Le maître à penser du jazz

Portrait de Duke Ellington

Duke Ellington (1899-1974) est l’une des grandes figures qui ont donné naissance au jazz. Quand Armstrong lui insufflait la vie, Ellington lui dispensait l’éducation nécessaire pour en faire une des plus grandes musiques du XXe siècle. Edward Kennedy junior Ellington, dit «Duke», est né le 29 avril 1899 à Washington au sein d’une famille de la petite bourgeoisie noire. Les leçons de piano classique qu’il prend depuis l’âge de 7 ans ne le passionnent pas vraiment, il s’intéresse surtout au base-ball et à la peinture. Ce n’est qu’en 1916, trois mois avant d’obtenir son diplôme d’art graphique qu’il prend conscience de son amour pour la musique et abandonne ses études pour s’y consacrer entièrement.
A l’aide de quelques amis, il forme son premier groupe, The Duke’s Serenaders, et commence à donner des représentations. Les petits boulots qu’il mène en parallèle lui permettent de quitter la demeure familiale et, en 1918, il se marie avec Edna Thompson qui lui donnera un fils l’année suivante. En 1923, il part affronter la scène musicale new-yorkaise alors en pleine ébullition. Durant 4 ans, il aiguise ses notes dans les nombreux clubs de Harlem et réalise ses premiers enregistrements avec son nouveau groupe, les Washingtonians. Mais le Duke ne fait pas encore sensation et ses débuts sont laborieux.
Finalement, en 1927, la situation se débloque. Son groupe est engagé au Cotton Club, le club le plus côté de Harlem, et il rencontre Irving Mills, un manager qui lui obtiendra des contrats avec les plus grosses maisons de disque. Au cours des années 30, le Duke obtient une reconnaissance mondiale. C’est l’époque où il écrit ses plus belles compositions parmi lesquelles Mood indigo (1931), It dont mean a thing, if it ain’t got that swing (1931) (ce morceau popularisa le terme swing qui est aujourd’hui utilisé pour désigner le jazz des années 30), Solitude (1934), Caravan (1937) (morceau reconnu comme un des ancêtres du latin jazz et de la salsa). Duke Ellington s’affirme alors non pas en tant que pianiste mais comme chef d’orchestre, compositeur et arrangeur exceptionnel. Par la combinaison des timbres, le contrôle des dissonances, l’usage particulier des voix humaines, il parvient à tirer de son orchestre des sons d’une incroyable diversité : «Parfois, les sons se transforment en couleur. Et j’aime voir les longues flammes jaunes se tordre dans l’ombre vacillantes, se faire plus courtes et n’être plus bientôt qu’une vibrante lueur rouge». Autre particularité du Duke, sa manière de composer ses œuvres en fonction des interprètes qui auront à les jouer : «Le soliste est la seule personne à laquelle je pense quand je compose (…), il faut que l’arrangement colle parfaitement à l’individu auquel il est destiné. Agir autrement reviendrait à faire comme un tailleur qui couperait un complet pour quelqu’un qu’il n’a jamais vu» (in Jazz hot, mars 1963). Ainsi, Duke Ellington composera plus de 400 de thèmes dont certains deviendront de grands standards. On considère souvent qu’Armstrong, par son caractère instinctif et sa spontanéité, a donné vie au jazz, mais que c’est Ellington, par sa rigueur et son côté intellectuel, qui lui a donné sa forme. Avant lui, les musiciens improvisaient sur des thèmes populaires, il a fait du jazz une musique élaborée avec ses propres règles et références. Selon Miles Davis, «tous les musiciens de jazz devraient se réunir un certain jour de l’année et s’agenouiller ensemble pour rendre hommage à Duke».
A l’époque où il joue au Cotton club, il développe le style «jungle», qui se veut une référence à l’Afrique avec des titres comme Black beauty (1928) et Jungle Jamboree (1929). Ces morceaux servent souvent à accompagner des revues où les danseurs et danseuses noirs sont censés représenter des scènes du monde primitif qu’est l’Afrique (selon les préjugés de l’époque), devant un public exclusivement blanc en quête d’exotisme et de divertissement face à la morosité qui s’abat sur le pays avec la crise économique. Musicalement, le style «jungle» se caractérise surtout par l’usage fréquent de sourdines en caoutchouc sur trompettes et trombones créant un effet « wa wa».
En 1939, la rencontre avec le jeune pianiste Billy Strayhorn dit «See’Pea» marque un nouvel élan pour la musique du Duke qui le considère comme son alter ego. Des œuvres centrales voient le jour : Take the A train, Ko-Ko, Perdido… Après la fin de la Guerre, il est appelé à tourner partout où se trouve l’armée américaine pour soutenir le moral des troupes. C’est aussi l’époque où il commence à composer ses fameuses suit, comme Liberia suit (commandée par le gouvernement libérien). Ce sont des morceaux très longs de plusieurs dizaines de minutes qui rompent totalement avec le format traditionnel du jazz et où la recherche des textes est plus poussée. La Suit est à l’origine un format de la musique classique. Duke montre ainsi que ses ambitions dépassent le cadre du jazz établi.
Au début des années 50, le swing est délaissé par le public, des orchestres disparaissent comme celui du célèbre Count Basie. Le Duke tient bon mais traverse une période creuse : l’orchestre déplore la perte de plusieurs de ses stars telles que Cootie Williams (trompette) ou Jimmy Blanton (contrebasse) et les nouvelles compositions sont jugées très sévèrement par les critiques qui y voient la fin du génie d’Ellington. Il se tourne alors vers d’autres horizons, il enregistre en trio (piano réflexions 1953), à 4 mains… Période d’introspection ?
Néanmoins, le Duke impose rapidement un démenti à tous ceux qui prédisaient son déclin. En 1956, il remporte un immense succès au festival de Newport. Le groupe se consolide avec le retour d’anciennes pointures comme Cootie. De nouveaux morceaux font sensations et témoignent de la richesse inépuisée du compositeur tel l’adaptation du casse-noisette de Tchaïkovski (1960), Non violent intégration (1963). Il enregistre avec Louis Amstrong, Ella Fitzgerald…
A partir du milieu des années 1960, Duke se tourne résolument vers la religion, «J’aurais peur de me trouver dans une maison avec des gens qui ne croient pas en Dieu, j’aurais peur que la maison s’écroule». Il décide de dévouer son art à Dieu et se produit désormais dans les cathédrales, de New York à San Francisco en passant par l’église Saint Sulpice à Paris.»
En 1974, malgré une santé robuste, il meurt brutalement d’une pneumonie à New York. Son fils, Mercer (1919-1996), tente de reprendre le flambeau à la tête du groupe mais comme le remarque Dizzie Gillespie, «personne ne peut reprendre le flambeau parce que personne ne sait comment il procédait».

Un dandy chez les jazzmen
Issue d’une famille relativement aisée, Duke Ellington reçut une éducation raffinée, faite de bonnes manières et de culture artistique. C’est d’ailleurs en raison de ses attitudes distinguées et aristocratiques, qui deviendront célèbres en même temps que lui, qu’à l’école il se fait surnommer « Duke ». Son élégance tapageuse, son goût pour les grandes réceptions, pour les milieux réservés font de lui un véritable dandy qui ne dénigra pas les invitations officielles à la Maison-Blanche ou à Buckingham palace. Il composa d’ailleurs The Queen Suite en l’honneur de la reine Elizabeth II.
Duke Ellington était un intellectuel, il méditait, réfléchissait sur ses œuvres. Ce caractère, façonné par son éducation bourgeoise et sa formation classique, convenait à la composition et à l’arrangement mais peu à l’improvisation qui exige instinct et spontanéité. Il fut un compositeur génial mais jamais un grand soliste à la manière de Fat’s Wallers.

L’histoire afro-américaine racontée par un saxo
Habitué de la haute société et jouant la plupart du temps dans des endroits interdits aux noirs, Duke Ellington s’investi néanmoins pour la cause de son peuple à travers sa musique. Il souhaitait d’ailleurs rebaptiser le jazz «negro music». Au début des années 30, il envisageait de composer une oeuvre qui retracerait l’histoire des Afro-américains selon une version différente de celle établie. Le projet se concrétise finalement en 1943, avec Black, Brown and Beige, une suite de 45 minutes. Le morceau est constitué de 3 mouvements correspondants aux trois termes du titre : Black, Brown, Beige. L’histoire afro-américaine y est abordée d’une manière toute à fait originale puisque ce sont les solistes qui ont la charge de la raconter ! Ainsi, dans le mouvement «Brown», Ben Webster retrace l’histoire des luttes des Afro-américains contre l’esclavage jusqu’à l’émancipation puis aux lois Jim Crow…avec saxophone !
Bibliographie : Duke’s place,
Ellington et ses imaginaires, de Alain Pailler, ed. Acte Sud, 2002.
L’Odyssée du jazz, Noël Balen,
Ed. Liana Levi, 2003
W. M.