La poésie arabe, entre tradition et créativité

Littérature

La thèse défendue par les réflexions provisoires qui vont suivre est que la colonisation occidentale a opéré une réelle rupture dans la dialectique nouveau/ancien dans la poésie arabe. Son influence sur la philosophie contemporaine n’est désormais plus un secret pour personne. Y compris en théologie. Mais, à partir de là, prouver l’extension de cette influence jusqu’au champ de la poésie arabe – ce qui constitue au fond et spécifiquement l’âme de cette civilisation – est en soi un défi que je propose de relever ici dans une perspective critique, et qui ne se limite donc pas à une simple description chronologique.

J’ai constaté en effet lors de mes recherches que la question du nouveau et de l’ancien ou celle du renouveau dans la poésie arabe n’est pas nouvelle, elle est quasiment aussi ancienne que la poésie elle-même. Mais à partir de la fin du XIX et surtout à partir du début du XXeme siècle, avec la présence hégémonique occidentale dans les pays arabes, la question du nouveau et de l’ancien dans la poésie arabe, et plus généralement la littérature, a pris une tout autre tournure. C’est cette rupture que j’aimerais mettre en évidence. Si les termes de « nouveau » et d’ »ancien » y figurent encore aujourd’hui, ils n’ont plus la même signification et ne désignent plus la même problématique qui a longtemps préoccupé les critiques littéraires; sans oublier les nouvelles expressions qui sont venues alimenter cette question épineuse, comme l’ »authenticité », la « contemporanéité » et la « modernité », donnant au débat une nouvelle dimension. Dans quelle mesure la question du renouveau dans la poésie arabe a connu à partir du début du XXeme siècle une transformation radicale par rapport à celle qui prévalait durant la période Jahiliyya jusqu’aux Abbassides? Au commencement la poésie arabe était chantée et accompagnée parfois d’instruments musicaux comme la cymbale. Le propre de cette poésie, comme beaucoup d’autres, est sa musicalité spécifique, et on ne peut concevoir la versification arabe sans rythmique et sans musicalité. Cette musicalité est à la fois interne et externe dans le poème. Interne à travers le rythme dégagé par l’agencement des sons et partitions.
Et externe par le respect d’une métrique technique et codifiée. Tous les vers du poème se terminent par une seule rime. C’est à Al-Khalîl Al-Farâhidî (m. 170h) que l’on doit la codification de la métrique arabe, à travers 15 mètres identifiés par son esprit algorithmique (un 16ème sera ajouté par son élève). Ces mètres ont été identifiés de manière inductive, c’est-à-dire à partir du patrimoine poétique qui se transmettait de génération en génération. C’est grâce à l’apprentissage et la lecture répétitive des poèmes que ces mètres ont été identifiés a posteriori par Al-Farâhidî. Avant lui, les poètes composaient sans l’aide de cette grille, mais quand on lit leurs poèmes, ces mètres sont aisément identifiables. C’est un peu comme les fondements du droit musulman chez les hanafites par exemple, ils ont été élaborés à partir des jugements juridiques émis par les savants et des mises en situation concrètes. Par exemple, les mètres d’Al-Khalîl sont présents dans la poésie Jahiliyya, que ce soit ar-Rajaz, ar-Ramal, al-hazaj, al-kâmil, at-Tawîl, al-madîd, al-mutaqârib, al-bassît, al-wâfir, al-khafîf, al-munsarih, as-Sarî’, etc. Ainsi, la Mu’allaqa de Imrû’ Al-Qays est composée selon le mètre de at-Tawîl, celle de ’Antara selon al-kâmil, celles de Al-A’châ et An-Nâbigha selon Al-bassît, etc. Cette métrique est encore respectée et utilisée aujourd’hui par de nombreux poètes qui ont fait preuve d’une grande originalité, et la musicalité qui s’en dégage inspire aussi les chanteurs, songeons par exemple à Ommou Kalthoum quand elle chanta ce fameux poème de Abou Al-Firâss Al-Hamadânî (m. 357h) selon le mètre du tawîl. En bref, ce que je veux dire par là, est que le respect et l’utilisation de la métrique arabe de la jahiliyya jusqu’à nos jours n’a jamais constitué un frein à la richesse de cette poésie.
Quant au contenu des poèmes, bien que la critique littéraire était d’un niveau élémentaire à l’époque de la Jahiliyya, du fait sans doute de l’absence d’écrits en la matière, il n’en reste pas moins que la critique au sens de distinction des styles et appréciation des goûts poétiques était en vigueur à cette époque. Les poètes respectaient en effet des règles précises et communes, comme la composition du poème. Si l’on s’en tient aux Mu’allaqât, elles se composent de la nostalgie de la bien-aimée devant les restes de sa demeure après son départ, la description de la monture du poète et de la nature, de ses actes héroïques, la noblesse de son caractère, et sagesse. À quelques exceptions près, les 10 poètes des Mu’allaqat respectaient plus ou moins bien ces règles, s’inscrivant dans une certaine tradition poétique. Pour autant, ce respect de la tradition n’annihilait pas leur singularité, leur individualité et leur créativité en matière de style et d’imagination. Les critiques distinguent nettement ces 10 poètes par des qualités singulières relatives au style et au contenu. Mais cette différence ou les spécificités respectives de ces poètes n’étaient pas synonyme d’absence de règles ou tradition poétique. Prenons l’exemple du plus célèbre poète de cette période, Imru’ al-Qays qui évoque dans un poème son imitation de Ibn Khidâm, à savoir l’habitude de pleurer sa bien-aimée devant les vestiges de sa demeure, chose qui n’a en rien diminué de sa grande notoriété. Le deuxième exemple qui me vient à l’esprit est le poète ‘Antara Ibn Shaddad qui commence quant à lui sa Mu’allaqa en se demandant si les poètes avant lui ont laissé quelque chose à dire de nouveau sans qu’ils l’aient déjà traitée, montrant par là son désarroi face à la difficulté d’exprimer ses sentiments et pensées tout en se démarquant de ses prédécesseurs. Ainsi, la question du respect de la tradition et le souci de créativité n’étaient pas réellement absents de la poésie Jahiliyya. Bien au contraire.
Surtout, l’inscription dans la tradition et la créativité n’étaient pas deux choses opposées ! Ensuite, avec l’arrivée de la Révélation, l’islam a naturellement blâmé les poètes polythéistes, et a toléré la poésie qui ne porte pas atteinte à la dignité humaine. L’exemple le plus connu est celui du compagnon et poète Hassan Ibn Thâbit encouragé par le prophète (ç). Le Coran, par sa morale et sa terminologie propre, a influencé la poésie, aussi bien dans son contenu intellectuel que dans son vocabulaire plus clair, plus éloquent et facile d’accès, mais sans toucher à sa structure globale et sa musicalité. Ainsi, le Coran a naturellement influencé le contenu de la poésie, aussi bien dans l’usage de nouveaux termes religieux que dans le genre poétique, comme la satire, l’éloge, les condoléances, la poésie amoureuse, la description de la nature, etc. Je rejoins Chawqî Deif quand il affirme preuves à l’appui que contrairement à ce qu’écrivait Ibn Khaldoun, la poésie arabe n’a pas reculé avec l’arrivée de l’islam, cette production foisonnante et variée dans la période dite islamique en témoigne. Durant l’ère Omayyade, la poésie connaîtra des nouveautés qui méritent d’être évoquées ici. De façon sommaire, citons le cas du poète Omar Ibn Abî Riabî’a dont le nom est devenu synonyme de Ghazal, c’est à dire le poème d’amour. Ses poèmes relatent notamment l’amour que les femmes éprouvent pour lui, et pas uniquement l’inverse, un procédé tout à fait nouveau par rapport aux poèmes de la Jahiliyya.
Les trois poètes Al-Farazdaq, Jarîr et Al-Akhtal ont inventé un nouveau procédé de Hijâa, c’est à dire le genre de la satire ou du pamphlet s’adressant à des individus ou tribus en particulier. Le Hijâa a certes existé pendant la Jahiliyya, mais entre ces poètes, apparaît pour la première fois la compétition directe (An-Naqâidh) dans le genre de la satire, la régle étant de répondre aux attaques satiriques par le même mètre, rythme et rime que son adversaire, ce qui n’existait pas avant cette époque. Enfin, c’est aussi durant cette époque qu’apparaît le début de la poésie didactique qui sera abondamment utilisée en théologie et grammaire arabe, c’est le cas par exemple du linguiste Ro’ba Ibn Al-‘Ajjâj qui a vécu une partie de l’ère Omayyade. Donc nous voyons bien que la poésie arabe a connu des évolutions notables, mais sans pour autant toucher à la structure globale du poème qui se transmet de génération en génération. Ces transformations vont perdurer de façon encore plus significative durant l’ère Abbasside tout en préservant encore une fois l’architecture de la poésie arabe, sa métrique, sa forme et sa musicalité. Toutefois, la réelle nouveauté durant les Abbassides portera sur l’essor de la publication de la critique littéraire, plus particulièrement en poésie, avec l’apparition franche et théorique de la question du « nouveau » et de « l’ancien » en poésie. Ce que je développe dans la section qui suit.

1/ La question du « nouveau » et de « l’ancien » dans la poésie arabe à l’époque « classique »
Il est impossible d’être exhaustif dans cette section, il faudrait à vrai dire plus d’un ouvrage pour l’être, tant les exemples abondent. Mais permettez moi de citer trois ouvrages pour illustrer mon propos: Mohammed Ibn Sallam Al-Jumahî (m. 232h) est l’un des premiers critiques littéraires de la poésie arabe. Il est l’auteur de « Tabaqât Fuhûl Ashu’arâ » dans lequel il classe 40 poètes notoires de la Jahiliyya et de la période islamique dans une perspective historique, géographique, et parfois selon la quantité de poèmes produits, le genre littéraire et le raffinement de leur poésie. Pour ne pas m’éloigner de ma problématique, par exemple, Imru’ Al-Qays y est classé en tête du peloton car il a fait preuve de créativité et les arabes l’ont suivi dans cette voie, comme pleurer sa douce-aimée en présence de compagnons, le raffinement de l’expression de sa nostalgie, ses métaphores et comparaisons sont jugées excellentes à ses yeux. Plus généralement, le facteur historique est omniprésent dans les autres critères de classement des poètes. Ainsi, dans son classement géographique, il classe Médine en tête de liste bien avant la Mecque, Tâèf et autres contrées géographiques car, selon lui, cette ville a connu plus de guerres, d’où le développement particulier de la poésie à Médine. Donc le facteur de créativité, autrement dit la distinction ancien/nouveau, ainsi que le critère historique participaient de la distinction et de la hiérarchisation des poètes et de la poésie en tant qu’art, et ce dès l’aube de la critique littéraire arabe! Pourtant, il est considéré comme « conservateur» par certains historiens, car il n’a pas abordé les grands poètes contemporains novateurs, et s’est limité aux « anciens ».
(A suivre)
Jaroui Mouhib