«Les capitalistes ont besoin des travailleurs mais pas le contraire»

Bernard Friot :

Bernard Friot est un sociologue et économiste français né le 16 juin 1946 à Neufchâteau (Vosges), professeur émérite à l’université Paris-Nanterre (Paris X). Il théorise la notion de «salaire à vie» avec l’association d’éducation populaire Réseau Salariat.

Bernard Friot commence sa carrière universitaire en 1971 à l’IUT de l’université de Lorraine, en tant qu’assistant puis maître de conférences en économie. Sa thèse doctorale d’économie, soutenue en 1993, porte sur la construction de la Sécurité sociale en France de 1920 à 1980. Il y insiste sur « le caractère anticapitaliste des institutions de socialisation du salaire », contrairement à l’interprétation de 1945 qui fait de « la Sécurité sociale un élément nécessaire à la période fordiste du capitalisme ». Il se tourne vers la sociologie à la fin des années 1990, quittant une discipline qu’il juge « verrouillée par les collègues orthodoxes ». En 2000, il passe une habilitation à diriger des recherches (HDR) en sociologie du travail. L’année suivante, il est élu professeur des universités à Paris-Nanterre, où il fonde l’Institut européen du salariat (IES). Mohsen Abdelmoumen l’a entretenu sur les affres du capitalisme.

Mohsen Abdelmoumen : Comment expliquez-vous qu’une minorité de 1% contrôle la totalité des richesses mondiales ? D’après vous, comment combattre cette oligarchie qui gouverne le monde ?
Bernard Friot : Le fondement de la puissance économique est l’exploitation du travail d’autrui. Le pouvoir sur l’argent n’a sa source que dans le pouvoir sur le travail. Je n’utilise pas la problématique des 99% face au 1% ou du peuple face à l’oligarchie, mais celle des travailleurs face à la bourgeoisie capitaliste qui dirige le travail. C’est la conquête de la souveraineté sur le travail par les seuls travailleurs qui permettra d’en finir avec les insolentes accumulations de richesse dans quelques mains. Cela suppose que les travailleurs ne forgent plus leurs chaînes en acceptant de confier la direction du travail à la bourgeoisie.
Tant que les travailleurs ne se passeront pas du capital pour produire, tant qu’ils ne définiront pas eux-mêmes ce qu’ils produisent et comment, tant qu’ils feront appel au crédit pour financer l’investissement, tant qu’ils ne seront pas propriétaires des instruments de production, tant qu’ils confieront leur destin de travailleur au marché du travail ou à celui des biens et services, les inégalités se creuseront, et d’autant plus vite avec la globalisation financière du capital. On ne lutte pas contre les inégalités par une redistribution fiscale qui prend sur les riches. C’est confondre symptôme et diagnostic. On lutte contre les inégalités en s’emparant du pouvoir sur le travail. Au quotidien dans les entreprises, et dans toutes les institutions de socialisation de la valeur qui financent les salaires et l’investissement.

Parmi vos livres, tous très intéressants, on trouve « L’enjeu du salaire ». Vous y évoquez la souveraineté populaire. Vous avez écrit aussi « Puissances du salariat ». Le salariat est central dans vos travaux, la bataille du salariat est l’une des étapes majeures de l’émancipation de la classe ouvrière ? Comment, d’après vous, sortir du chantage à l’emploi et du chantage à la dette ?
Effectivement, mes travaux prennent au sérieux la capacité qu’ont les travailleurs de construire, par le salaire, un mode communiste de production, si par communisme on entend le mouvement réel de sortie du capitalisme dans la lutte de classes. Le capitalisme n’est pas un « Système » générant des victimes, c’est un mode de production contradictoire dans lequel une classe révolutionnaire est en cours de constitution – avec évidemment des avancées et des reculs, car la révolution est un mouvement séculaire, comme celui que nos pays ont déjà connu, du 14ème au 18ème siècles, avec la construction de la bourgeoisie face à l’aristocratie. Tous les pays capitalistes sont engagés dans une lutte de classes qui institue les prémices du communisme. Le communisme n’est pas un projet ou un idéal, c’est un fait d’observation dans toutes les sociétés où le capitalisme est implanté, et qui ne s’institue pas de la même façon d’un pays à l’autre, selon son histoire sociale. En France, mais aussi dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique ou l’Italie, l’institution du salaire au 20ème siècle a été décisive.
Il faut entendre par là deux conquêtes de la classe ouvrière (qu’il me semble plus pertinent de désigner aujourd’hui, à cause même de ses victoires en matière de salaire, comme le salariat) : le salaire à la qualification personnelle et la socialisation du salaire. C’est par ces deux conquêtes que nous avons commencé de sortir des deux chantages, à l’emploi et à la dette, par lesquels la bourgeoisie capitaliste nous tient sous sa dépendance. Le salaire à la qualification personnelle détache la rémunération de l’emploi pour l’attacher à la personne, qui est ainsi libérée de l’obligation d’être performante sur deux marchés qu’elle ne maîtrise pas : le marché de l’emploi, pour les employés, et celui des biens et services, pour les indépendants. La socialisation du salaire est nécessaire pour opérer cette déconnexion entre salaire et emploi : ce n’est plus chaque employeur qui paye ses salariés (ou chaque travailleur indépendant qui se paye sur son bénéfice). Les entreprises, y compris les entreprises individuelles, cotisent à une caisse des salaires et c’est cette caisse qui garantit le salaire de chacun selon sa qualification, sans période « d’insertion », de « chômage » ou de « retraite » pendant lesquelles on est réputé « non travailleur».
La socialisation du salaire a un second effet, qui porte sur le financement de l’investissement et donc sur la propriété de l’outil de travail, et c’est là que nous sortons du second chantage. La bourgeoisie capitaliste finance l’investissement en prêtant la valeur qu’elle a ponctionnée, ou va ponctionner, sur le travail d’autrui : les travailleurs travaillent pour rembourser la dette qu’ils ont contractée auprès de parasites alors que ce sont eux, et eux seuls, qui produisent la valeur nécessaire au financement de l’outil ! En finançant l’investissement hospitalier par subvention de la caisse d’assurance-maladie grâce à la socialisation du salaire, les travailleurs ont fait la preuve qu’on peut sortir du cycle infernal profit-crédit et le remplacer par le cycle cotisation-subvention qui permet de libérer la propriété de l’outil des griffes du capital.

Dans votre livre « Émanciper le travail », vous faites le constat pertinent selon lequel le modèle capitaliste du travail nous conduit à notre perte. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Pourquoi, selon vous, les gouvernements européens veulent-ils « réformer » ou plus exactement casser le droit du travail ? Nous avons tellement été séduits par l’abondance des marchandises capitalistes, qui nous a sortis de la pauvreté et qui aujourd’hui tente de nous fasciner avec la petite musique de l’humanité augmentée, que nous ne faisons que commencer à prendre la mesure de la folie anthropologique et écologique que cette dynamique représente. La valorisation du capital est indifférente à l’utilité sociale de ce qui est produit et repose sur l’élimination relative du travail vivant. Or, l’utilité sociale et le travail vivant sont au cœur d’une production qui ait sens, et ces deux dimensions sont constitutives du communisme parce qu’elles sont au cœur de la maîtrise par les humains de leur vie commune au sein du vivant et de la nature (qui certes ne sont pas un donné qui s’imposerait à nous comme une divinité, mais qui ont une existence propre dont nous dépendons et qu’il faut respecter dans le procès d’humanisation).
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen