besoins et de l’arbitraire, le champ dans lequel se contractent les relations entre individus selon les règles du marché.

Concrètement c’est l’espace qui échappe à une législation d’Etat, celui dans lequel le travailleur, censé être un homme libre, vend sa force de travail au capitaliste, selon les conditions aléatoires et changeantes du marché du travail. Cette notion a été reprise dans ce sens très exactement, celui d’un espace de liberté qui soustrait au contrôle de l’Etat les rapports économiques et sociaux, l’Etat ne garantissant que les droits politiques du vote et de la représentation. La notion de société civile inclut celle des ONG mais exclut l’idée que les travailleurs puissent intervenir en tant que catégorie sociale unie par les intérêts communs de ses membres.

Cette institutionnalisation de la Société Civile va déclasser la représentation des différentes catégories sociales via des organisations syndicales et politiques, reflet des besoins et revendications sociales, et les remplacer par des ONG qui envahiront les champs médiatiques et idéologiques au nom des «valeurs» auxquelles chacun devra se plier. Société civile et ONG sont un des coups les plus durs jamais portés aux peuples du monde entier et l’appareillage par excellence de la propagande du néolibéralisme. Ces ONG n’ont pas seulement vocation à se soustraire au contrôle de l’Etat, mais à le concurrencer jusque dans ses fonctions régaliennes, minant ainsi progressivement sa raison d’être. La Constitution de Laraba n’est finalement que la mise de notre pays aux normes de la pensée impériale actuellement dominante. Ces deux vidéos réalisées en septembre 2019 se voulaient une contribution au débat philosophique. Elles ne sont donc pas une critique de la Constitution Laraba. Elles peuvent cependant être utiles pour une réflexion sur nous-mêmes et sur notre histoire.

(A suivre) Mohamed Bouhamidi